Internet, évolution ou révolution ?

Dossier : InternetMagazine N°524 Avril 1997
Par Jean-Jacques DAMLAMIAN (61)

Selon l’humeur des con­sul­tants, des tech­ni­ciens et des annonces dans la presse, l’Internet est présen­té tour à tour, comme l’engin de mort pro­gram­mé des opéra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions, ou bien comme la tech­nolo­gie de jou­vence qui per­me­t­tra de débrid­er (enfin !) les usages à hauts débits de nos clients, du grand pub­lic aux très grandes entre­pris­es mon­di­ales, qui facilit­era la muta­tion de la société et des modes de travail.

Quelle que soit la vérité, j’éprouve au moins deux grandes sat­is­fac­tions. L’Internet prou­ve que le monde des télé­com­mu­ni­ca­tions reste, et je l’espère pour longtemps, un secteur en crois­sance, four­mil­lant d’innovations. L’Internet démon­tre aus­si que les ingénieurs et sci­en­tifiques auront encore du tra­vail tant nous avons besoin d’eux pour lever les con­traintes et réalis­er toutes les pos­si­bil­ités de cette tech­nique. Si quelques cer­ti­tudes de long terme me sem­blent acquis­es aujourd’hui, il faut encore beau­coup d’expériences et de tâton­nements pour com­pren­dre la portée de l’Internet sur la société humaine du futur.

Per­son­nelle­ment, je suis con­va­in­cu qu’une demande sta­ble et solv­able pour­ra être sat­is­faite par les tech­nolo­gies de l’Internet.

Intranet est viable

Comme pre­mier exem­ple, France Télé­com a lancé, avec ses parte­naires Deutsche Telekom et Sprint, une offre pour les réseaux internes aux entre­pris­es : Glob­al Intranet. Pour être à l’avant-garde de cette évo­lu­tion, France Télé­com déploie pour ses pro­pres besoins un réseau Intranet pour près de 70 000 postes de tra­vail : l’Intranoo. Grâce à l’Intranoo, un sys­tème de com­mu­ni­ca­tion interne est acces­si­ble depuis chaque poste de tra­vail avec un logi­ciel de nav­i­ga­tion banal­isé. Les coûts d’infrastructure de télé­com­mu­ni­ca­tions et infor­ma­tiques sont mis en com­mun pour l’ensemble de l’entreprise.

Chaque agent peut ain­si dis­pos­er où et quand il le souhaite de toutes les infor­ma­tions à jour qui sont utiles à son méti­er sans être trib­u­taire des trans­mis­sions d’information hiérar­chiques ou par papi­er. Nos pre­mières expéri­ences mon­trent que le per­son­nel de France Télé­com est très sat­is­fait de l’Intranoo, car il per­met des gains de pro­duc­tiv­ité, de réac­tiv­ité face aux clients et des partages de savoir trans­vers­es à tous ceux qui font un même métier.

L’entreprise y gagne aus­si en sim­plic­ité de développe­ment et de déploiement. Pour créer une nou­velle appli­ca­tion s’insérant dans un proces­sus, l’Intranoo per­met à France Télé­com de se con­cen­tr­er sur des appli­ca­tions avec des out­ils banal­isés HTML déployés très facile­ment en rac­cor­dant le serveur sup­plé­men­taire à Intranoo.

À plus long terme et pour nos ingénieurs les plus inven­tifs, on peut envis­ager une fusion des tech­nolo­gies aujourd’hui séparées, des réseaux privés d’entreprises pour la voix et des réseaux privés pour la com­mu­ni­ca­tion infor­ma­tique, avec les con­ver­gences indus­trielles néces­saires. Mais on peut aus­si entrevoir une dis­pari­tion com­plète de la notion même de réseaux fer­més, si des solu­tions de chiffre­ment suff­isam­ment robustes sont com­mer­cial­isées dans le monde, et garan­tis­sent une trans­mis­sion sûre de bout en bout sur les réseaux publics. Bien enten­du un opéra­teur comme France Télé­com ne peut soutenir seul ces inno­va­tions et la coopéra­tion entre régle­menteurs, indus­triels et opéra­teurs est nécessaire.

