Internet, la nouvelle révolution industrielle américaine

Dossier : InternetMagazine N°524 Avril 1997Par Jean-Noël LEBRUN (77)
Par Julien NGUYEN TAN HON (77)

Inter­net est désor­mais au cœur de la vie économique améri­caine. Témoin, le mag­a­zine améri­cain For­tune qui indi­quait pour son édi­tion de Noël les trois MUST d’un patron mod­erne : un cel­lu­laire ultra-léger, un agen­da Pilot, et un PC portable pour traiter son cour­ri­er électronique ! 

La troisième révolution informatique

La recon­nais­sance économique d’In­ter­net date de 1995, année de l’en­trée en bourse de Netscape avec une val­ori­sa­tion de 2 mil­liards de dol­lars (près de 3 mil­liards aujour­d’hui). Ses revenus trimestriels sont passés de 20 à 115 mil­lions en un an et demi ! Cette vague de crois­sance explo­sive fait suite à celles des PC et des réseaux et doit offrir enfin aux util­isa­teurs une infor­ma­tique conviviale. 

Toutes les grandes sociétés infor­ma­tiques, de matériel comme de logi­ciel, tirent prof­it de la crois­sance d’In­ter­net en adap­tant leurs lignes de pro­duits pour ce nou­veau marché. Exem­ple Cis­co, leader de l’in­ter­con­nex­ion de réseaux depuis 1988, qui con­tin­ue de dou­bler son chiffre d’af­faires chaque année (1,6 mil­liard de dol­lars par trimestre à ce jour) grâce à la four­ni­ture de matériel pour l’in­fra­struc­ture d’Internet. 

À côté de ces géants, une mul­ti­tude de sociétés nou­velles créées il y a moins de trois ans ont dévelop­pé des tech­nolo­gies inno­vantes pour répon­dre aux nou­velles attentes du marché sur des créneaux spé­ci­fiques. Le Red Her­ring (www.herring.com), men­su­el favori des entre­pre­neurs de la Val­lée, recense ain­si plus de cinquante four­nisseurs pour le seul domaine du com­merce élec­tron­ique. La moitié sont des sociétés de moins de trois ans, à 50 % californiennes. 

Une dimension humaine très forte

Eldo­ra­do des temps mod­ernes, la Sil­i­con Val­ley jouit d’un envi­ron­nement par­ti­c­uli­er : le chô­mage, inférieur à 4 %, est qua­si­ment inex­is­tant. Dif­fi­cile de recruter des ingénieurs de qual­ité, ou de trou­ver des locaux pour s’a­grandir sans démé­nag­er d’une dizaine de kilo­mètres. Le “brain drain” insti­tu­tion­nal­isé depuis plus de quinze ans fait qu’une majorité des ingénieurs sont aujour­d’hui étrangers : asi­a­tiques, indi­ens, européens, ou russ­es main­tenant. Novi­ta Com­mu­ni­ca­tions qui est tou­jours prête à accueil­lir de jeunes cama­rades se charge de toutes les démarch­es de “carte verte”, le sésame néces­saire pour pou­voir tra­vailler libre­ment aux États-Unis. Beau­coup de sociétés offrent même des primes pour récom­penser l’embauche d’un ami, si ce dernier reste en poste plus de six mois. 

Compte tenu de la forte val­ori­sa­tion du savoir-faire indi­vidu­el et du dynamisme du marché de l’emploi, les rela­tions employeur-salarié sont rad­i­cale­ment dif­férentes de ce que l’on trou­ve sur notre vieux con­ti­nent : action­naires et salariés sont tous coin­vestis­seurs, les uns appor­tant leur argent et les autres leur temps. Chaque société essaye de con­stru­ire une cul­ture spé­ci­fique pour motiv­er et retenir ses cadres. Chaque salarié pos­sède plusieurs mil­liers de stock-options qui peu­vent con­duire à une petite for­tune et l’inci­tent à se dépenser sans compter pour son entreprise. 

Con­séquence d’une con­cur­rence acharnée, les cycles de développe­ment logi­ciel sont très rapi­des. Les spé­ci­fi­ca­tions sont sou­vent som­maires, l’essen­tiel étant d’aboutir vite et bien avec un encadrement très léger qui respon­s­abilise cha­cun au max­i­mum. Dans le monde Inter­net, on par­le même “d’an­nées chiens” et l’on fait désor­mais en trois mois ce qui pre­nait autre­fois un an. Le cour­ri­er élec­tron­ique trans­met l’in­for­ma­tion qua­si instan­ta­né­ment, et les pris­es de déci­sion sont immé­di­ates. Avec le nou­veau lan­gage Java, c’est même une nou­velle philoso­phie qui a été mise en oeu­vre par Sun Microsys­tems : les morceaux de code fraîche­ment pro­duits sont mis directe­ment sur le réseau pour être testés par des mil­liers d’u­til­isa­teurs, per­me­t­tant ain­si une amélio­ra­tion plus rapi­de du logiciel ! 

