Internet : voie triomphale ou chemin en impasse ?

Dossier : InternetMagazine N°524 Avril 1997
Par Gérard THÉRY (52)

Quel chemin par­cou­ru depuis 1964, lorsque la Rand Cor­po­ra­tion, l’une des plus impor­tantes cel­lules de réflex­ion diplo­mati­co-sci­en­tifi­co-mil­i­taire qui fleuris­saient pen­dant la guerre froide, lance l’idée d’un réseau de com­mu­ni­ca­tion mil­i­taire sans tête, des­tiné à demeur­er opéra­tionnel même si des seg­ments entiers de réseau sont détruits. 

En 1969, l’Ad­vanced Research Project Agency, qui dépend du Pen­tagone, con­fie la réal­i­sa­tion d’un réseau expéri­men­tal à 4 uni­ver­sités. En 1971, 4 super­cal­cu­la­teurs sont inter­con­nec­tés en réseau : l’Arpanet est né. 

Mais le véri­ta­ble décol­lage de l’In­ter­net remonte au début des années 1980. Le pro­to­cole IP (Inter­net Pro­to­col), asso­cié au pro­to­cole TCP, né en 1974, per­met au réseau de fonc­tion­ner sur le mode de stan­dards ouverts. Nom­bre d’u­ni­ver­sités s’y rac­cor­dent. De 10 000 en 1987, le nom­bre de serveurs con­nec­tés passe à 300 000 en 1990 et à 1 mil­lion en 1992. C’est l’an­née suiv­ante que naît le logi­ciel Nav­i­ga­tor Mosa­ic, plus sou­vent appelé le Web (la Toile). Au même moment, Al Gore le vice-prési­dent des États-Unis lance le con­cept d’au­toroute de l’in­for­ma­tion.

Étrange coïn­ci­dence, l’In­ter­net est défi­ni l’an­née même où le Mini­tel con­naît en France un essor extra­or­di­naire, et rassem­ble sur son organ­i­sa­tion la plus for­mi­da­ble con­cen­tra­tion de ser­vices d’in­for­ma­tions, de trans­ac­tions grand pub­lic jamais con­nue dans le monde. 

1 — Internet caractéristiques du réseau

1.1. Des liaisons non identifiables

L’In­ter­net dérange pour plusieurs raisons prin­ci­pales. La pre­mière est qu’il n’est pas à pro­pre­ment par­ler du même type que les réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion tra­di­tion­nels. Ceux-ci, depuis le déploiement des réseaux du télé­graphe vers 1850, puis des réseaux de télé­phone vers 1870, sont de type à con­nex­ion c’est-à-dire qu’en­tre 2 cor­re­spon­dants (2 abon­nés, ou 1 abon­né et 1 serveur) une liai­son iden­ti­fi­able est affec­tée à la com­mu­ni­ca­tion, par la mise en oeu­vre de moyens de trans­mis­sion et de com­mu­ta­tion. L’abon­né deman­deur com­mande une liai­son qui est mise à sa dis­po­si­tion le temps qu’il désire, et est affec­tée à d’autres abon­nés dès qu’il rac­croche. Le Mini­tel fonc­tionne selon ce type. Si vous voulez réserv­er une place dans le TGV, ou con­sul­ter votre compte en banque, votre Mini­tel est mis en rela­tion avec le serveur de la SNCF, ou celui de votre banque, par une liai­son qui n’ap­par­tient qu’à vous, le temps que vous voulez, ce qui con­stitue une garantie de sécu­rité, de fia­bil­ité et même de qualité. 

Rien de com­mun dans le principe de fonc­tion­nement de l’In­ter­net, où vos mes­sages, ain­si que ceux qui vous parvi­en­nent du serveur, sont découpés en petits paque­ts, appelés “data­grammes”, qui peu­vent emprunter dif­férents chemins avant d’être regroupés, et remis en ordre à l’ar­rivée par les pro­to­coles du réseau. L’In­ter­net n’établit de con­nex­ion, et encore de manière spon­tanée, non ordon­nancée, que pour chaque data­gramme. Le Net est un sys­tème infor­ma­tique pur, un peu comme fonc­tionne un réseau d’en­tre­prise (un réseau local), trans­posé au plan mondial. 