Le Web est viable

Je crois qu’il existe une demande solv­able pour des ser­vices à par­tir du World Wide Web (la toile), même si nous n’en con­nais­sons qu’imparfaitement l’étendue poten­tielle. Mal­gré la qual­ité de ser­vice, bien aléa­toire selon l’heure de con­nex­ion, la des­ti­na­tion choisie, la per­for­mance du serveur accédé, je suis devenu un util­isa­teur réguli­er du Web qui m’aide quo­ti­di­en­nement dans mon méti­er, et dans ma vie privée… je ne peux plus m’en pass­er et je ne suis pas le seul ce qui me réconforte…

Il est cer­tain qu’il nous fau­dra rapi­de­ment ou à moyen terme trou­ver un équili­bre sans avoir recours aux for­mules actuelles, peu économiques, de sub­ven­tions directes ou indi­rectes par les pou­voirs publics en direc­tion de por­tions du réseau. La crois­sance du marché, après la phase pio­nnière, imposera d’aller vers des for­mules robustes et saines, qui ne dis­tor­dent pas les con­di­tions de la con­cur­rence par de l’argent pub­lic. Rap­pelons que tous les opéra­teurs con­cur­rents de France Télé­com après le 1er jan­vi­er 1998 pour­ront eux aus­si offrir en France des ser­vices de l’Internet, sans aucune contrainte.

Par con­tre, je ne crois pas au car­ac­tère pérenne d’une seule classe de ser­vice indif­féren­ciée pour tous les util­isa­teurs, comme nous l’éprouvons actuelle­ment. Pour avoir un marché large, il faut que les ingénieurs et développeurs de l’Internet trou­vent des com­pro­mis qui per­me­t­tent d’offrir dif­férents niveaux de qual­ité aux clients. Ces derniers pour­ront choisir selon leur sen­si­bil­ité aux délais de charge­ment de l’information, à la sécu­rité de trans­mis­sion, en con­trepar­tie bien sûr d’un tarif différent.

L’Internet : un brusque changement de rythme

L’innovation sur l’Internet est dom­inée par l’organisation du secteur infor­ma­tique. Son rythme et sa cul­ture sont large­ment déter­minés par des grandes sociétés améri­caines, en dehors des struc­tures d’échange et de col­lab­o­ra­tion tra­di­tion­nelles. Les opéra­teurs et les indus­triels avaient l’habitude de tra­vailler ensem­ble via la nor­mal­i­sa­tion qu’elle soit inter­na­tionale (IUT, ISO) ou européenne (ETSI).

La bagarre de l’Internet ce sont des batailles au sein de forums autour de deux ou trois réal­i­sa­tions d’une nou­velle idée qui ont prou­vé leur effi­cac­ité. Les par­tic­i­pants aux forums promeu­vent des sys­tèmes d’alliance très flu­ides où la guerre psy­chologique a sou­vent plus d’importance que la garantie de livrai­son en temps et en heure des pro­duits… et où la voix de l’industrie européenne se fait bien faible. Le pro­mo­teur idéal d’une idée sur l’Internet, c’est un manoeu­vri­er à la Tal­leyrand tout autant qu’un bon ingénieur et un bon commerçant…

L’Internet c’est aus­si un retour cyclique, clas­sique dans les marchés des télé­com­mu­ni­ca­tions et de l’informatique, de la dialec­tique entre cen­tral­i­sa­tion et décentralisation.

Pour offrir un ser­vice à bon prix, intel­li­gent et ergonomique, faut-il le con­cevoir au coeur même du réseau, dans l’infrastructure com­mune à tous les clients ? En ce cas, l’opérateur finance seul au départ les coûts de développe­ment et d’installation du ser­vice et poussera ensuite la crois­sance de l’usage nou­veau. Remar­quons au pas­sage que ce genre de pari est beau­coup plus facile à pren­dre dans une sit­u­a­tion de mono­pole qu’en sit­u­a­tion de concurrence…

Dans un pre­mier temps et jusqu’aux années 70, les télé­com­mu­ni­ca­tions, ou l’informatique des grands sys­tèmes se sont dévelop­pées en pri­or­ité en suiv­ant ces schémas.

