La fonction cachée de la monnaie face aux charges assises sur l’activité des entreprises

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°530 Décembre 1997Par : Maurice LAURÉ (36)Rédacteur : M. D. INDJOUDJIAN (41)

Nous avons pub­lié, dans la rubrique Livres de novem­bre 1997, une présen­ta­tion suc­cincte de cet ouvrage. L’importance de celui-ci nous amène à pub­li­er ci-dessous une recen­sion plus com­plète qu’a pré­parée notre cama­rade M. D. Indjoudjian.
Si la lec­ture du livre de M. Lau­ré sus­cite des obser­va­tions ou des ques­tions, la rédac­tion les com­mu­ni­quera à l’auteur et s’efforcera de pub­li­er ensuite ques­tions et répons­es simultanément.

1 – Après avoir pub­lié en 1993 son livre Sci­ence fis­cale (PUF) qu’économistes et hommes poli­tiques auraient intérêt à lire et relire, Mau­rice Lau­ré a mis trois ans à écrire avec soin le livre présen­té ici.

La taxe sur la valeur ajoutée (TVA) qu’il a conçue et a réus­si à faire adopter en France (loi du 10 avril 1954) – et qui depuis s’est dif­fusée très large­ment dans le monde – est encore, mal­gré son suc­cès, sou­vent mal com­prise : c’est un impôt général de con­som­ma­tion, mais non un impôt sur le béné­fice brut des entreprises.

Les car­ac­téris­tiques de la TVA sont fon­da­men­tale­ment liées à sa neu­tral­ité, c’est-à-dire au fait que cette taxe n’introduit pas dans les prix de revient des dis­tor­sions qui fausseraient la con­cur­rence et donc vicieraient la recherche de la meilleure effi­cac­ité des agents économiques.

2 – Ce nou­veau livre étudie en pro­fondeur les con­di­tions qui per­me­t­tent à la mon­naie de rem­plir, audelà de son rôle d’instrument de la flu­id­ité des échanges et de la con­fi­ance, une fonc­tion, que Mau­rice Lau­ré appelle cachée, et qui est d’information séquen­tielle sur l’efficacité plus ou moins grande de la production.

C’est pour faire saisir l’importance de cette fonc­tion cachée que l’auteur a voulu met­tre en lumière, avec une louable inten­tion nor­ma­tive, les con­di­tions aux­quelles doivent sat­is­faire les prélève­ments oblig­a­toires pour préserv­er dans son intégrité cette irrem­plaçable capac­ité d’information sur les efforts successifs.

Toute­fois, que l’on ne s’y trompe pas, l’auteur, s’il pos­tule que la fis­cal­ité doit être com­pat­i­ble avec un ren­de­ment opti­mal de l’initiative indi­vidu­elle dans une économie de marché, ne rejette en aucune manière les prérog­a­tives d’un État démoc­ra­tique con­cer­nant l’établissement et la mise en oeu­vre d’un pacte social (recherche de l’intérêt général, souci de solidarité).

Un pacte social con­cerne bien plus l’utilisation du pro­duit de l’impôt que la manière de répar­tir les prélève­ments oblig­a­toires. Quoi qu’il en soit, asseoir des prélève­ments dans des con­di­tions qui dis­tor­dent l’appréciation des efforts – et donc empêchent de les exercer avec la meilleure effi­cac­ité – est à l’évidence con­traire à l’intérêt général.

Com­ment, sans com­pli­ca­tions inutiles, appréci­er cor­recte­ment ces efforts ? Mau­rice Lau­ré répond : en con­sid­érant l’économie du pays comme une entre­prise inté­grée dont les entre­pris­es réelles seraient des ate­liers ; cha­cun d’eux, doté d’autonomie de ges­tion, n’étant respon­s­able que de son pro­pre prof­it et ne pou­vant donc, en cher­chant à min­imiser ses coûts, oeu­vr­er dans le sens de l’efficacité glob­ale que si les prélève­ments ne sup­pri­ment pas la pro­por­tion­nal­ité entre coûts et efforts.

Grâce à ce con­cept d’économie inté­grée, on voit que les efforts à pren­dre en compte sont – et sont seule­ment – le tra­vail fourni par les prestataires et l’épargne fournie par les indi­vidus (et non pas, du fait même de l’intégration, par les entre­pris­es financières).

