La formation d’une technocratie

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°587 Septembre 2003Par : Bruno BELHOSTERédacteur : Maurice BERNARD (48), Directeur de l’Enseignement et de la Recherche de l’École polytechnique de 1983 à 1990

Par­mi les nom­breuses insti­tu­tions léguées à la France par la Con­ven­tion, l’École poly­tech­nique est l’une des plus célèbres et des plus con­nues. L’École cen­trale des travaux publics, fondée par la loi du 21 ven­tôse de l’an II (11 mars 1794), dev­enue l’année suiv­ante l’École poly­tech­nique, présente une longue his­toire, objet de nom­breux travaux. Cer­tains ouvrages relèvent de l’histoire insti­tu­tion­nelle, tels que le Four­cy1 et le Pinet2 (tous deux bib­lio­thé­caires à l’École), ou plus près de nous le Cal­lot3.

L’originalité de cette école, fille des Lumières et du Comité de salut pub­lic, ajoutée à l’importance qu’elle a prise dans la société française, a attiré l’attention des his­to­riens français et étrangers. Les travaux his­toriques spé­cial­isés qui en ont résulté débor­dent du cadre de l’institution et ressor­tis­sent à l’histoire sociale et politique.

L’ouvrage que Bruno Bel­hoste vient de pub­li­er chez Belin était très atten­du. Les spé­cial­istes étaient impa­tients de voir paraître le résul­tat d’une oeu­vre amor­cée depuis longtemps par celui qui est, aujourd’hui, le meilleur con­nais­seur de l’histoire de l’École. Le livre touchera aus­si un pub­lic beau­coup plus large, celui qui s’intéresse non seule­ment à l’École poly­tech­nique mais aus­si à la méri­to­cratie nationale et à la con­struc­tion au XIXe siè­cle de la société française.

L’auteur4 soulève le statut de l’histoire insti­tu­tion­nelle dev­enue aujourd’hui le par­ent pau­vre d’une his­toire sociale, tout entière fascinée par les enjeux de pou­voir et le jeu des représen­ta­tions. L’histoire de l’École poly­tech­nique per­met à Bruno Bel­hoste de mon­tr­er que l’histoire d’une insti­tu­tion, aus­si impor­tante que l’X en France au XIXe siè­cle, peut être étudiée tout en restant fidèle aux par­a­digmes actuels de l’histoire sociale.

Son réc­it, certes, ne laisse place ni à la galerie de por­traits, ni à la prosopopée. Qu’au fil du temps de nom­breux X aient fait preuve de tal­ents et de réus­site dans les sci­ences, les tech­niques, l’industrie, même par­fois dans des domaines inat­ten­dus, n’est pas le sujet : le fait est bien con­nu. D’ailleurs faut-il s’en éton­ner, vu la rigueur de la sélec­tion et le niveau de la for­ma­tion ? Le fond du prob­lème est de “ com­pren­dre ” l’institution, ses pra­tiques, la repro­duc­tion des élites qu’elle induit, son réseau d’influences, son pou­voir, sa force sym­bol­ique. L’auteur pour­tant s’interroge :

Le par­ti adop­té dans ce livre pour­ra appa­raître dés­espérant à cer­tains. Où sont la lib­erté indi­vidu­elle, l’invention et l’histoire ? Le pou­voir des organ­i­sa­tions serait-il illim­ité, voire total­i­taire ? Sans doute, l’histoire insti­tu­tion­nelle peut don­ner l’illusion d’un Léviathan. Je préfère, pour ma part, envis­ager les organ­i­sa­tions comme d’admirables inven­tions humaines, col­lec­tives et his­toriques : de puis­sants out­ils visant à réduire le désor­dre du monde…5

À juste titre, le livre aban­donne le fil chronologique au prof­it d’un découpage thé­ma­tique : les insti­tu­tions, les savoirs, les élèves.

La pre­mière par­tie décrit les Insti­tu­tions, c’est-à-dire la mise en place et la con­sol­i­da­tion d’un sys­tème orig­i­nal, sans équiv­a­lent à l’étranger, qui hésite au début entre for­mer des savants ou des ingénieurs, mais ali­mente sans défail­lance les corps de l’État et noue ain­si avec le pou­voir poli­tique un pacte indis­sol­u­ble jusqu’à aujourd’hui.

La deux­ième par­tie traite des Savoirs : l’hégémonie inces­sante des math­é­ma­tiques mar­que durable­ment la sélec­tion à tra­vers un con­cours d’entrée typ­ique­ment français, sans être con­tra­dic­toire avec deux car­ac­téris­tiques essen­tielles de l’École : un goût pronon­cé pour l’excellence, une pluridis­ci­pli­nar­ité traditionnelle.