Ou devons-nous au con­traire nous appuy­er sur des ter­minaux intel­li­gents qui tra­vailleront le plus pos­si­ble à par­tir de don­nées locales et qui ne coopéreront qu’en cas de néces­sité avec le réseau, ou avec d’autres machines. Dans ces mod­èles, il est tou­jours plus facile de cibler et de dévelop­per des usages pré­cis. Les risques sont partagés entre opéra­teurs, con­struc­teurs de ter­minaux et clients, qui doivent néan­moins coopér­er pour lancer ensem­ble la dynamique du marché.

Dans l’informatique, ces mod­èles ont poussé au développe­ment des micro-ordi­na­teurs per­son­nels, aux archi­tec­tures clients-serveurs, dans les télé­com­mu­ni­ca­tions les exem­ples se trou­veront dans les stan­dards d’entreprises, dans les fax, les répon­deurs, etc.

Ce mod­èle a été plutôt dom­i­nant dans l’informatique et les télé­com­mu­ni­ca­tions ces vingt dernières années, mais il est remis en cause, d’une part par l’apparition des “ réseaux intel­li­gents ” dans les télé­com­mu­ni­ca­tions, et par la vague des Net­works Com­put­ers, les bilans réels des coûts des archi­tec­tures clients-serveurs dans l’informatique étant évolutifs.

Il me sem­ble, que pour la pre­mière fois, l’Internet per­met de sor­tir d’une stratégie d’opposition, d’un jeu à somme nulle : si le réseau peut faire, le ter­mi­nal ne doit pas le faire, ou vice-ver­sa. L’Internet per­met des solu­tions aug­men­tant la valeur ajoutée pour tous les acteurs, grâce à des pro­duits comme JAVA par exem­ple, où le réseau et le ter­mi­nal devi­en­nent simul­tané­ment plus intel­li­gents. On peut envis­ager par exem­ple que les futurs ter­minaux mobiles ou fix­es pour­ront être téléchargés avec la dernière ver­sion de leur logi­ciel via le réseau ce qui évit­era à chaque client une course sans fin pour le dernier mod­èle qui détient seul les nou­velles fonc­tion­nal­ités. Le client béné­ficiera à son choix des gains tous les dix-huit mois des tech­nolo­gies micro-élec­tron­iques ou des gains, tous aus­si impor­tants et rapi­des dans le traite­ment du sig­nal ou l’algorithmique.

Je crois ain­si que l’Internet offrira la pos­si­bil­ité d’une coopéra­tion pour France Télé­com, hors du rap­port clas­sique client-four­nisseur, avec les indus­triels des télé­com­mu­ni­ca­tions et de l’informatique, pour offrir à nos clients des ter­minaux et des ser­vices de plus en plus adap­tés à leurs modes de vie.

L’Internet : un modèle économique novateur mais risqué

Je lis sou­vent que le mod­èle économique de l’Internet est le lab­o­ra­toire de l’économie de la future société de l’information. Il est car­ac­térisé entre autres par une ten­dance à la gra­tu­ité mar­ginale des presta­tions et la four­ni­ture d’un ser­vice for­faitaire­ment, quel que soit le mon­tant de la con­som­ma­tion ; la par­tic­i­pa­tion de cer­tains usagers à la mise au point des ser­vices ; un développe­ment très rapi­de et une obso­les­cence accélérée.

Il me sem­ble que ces analy­ses, justes, doivent être com­plétées et seg­men­tées selon la nature des acteurs, et leurs intérêts, leur mod­èle d’entreprise. Les oppor­tu­nités et les men­aces ne sont pas iden­tiques pour un opéra­teur de télé­com­mu­ni­ca­tions, pour un four­nisseur de logi­ciel, pour un four­nisseur de con­tenu, pour un inter­mé­di­aire, pour une banque, etc.