1.2. Caractère mondialiste du réseau

C’est juste­ment cette organ­i­sa­tion de type mon­di­al, qui con­stitue la deux­ième dif­férence majeure avec les réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion clas­siques. L’In­ter­net s’of­fre d’emblée un statut de réseau mon­di­al, alors que les réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion (télex, télé­phone) ont com­mencé leur développe­ment sur un statut nation­al ou région­al, assor­ti de cette con­di­tion fon­da­men­tale, et tou­jours respec­tée, que les réseaux nationaux soient com­pat­i­bles entre eux (interopérables), ce qui a per­mis en toute cir­con­stance à n’im­porte quel abon­né de n’im­porte quel pays d’at­tein­dre n’im­porte quel autre en n’im­porte quel lieu du globe. 

En cette époque de l’his­toire économique où libre marché et mon­di­al­isme con­stituent les par­a­digmes dom­i­nants, pour ne pas dire une pen­sée unique, l’In­ter­net béné­fi­cie d’une aura incon­testable. Si tous les ordi­na­teurs per­son­nels du monde voulaient bien se don­ner la main, n’est-ce pas le bon­heur tant rêvé d’un monde inté­grale­ment com­mu­ni­cant, n’est-ce pas le secret de cette paix libérale uni­verselle, à laque­lle, par l’e­sprit et par le cœur, il est impos­si­ble de résis­ter ? N’est-ce pas la fin de tous les con­flits par un pou­voir doux ?

C’est bien l’idée exprimée, non sans naïveté, par deux hauts dig­ni­taires de l’ar­mée améri­caine, MM. S. Nye et A. Owens dans un arti­cle fameux de la très offi­cielle revue For­eign Affairs, paru en mars-avril 1996. Voilà qui per­met au com­merce mon­di­al de s’af­firmer sans restric­tion, par échec et mat de toute forme de pro­tec­tion­nisme ou de nation­al­isme économique ou cul­turel. C’est, en somme, bien mieux que Coca Cola ou CNN. Grâce à l’In­ter­net, c’est la fin du chô­mage, de l’ex­clu­sion, des con­flits locaux. Chaque peu­ple boira à la nou­velle fontaine de jou­vence de l’In­ter­net, cette infor­ma­tion déli­cieuse et indif­féren­ciée. Aus­si nos respon­s­ables poli­tiques, nos diplo­mates, nos ban­quiers, nos entre­pre­neurs sont-ils priés aimable­ment de se met­tre en rang et de butin­er (brows­er) pour le plus grand bien de l’homme et du consommateur. 

Les médias européens se sont sai­sis de cette nou­velle manne des­tinée à ali­menter les pages des jour­naux, prin­ci­pale­ment économiques ou poli­tiques. Assuré­ment, dans ce tapage, c’est le Wall Street Jour­nal qui reste le plus froid et le plus objec­tif, déroulant dans ses colonnes les juge­ments les plus con­trastés, par­fois même cru­els, par exem­ple “le break down” récent d’un opéra­teur de ser­vices en ligne améri­cain, qui a con­tribué par sa poli­tique tar­i­faire à un véri­ta­ble engorge­ment de son réseau. Com­ment ne pas plain­dre le sort de ces mil­lions d’in­ter­nautes piégés dans le Web comme des moucherons par une araignée dominatrice ! 

Aus­si n’est-il pas inutile de chercher à mieux décrire une sit­u­a­tion encore con­fuse, et à en faire une analyse plus critique. 

2 — Internet : le meilleur et le pire à la fois ?

2.1. Internet : une économie non stabilisée

Une pre­mière car­ac­téris­tique d’In­ter­net, mal con­nue, est la sub­ven­tion dont ce réseau béné­fi­cie, à tra­vers le monde, venant des insti­tu­tion­nels. Nom­bre d’u­til­isa­teurs d’In­ter­net dis­posent d’in­stal­la­tions qui sont payées par l’or­gan­isme auquel ils appar­ti­en­nent, min­istères ou admin­is­tra­tions, uni­ver­sités, cen­tres de recherche ou entre­pris­es. Dans bien des cas, c’est le con­tribuable qui est appelé à financer leur instal­la­tion. Il ne serait pas inutile d’é­val­uer ce prélève­ment sur la col­lec­tiv­ité, et de con­naître la part des con­som­ma­teurs qui paient sur leurs pro­pres deniers. Dans un pays comme la France, mais c’est aus­si vrai dans les autres, la part du marché véri­ta­ble­ment libre reste à déter­min­er. Cette sit­u­a­tion con­stitue un petit para­doxe, au moment où l’évo­lu­tion de la régle­men­ta­tion sur les télé­com­mu­ni­ca­tions con­siste juste­ment à élim­in­er toute forme de sub­ven­tion de cer­tains con­som­ma­teurs au détri­ment d’autres, et de rechercher une juste adéqua­tion des prix et des coûts. 