Appa­raît alors de lui-même un fait majeur : chaque fois qu’une entre­prise verse un prélève­ment assis sur la pro­duc­tion en cours et que celui-ci n’est pas immé­di­ate­ment rem­boursé, elle fait néces­saire­ment appel à l’épargne, car il faut bien “ porter ” l’impôt jusqu’au moment où le pro­duit est acquis et payé par un con­som­ma­teur. Ce besoin sup­plé­men­taire de cap­i­tal, avec la rémunéra­tion qu’il entraîne, abaisse inéluctable­ment le niveau de sat­is­fac­tion retirée par les hommes de chaque unité d’efforts (de tra­vail ou d’épargne) et c’est ce que Mau­rice Lau­ré qual­i­fie de dérive cap­i­tal­iste.

Bref, l’impôt ne doit pas porter sur la pro­duc­tion, puisqu’il ne peut être payé que sur la consommation.

3 – L’auteur se livre à une étude syn­thé­tique, puis ana­ly­tique, de ce phénomène de dérive cap­i­tal­iste pour par­venir, selon les struc­tures d’assiette des prélève­ments, à une mesure objec­tive de son car­ac­tère plus ou moins fâcheux.

Il dis­tingue comme élé­ments d’assiette : T (rémunéra­tion du tra­vail), I (rémunéra­tion du cap­i­tal avant impôt), E (investisse­ment ; E comme équipement), A (amor­tisse­ment des équipements).

La struc­ture d’assiette ne provo­quant aucune dérive est celle de la TVA, à savoir la con­som­ma­tion T + A + I – E.

Les dérives provo­quées par les autres struc­tures d’assiette (dont celles de tax­es ayant été effec­tive­ment appliquées) sont étudiées.

4 – Les analy­ses de l’auteur aboutis­sent à des con­stats dont plusieurs ne lais­seront pas de sur­pren­dre. Par exemple :

a. Les déperdi­tions que sont l’abaissement de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail, l’érosion du niveau de vie et l’accroissement de la sol­lic­i­ta­tion cap­i­tal­iste à épargn­er s’aggravent d’autant plus que la struc­ture d’assiette s’écarte davan­tage de la struc­ture T + A + I – E qui est celle d’un impôt de consommation.

b. Les prélève­ments autres que les impôts sur le revenu et les droits indi­rects de con­som­ma­tion ne répon­dent pas véri­ta­ble­ment aux préoc­cu­pa­tions sociales ; or elles ne respectent pas la capac­ité d’information séquen­tielle de la mon­naie. C’est donc sans incon­vénient réel qu’une pri­or­ité devrait être don­née aux prélève­ments respec­tant cette capac­ité. c. Toute dérive cap­i­tal­iste aug­mente la part du revenu glob­al alloué au cap­i­tal par rap­port à celle allouée au travail.

5 – L’ouvrage met chemin faisant en évi­dence un cer­tain nom­bre d’anomalies regret­ta­bles, comme :

  • Les modal­ités d’application de la TVA européenne.
  • Le régime fis­cal de l’habitat en France, com­paré par exem­ple à celui du Royaume-Uni.
  • L’illusion con­sis­tant à pré­ten­dre aug­menter le vol­ume de l’emploi par une réduc­tion des coti­sa­tions patronales sur les salaires ; mais aller jusqu’au bout de l’analyse serait admet­tre – et qui y est prêt ? – qu’on ne peut à la fois pra­ti­quer une totale ouver­ture économique sur le monde et pra­ti­quer l’État-providence.
  • Enfin que l’appréciation même du poids des prélève­ments oblig­a­toires au moyen de l’indice habituel (et de pra­tique inter­na­tionale) est mau­vaise. Le bon sens et la rai­son con­duisent à une déf­i­ni­tion telle qu’au lieu du pour­cent­age de prélève­ments oblig­a­toires de quelque 45 % en 1997, on abouti­rait à quelque 66%!


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En refer­mant ce livre très riche, je n’ai pas la naïveté d’espérer que cer­tains défauts de la fis­cal­ité actuelle soient sup­primés, tous et du jour au lende­main ; mais je souhaite que les hommes poli­tiques, les hauts fonc­tion­naires, les écon­o­mistes chas­sent les idées reçues et fassent un plus grand effort d’analyse sere­ine, afin de faire, si peu que ce soit, évoluer dans le bon sens la sit­u­a­tion actuelle qui, selon les ter­mes mêmes de Mau­rice Lau­ré, “ cor­re­spond à une vaine mul­ti­pli­ca­tion des for­mal­ités et des charges, avec pour seul résul­tat de déformer la vérité des coûts et d’éroder le niveau de vie. ”

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