His­torique­ment, deux grands mod­èles économiques coex­is­tent aujourd’hui, qui ne pour­ront s’appliquer simul­tané­ment tels quels à l’Internet.
• D’une part le mod­èle du télé­phone où les clients paient un ser­vice selon leur con­som­ma­tion réelle. L’équilibre entre l’offre et la demande se fait par le prix prin­ci­pale­ment. L’opérateur essaie d’optimiser ses investisse­ments tout en max­imisant la qual­ité de ser­vice du réseau (disponi­bil­ité du ser­vice, délai d’établissement d’une com­mu­ni­ca­tion, prob­a­bil­ité d’acheminement réus­si de l’appel).
• D’autre part le mod­èle de l’audiovisuel, où le prix est for­faitaire mais où l’usage est sub­ven­tion­né, soit par la pub­lic­ité soit par la rede­vance publique. Appliqué à l’Internet, la for­faiti­sa­tion totale mon­tre ses lim­ites, dès que l’usage croît rapi­de­ment. Dès aujourd’hui, une grande majorité des clients des opéra­teurs de la Côte Ouest améri­caine n’arrivent pas à join­dre leurs cor­re­spon­dants, car ceux-ci lais­sent branchés leurs micro-ordi­na­teurs sur Inter­net sans pour autant les utilis­er. Ils se met­tent alors euxmêmes à se con­necter en per­ma­nence pour être cer­tains de com­mu­ni­quer le jour où ils en auront besoin.

Je ne vois pas beau­coup de travaux, théoriques ou pra­tiques, pour m’aider à me for­mer une opin­ion. J’encourage les X écon­o­mistes, chercheurs, prati­ciens à véri­fi­er si un des deux mod­èles est viable ou non pour le long terme, à nous dire si un mod­èle est plus que l’autre généra­teur de crois­sance durable, s’il per­met de favoris­er l’innovation mal­gré la men­ace de ne pas pou­voir récupér­er nos investisse­ments face à des coûts de développe­ments impor­tants. Bien enten­du, il fau­dra aus­si faire partager les con­séquences du choix d’un mod­èle sur tous les acteurs présents aujourd’hui sur ces marchés.

Quand l’information devient pléthorique, la valeur d’un ser­vice offert par un opéra­teur de télé­com­mu­ni­ca­tions se déplace vers la fonc­tion de mise en rela­tion de celui qui est dis­posé à pay­er avec un con­tenu adap­té à son besoin, c’est-à-dire fil­tré et personnalisé.

Cette évo­lu­tion ne sera réal­isée qu’au prix de dis­cus­sions par­al­lèles sur les droits de pro­priété de l’information, sur le respect de la vie privée. Ces sujets ne sont pas de la seule respon­s­abil­ité de France Télé­com ou des opéra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions, c’est pourquoi nous encour­a­geons la par­tic­i­pa­tion de tous et souhaitons que les lég­is­la­teurs sauront trou­ver des solu­tions européennes ou mon­di­ales qui entraîneront la crois­sance plus que la restric­tion du marché.

Conclusion

Entre révo­lu­tion et évo­lu­tion mon coeur bal­ance. Les prob­lèmes et enjeux sont mul­ti­ples, mais le nom­bre de per­son­nes, jeunes ou plus âgées, de sociétés, instal­lées ou très récentes, grandes ou petites, est tel que nous arriverons fatale­ment un jour à décrire non seule­ment l’urbanisme de la société de l’information mais aus­si à dress­er les plans de quarti­er et à les con­stru­ire. J’espère que la France et l’Europe sauront faire recon­naître et respecter ce qui nous est cher et qui con­stitue le fonde­ment de nos sociétés humaines. Pour ma part, je m’y efforcerai chaque fois que possible.

Je sais que tous les acteurs de l’Internet ont le sen­ti­ment de par­ticiper à un moment très impor­tant de l’histoire de l’informatique et des télé­com­mu­ni­ca­tions. Leur ent­hou­si­asme et leur dynamisme me font espér­er que d’autres secteurs sauront y puis­er quelques idées pour relancer notre économie et génér­er de nou­veaux emplois…

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