Sec­onde car­ac­téris­tique d’In­ter­net : les coûts d’une trans­ac­tion, ou d’une con­sul­ta­tion de site Web sont indépen­dants de la dis­tance. Une telle sit­u­a­tion ne résiste pas à un exa­m­en économique atten­tif. Il est clair que la con­sul­ta­tion par un abon­né parisien au Net, d’un site situé à Palo Alto, doit coûter plus cher que la con­sul­ta­tion d’un site situé à Asnières ou à Bécon-les-Bruyères, même si, grâce au développe­ment des infra­struc­tures, les coûts du trans­port d’in­for­ma­tion à tra­vers l’At­lan­tique ten­dent à se réduire. Cette anom­alie économique devrait donc être cor­rigée en ver­tu du même principe, voulu par toutes les autorités de régle­men­ta­tion sur les télé­com­mu­ni­ca­tions, à savoir l’in­dex­a­tion des prix sur les coûts. 

Tout se passe comme si l’In­ter­net béné­fi­ci­ait d’un avan­tage de péréqua­tion qui est inter­dit à tout autre opéra­teur. Ce qui revient à dire qu’il y a deux poids deux mesures et que les con­som­ma­teurs du télé­phone sub­ven­tion­nent, à leur insu, l’usage d’Internet. 

En clair, le Net fait excep­tion aux principes qui régis­sent les nou­veaux sys­tèmes de régu­la­tion dans le monde. 

2.2. Les limitations d’Internet en matière de débit

À la dif­fi­culté assez fon­da­men­tale d’asseoir l’In­ter­net sur des bases économiques claires s’a­joute une dif­fi­culté liée à sa capac­ité à évoluer vers des trans­ac­tions à très haut débit numérique. 

L’en­jeu est de taille puisque, pour le con­som­ma­teur, l’a­van­tage décisif d’un réseau est de fournir toute l’in­for­ma­tion numérique, asso­ciant le texte, le son, l’im­age vidéo (le mul­ti­mé­dia), de manière instan­ta­née, et non par télécharge­ment. Aujour­d’hui, le Net est à 95 % dédié au texte. Obtenir des pho­tos instan­ta­né­ment, puis du son et de la vidéo devient beau­coup plus dif­fi­cile si l’on veut s’af­franchir du hand­i­cap du téléchargement. 

À ce stade, les experts s’af­fron­tent. Les uns dis­ent que le Net va évoluer, inté­gr­er les tech­niques de com­mu­ta­tion nou­velles (l’ATM) (1), ou des sys­tèmes de com­pres­sion numérique de plus en plus per­for­mants, ou encore évoluer vers des stan­dards IP de nou­velle généra­tion. Ce n’est pas véri­ta­ble­ment prou­vé, et si c’est pos­si­ble, l’évo­lu­tion du Net vers des sys­tèmes à très haut débit pren­dra du temps. 

D’autres experts, au con­traire, con­sid­èrent que la four­ni­ture instan­ta­née de con­tenus mul­ti­mé­dia passe par un retour à des réseaux à con­nex­ion, util­isant pleine­ment les tech­niques de l’ATM de bout en bout, qui ensuite per­me­t­tent d’ou­vrir des ser­vices de visiophonie. 

Si tel était le cas, le Net se trou­verait dans une impasse. 

Le débat est de taille. Déjà, on par­le de télé­phonie sur le Net. Mais la four­ni­ture d’un ser­vice de télé­phone de qual­ité, qui demande l’in­stan­ta­néité absolue des trans­mis­sions dans les deux sens, s’ac­com­mode mal d’une struc­ture dite sans con­nex­ion. Ce qui marche très bien pour la mes­sagerie, car le trans­port de mes­sages n’a pas besoin d’être instan­ta­né, et le Net est sans con­texte le plus for­mi­da­ble sys­tème de mes­sagerie jamais con­nu, est beau­coup plus dif­fi­cile à réalis­er pour le télé­phone, qui requiert une instan­ta­néité absolue dans les deux sens. 

Aus­si entrevoit-on toutes les dif­fi­cultés pour offrir, à terme, des ser­vices de visio­phonie récla­mant à la fois le traite­ment de très hauts débits numériques, au moins 2 mégabits par sec­onde, et l’instantanéité. 