La troisième par­tie, con­sacrée aux Élèves, mon­tre com­ment s’est con­stru­ite une méri­to­cratie orig­i­nale qui per­dure aujourd’hui avec cer­tains traits surannés.

Le style est clair et pré­cis et le livre, au con­tenu riche et dense, se lit avec plaisir. Le tra­vail accom­pli est impres­sion­nant. La matière traitée est réper­toriée, analysée, dis­séquée, à la lumière de la fréquen­ta­tion d’une somme impres­sion­nante d’archives et d’une éru­di­tion sans faille. On voit, de 1794 à 1870, l’École pren­dre sa place, la pre­mière, dans l’appareil d’État. Elle brille d’abord d’un éclat très vif dans le domaine des sci­ences avant de devenir, avant tout, le creuset où se for­ment les élites civiles et mil­i­taires de l’État. Pour la société française, elle devient le mod­èle emblé­ma­tique de la réus­site sociale. Elle est par­fois pour les class­es mod­estes un ascenseur social effi­cace, mais elle est surtout, pour les class­es moyennes et supérieures, un mécan­isme de repro­duc­tion idéal.

Pour car­ac­téris­er ce “ sys­tème” Bruno Bel­hoste intro­duit, non sans hési­ta­tions6, le terme de tech­nocratie. Cer­tains ver­ront là un terme à la con­no­ta­tion péjo­ra­tive, mais surtout dont la sig­ni­fi­ca­tion actuelle ne recou­vre pas très fidèle­ment les phénomènes décrits. Per­son­nelle­ment méri­to­cratie aurait eu ma préférence mais recon­nais­sons qu’aucun terme n’était réelle­ment sat­is­faisant et que l’X se doit de garder un car­ac­tère indéfinissable !

Beau­coup d’Anciens et nom­bre de leurs amis éprou­veront un grand plaisir à suiv­re les développe­ments d’un livre qui est aus­si un remar­quable ouvrage d’histoire de la France du XIXe siè­cle. À mes yeux (mais peut-être est-ce là un point de vue par­ti­c­uli­er hérité de mon par­cours per­son­nel ?) le livre de Bruno Bel­hoste a en out­re l’immense mérite de nous faire réfléchir à l’avenir de l’École et plus générale­ment à nom­bre de sin­gu­lar­ités de la société française. Bruno Bel­hoste nous avait prévenus, dès l’introduction :

Le sujet prin­ci­pal de ce livre est l’histoire de l’École poly­tech­nique au XIXe siè­cle. On a déjà beau­coup écrit sur cette insti­tu­tion d’enseignement, dev­enue un véri­ta­ble mythe nation­al… Bref, quel nou­veau regard jus­ti­fie un nou­veau livre ? Je répondrai d’abord par un con­stat bru­tal : l’École poly­tech­nique, aujourd’hui, n’a plus d’avenir. Trop petite, trop française, trop mil­i­taire. Son sys­tème de con­cours, son classe­ment, ses débouchés dans les corps, tout cela appar­tient de fac­to au passé et dis­paraî­tra tôt ou tard… Regard d’historien… Regard d’adieu pour une mise au tombeau.

La part de provo­ca­tion présente dans ces lignes est évi­dente, mais ne cache pas l’inquiétude réelle de l’auteur. C’est parce que l’historien mieux que quiconque saisit les enchaîne­ments que tisse sur la longue durée l’histoire sociale qu’il peut nous mon­tr­er les chemins insi­dieux de la déca­dence, nous encour­ager à les éviter et nous aider à réagir.

Ce cri final de Bruno Bel­hoste, qu’il a délibéré­ment placé à la pre­mière page de son intro­duc­tion, ne doit-il pas être com­pris avant tout comme la crainte que notre École, à l’instar du pays tout entier, ne soit atteinte d’une anémie d’autant plus per­ni­cieuse que dis­simulée der­rière des atours encore bril­lants ? Tous ceux que l’avenir de l’École et de l’élite méri­to­cra­tique de notre pays intéresse doivent lire l’ouvrage de Bruno Belhoste.

__________________________________
1. His­toire de l’École poly­tech­nique, par Ambroise FOURCY, Paris 1828, réédi­tion : Paris, Belin, 1987.
2. His­toire de l’École poly­tech­nique par Gas­ton PINET, Paris 1887.
3. His­toire de l’École poly­tech­nique par Jean-Pierre CALLOT, Paris 1982.
4. B. BELHOSTE, page 421.
5. Page 425.
6. Page 16.

Poster un commentaire