La logique voudrait que les opéra­teurs, placés aujour­d’hui en sit­u­a­tion de con­cur­rence, puis­sent s’af­fron­ter à la fois sur des sys­tèmes de con­nex­ion à haut débit, et sur des sys­tèmes sans con­nex­ion pré­sumés capa­bles d’évoluer sur des débits de plus en plus élevés. 

Au fond, quels que soient les avis des experts, ce qui est impor­tant, c’est que le con­som­ma­teur puisse béné­fici­er des deux types de sys­tèmes et arbi­tr­er à son avan­tage. Le marché con­stitue la meilleure des sanc­tions dans des batailles d’ex­perts. Le dieu marché recon­naît tou­jours les siens. 

Mais l’évo­lu­tion rapi­de vers une con­cur­rence totale des réseaux sem­ble avoir de pre­miers effets per­vers. On voit les opéra­teurs, les tra­di­tion­nels et les nou­veaux, s’af­fron­ter sur la télé­phonie fixe. On peut crain­dre que les revenus générés par les marchés du télé­phone clas­sique n’of­frent pas les gise­ments de crois­sance pré­sumés. Con­traire­ment au marché du télé­phone mobile, déjà en con­cur­rence et qui est forte­ment crois­sant, le marché du télé­phone fixe sem­ble désor­mais stabilisé. 

Con­séquence directe de la dérégu­la­tion : la plu­part des opéra­teurs du monde entier réduisent leurs investisse­ments. C’est de mau­vais augure pour l’avenir. Les réseaux per­me­t­tant le mul­ti­mé­dia en ligne et, ultérieure­ment, le visio­phone, récla­ment au con­traire le main­tien de niveaux d’in­vestisse­ments substantiels. 

Les nou­veaux réseaux, util­isant pleine­ment toutes les ressources des tech­nolo­gies nou­velles, fibre optique, ATM sont un peu com­pa­ra­bles à ce que furent les chemins de fer par rap­port aux dili­gences au siè­cle dernier. À cet égard, une petite anec­dote se racon­te aujour­d’hui dans les cer­cles d’ex­perts en télé­com­mu­ni­ca­tions. Sup­posons qu’au siè­cle dernier, on ait pri­vatisé et mis en con­cur­rence les com­pag­nies de dili­gence sur l’e­space européen. La con­séquence en eut été cer­taine­ment un meilleur ser­vice, accom­pa­g­né de baiss­es de prix, de quelques inno­va­tions sur la dili­gence et de fréquences plus grandes dans les pos­si­bil­ités de trans­port offertes entre les villes français­es. Mais cer­taine­ment pas l’ou­ver­ture de réseaux de chemins de fer. 

2.3 L’usage de l’ordinateur personnel et les monopoles sur les logiciels

La général­i­sa­tion de l’usage du Net sup­pose la général­i­sa­tion d’un ter­mi­nal acces­si­ble à tous les con­som­ma­teurs. En France, le taux de péné­tra­tion de l’or­di­na­teur per­son­nel dans les ménages est encore très faible, moins de 15 %. Aux États-Unis, curieuse­ment, la péné­tra­tion pla­fonne à 40 %. D’où la ques­tion, qui n’est pas sans impor­tance, d’é­val­uer les per­spec­tives d’une général­i­sa­tion de cet équipement dans tous les ménages, exacte­ment comme le télé­phone ou la télévi­sion. Dans com­bi­en de temps, et à quel prix, tout le monde saura se servir de l’or­di­na­teur per­son­nel à la maison ? 

Les avis sont partagés. Le prix d’un PC reste très élevé, 10 000 F env­i­ron, même si déjà des baiss­es sen­si­bles sont con­statées. Mais com­ment Mon­sieur ou Madame Tout-le-Monde peu­vent-ils envis­ager l’achat d’un appareil dont la durée de vie est courte (trois à cinq ans), dont l’emploi néces­site un cer­tain appren­tis­sage, et qui impose chaque année ou tous les deux ans l’ac­qui­si­tion de logi­ciels nou­veaux, pas for­cé­ment pleine­ment com­pat­i­bles avec les logi­ciels précé­dents. Dans le bud­get famil­ial, c’est encore un luxe. 

On peut envis­ager d’u­tilis­er le poste de télévi­sion comme ter­mi­nal d’ac­cès à l’In­ter­net, grâce à l’achat d’un équipement de con­nex­ion appro­priée. Mais il con­vient de rester pru­dent vis-à-vis de la général­i­sa­tion de l’emploi du téléviseur pour des con­nex­ions au Net. L’his­toire du Mini­tel le démon­tre. Le suc­cès du Mini­tel s’est fondé sur un ter­mi­nal spé­ci­fique, alors, qu’au début, on pou­vait penser que le poste de télévi­sion per­me­t­trait d’ef­fectuer les con­sul­ta­tions ou les trans­ac­tions aisé­ment. L’ex­péri­ence a mon­tré que les con­som­ma­teurs accep­taient mal de détourn­er le poste de télévi­sion à des usages autres que ce pourquoi il était conçu : le pro­gramme et la distraction. 

En réal­ité, le Mini­tel pré­fig­ure une nou­velle généra­tion de ter­minaux, qu’il est con­venu d’ap­pel­er le NC (Net­work Com­put­er). Un instru­ment d’un prix beau­coup moins élevé que le PC, de l’or­dre de 2 000 F, entière­ment géré par le réseau, c’est-à-dire affranchi de l’oblig­a­tion, pour le con­som­ma­teur, de pay­er le péage à des four­nisseurs de logi­ciels pro­prié­taires, et for­cé­ment monopoleurs. 

2.4. Les évolutions du Net à court terme

Aux restric­tions que nous avons énumérées en ce qui con­cerne l’évo­lu­tion tech­nique du Net sur des hauts débits s’en ajoutent deux autres por­tant sur les évo­lu­tions en matière d’usage. 

La pre­mière con­cerne les édi­teurs de pro­grammes. De récentes études d’ex­perts font ressor­tir qu’en Europe, la rentabil­ité des édi­teurs de pro­duits (Cédérom et Inter­net) est encore insuffisante. 

Aus­si est-il ten­tant de financer les pro­duits (les sites Web notam­ment) par la pub­lic­ité. Il reste que la ressource pub­lic­i­taire, qui con­tribue large­ment au finance­ment de la télévi­sion, ne peut se con­sacr­er aux pro­duits sur les sites Web que si les débouchés sont larges. Or, on retrou­ve la dif­fi­culté du Net à fournir des pro­duits à large dif­fu­sion et aus­si à touch­er des con­som­ma­teurs privés nom­breux. Le Net n’est pas encore un marché de masse. Il est majori­taire­ment lim­ité à la con­sul­ta­tion gra­tu­ite de texte. 

La dernière dif­fi­culté con­cerne l’ap­ti­tude du Net à évoluer vers des trans­ac­tions payantes, c’est-à-dire vers ce qu’il est con­venu d’ap­pel­er le trans­ac­tion­nel. On lit chaque semaine de nou­velles annonces d’ou­ver­ture de ser­vices ban­caires, de vente d’as­sur­ances ou de réser­va­tion sur le Net. Mais le développe­ment de ces nou­veaux ser­vices com­mer­ci­aux est forte­ment trib­u­taire des sys­tèmes de sécuri­sa­tion mis en place. Or, quelles que soient les annonces faites, les sys­tèmes de sécuri­sa­tion pro­posés soulèvent, dans bien des cas, beau­coup d’in­ter­ro­ga­tions ou de réti­cences. Celles des autorités publiques d’abord vis-à-vis de sys­tèmes de sécuri­sa­tion pri­vat­ifs dont elles red­outent les risques de détourne­ment à des fins mafieuses ou crim­inelles. Celles des agents économiques, ban­ques, com­pag­nies d’as­sur­ances qui craig­nent que leurs fichiers de clien­tèles ne soient détournés au prof­it de concurrents. 

Restent enfin les ques­tions touchant au respect de la vie privée. Le développe­ment du Mini­tel a néces­sité la mise en place de règles imposées aux prestataires restreignant la con­sti­tu­tion de fichiers sur les util­isa­teurs et sur leurs habi­tudes de con­som­mer, ain­si que sur leur util­i­sa­tion à des fins commerciales. 

Encore ces règles étaient-elles faciles à amé­nag­er dans le cadre d’un État. S’agis­sant d’un réseau indépen­dant, l’in­stau­ra­tion de règles trans­fron­tières, visant des serveurs mul­ti­sites et délo­cal­isés, est une ques­tion d’une toute autre ampleur. 

3 — Conclusion

Toutes les ques­tions qui vien­nent d’être soulevées méri­tent sans nul doute un appro­fondisse­ment. Aucune n’a de réponse sim­ple. Entre les fana­tiques du Net, con­va­in­cus de son éter­nité, et ceux qui le con­sid­èrent comme le brouil­lon impro­visé d’un nou­veau réseau mon­di­al mul­ti­mé­dia, brouil­lon à jeter au panier dès que ce réseau s’im­posera, il est dif­fi­cile de tranch­er. Retenons sim­ple­ment l’essen­tiel de ce qui reste en suspens.0

L’In­ter­net s’est con­stru­it sur des bases économiques qui elles-mêmes devraient évoluer au fur et à mesure que le Net se coulera dans un mod­èle pure­ment libéral. Il est, pour l’in­stant, encore trop trib­u­taire de finance­ments insti­tu­tion­nels, dont il est certes dif­fi­cile de mesur­er l’am­pleur, ain­si que de sub­ven­tions croisées. Son marché est ouvert, mais reste soumis à des incer­ti­tudes. Le Net échappe enfin à toute fiscalité. 

Incer­ti­tudes de per­for­mance, car il est actuelle­ment encore pra­tique­ment lim­ité au texte. Peut-il notam­ment s’ou­vrir pleine­ment au marché du mul­ti­mé­dia en ligne, ou fau­dra-t-il de nou­veaux réseaux ? Là est la ques­tion. Offrira-t-il des solu­tions alter­na­tives fiables et durables pour le télé­phone, on peut encore en douter. Pré­fig­ure-t-il le futur réseau de visio­phonie ? La réponse est prob­a­ble­ment négative. 

Va-t-il s’ou­vrir à un marché de la trans­ac­tion com­mer­ciale de grande ampleur ? Voilà une autre incer­ti­tude. La parole est évidem­ment au con­som­ma­teur lui-même. Encore faudrait-il que le con­som­ma­teur soit à même d’ar­bi­tr­er. Il faut pour cela lut­ter con­tre une sorte de pen­sée unique, au demeu­rant total­i­taire, qui ne voit pas de salut en dehors du Net. 

On par­le déjà aux États-Unis d’In­ter­net II. Voilà qui nour­ri­rait de nou­veaux doutes. S’ag­it-il d’une méta­mor­phose de l’In­ter­net actuel, ou d’un autre Inter­net ? Est-ce une con­fir­ma­tion des per­for­mances futures de l’In­ter­net, ou l’aveu d’un semi-échec ? L’In­ter­net II sera-t-il un réseau à con­nex­ion, à la dif­férence de l’In­ter­net I ? 

Près d’un an après leur entrée fra­cas­sante en Bourse, les sociétés améri­caines liées au développe­ment du réseau mon­di­al Inter­net ont per­du 38 % de leur valeur au 31 décem­bre 1996. Est-ce le marché qui se met à douter, ou s’ag­it-il d’un fléchisse­ment conjoncturel ? 

Reste que l’Eu­rope paraît bien absente dans cette bataille dont l’en­jeu touche aux nou­veaux modes de com­mu­ni­ca­tion. Si l’Eu­rope de l’én­ergie, de la chimie, de l’e­space, de l’aéro­nau­tique et des trans­ports fer­rovi­aires fait plus que bonne fig­ure dans la com­péti­tion mon­di­ale, l’Eu­rope de la nou­velle com­mu­ni­ca­tion paraît bien terne. Si l’hy­pothèse se con­firme que l’In­ter­net I est lim­ité dans son évo­lu­tion, il reste à l’Eu­rope d’in­ve­stir et d’an­ticiper sur l’In­ter­net II, qui est peut-être tout autre chose que l’Internet. 

Et, ce qui n’est pas le moin­dre, on ne saurait se lim­iter aux enjeux économiques et indus­triels. Les modal­ités d’ap­pli­ca­tion de la fis­cal­ité à l’In­ter­net en sont à leurs bal­bu­tiements. L’In­ter­net ne peut rester en dehors de toute légal­ité fis­cale, nationale ou inter­na­tionale. De sur­croît, 90 % de la valeur ajoutée générée par l’In­ter­net sont local­isés aux États-Unis. Les deux tiers des con­tenus sont four­nis par des bases de don­nées améri­caines. Ce qui sig­ni­fie que l’en­jeu cul­turel, édu­catif et tout sim­ple­ment socié­tal est au moins aus­si fort. Aus­si souhaitons-nous aux respon­s­ables poli­tiques, économiques et cul­turels la plus grande lucid­ité dans leurs juge­ments et dans leurs actions. 

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(1) ATM : Asyn­chro­nous Trans­fer Mode. Il s’ag­it d’une nou­velle tech­nolo­gie per­me­t­tant la com­mu­ta­tion de débits numériques élevés et notam­ment de l’im­age de télévision.

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