Au jeu du développe­ment infor­ma­tique, les ingénieurs français sont par­mi les meilleurs. Ce n’est pas un hasard si le logi­ciel de Next racheté récem­ment 400 mil­lions de dol­lars par Apple et si le moteur de recherche Alta-Vista de DEC util­isé par Yahoo ont été écrits par des Français : notre forte cul­ture math­é­ma­tique favorise le développe­ment de logi­ciels efficaces. 

Un marché planétaire

Inter­net, c’est aus­si la démon­stra­tion du savoir-faire du mar­ket­ing tech­nologique améri­cain. Alors qu’il fal­lait autre­fois une dizaine d’an­nées pour per­me­t­tre à un nou­veau lan­gage de percer, Sun Microsys­tems a réus­si à impos­er Java en deux ans, y com­pris à son con­cur­rent Microsoft ! Le revire­ment com­plet de ce dernier en faveur d’In­ter­net et de Java en dit d’ailleurs long sur les capac­ités d’adap­ta­tion des entre­pris­es américaines. 

La machine mar­ket­ing améri­caine repose sur un jeu de réseaux d’in­flu­ences et sur la notion de “mind share”, état de grâce qui doit précéder celui du “mar­ket share”. Les réseaux d’in­flu­ences de la val­lée sont mul­ti­ples, mais tous activés pour la réus­site d’un pro­jet commun : 

— les investis­seurs, qui four­nissent aux entre­pris­es les cap­i­taux néces­saires à l’aboutisse­ment d’un pre­mier projet,
— les jour­nal­istes et ana­lystes financiers, ces gourous qui fer­ont ou défer­ont le suc­cès médi­a­tique d’une société,
— le réseau des anciens col­lègues de tra­vail ayant sou­vent essaimé dans de nou­velles entreprises,
— l’ensem­ble des parte­naires dont les pro­duits et ser­vices s’in­té­greront pour fournir une solu­tion complète,
— le cer­cle des pre­miers util­isa­teurs dont les com­men­taires per­me­t­tront d’amélior­er le pro­duit, et qui servi­ront de références commerciales. 

Les frais de lance­ment d’un nou­veau pro­duit sont très impor­tants, et sou­vent com­pa­ra­bles à ceux du développe­ment lui-même. Plus d’une cen­taine de jeunes entre­pris­es n’ont ain­si pas hésité à inve­stir plus de 50 000 dol­lars cha­cune pour leur seule par­tic­i­pa­tion au dernier salon Inter­net World de New York ! 

Une car­ac­téris­tique unique du marché d’In­ter­net, et prob­a­ble­ment la clé de son extra­or­di­naire développe­ment, réside dans son cir­cuit de dif­fu­sion extra­or­di­naire­ment court. Ce cir­cuit sans inter­mé­di­aire a ain­si per­mis à Netscape de dif­fuser gra­tu­ite­ment en quelques mois plusieurs mil­lions de copies de son pre­mier pro­duit, et à Cis­co de réalis­er déjà plus de cent mil­lions de dol­lars de ventes via son serveur Web. 

Une place forte financière

Aujour­d’hui, l’ar­gent coule à flots dans la val­lée. Les entre­pre­neurs qui ont déjà réus­si finan­cent les nou­velles “start-ups” avec du “seed mon­ey” et par­ticipent à leurs con­seils d’ad­min­is­tra­tion. Les ven­ture cap­i­tal­istes investis­sent chaque année plusieurs mil­liards de dol­lars sur plusieurs cen­taines de con­trats. Les multi­na­tionales cherchent égale­ment à se plac­er sur les créneaux du futur. Sans pro­duit, la société Marim­ba a ain­si réus­si à lever fin 1996 qua­tre mil­lions de dol­lars sur une val­ori­sa­tion de vingt mil­lions qui représen­tait à l’époque un mil­lion de dol­lars par employé ! 

L’ob­jec­tif de chaque entre­prise est une cota­tion rapi­de sur le NASDAQ qui apportera des cap­i­taux sup­plé­men­taires impor­tants, une liq­uid­ité pour les investis­seurs ini­ti­aux, et surtout une cau­tion finan­cière pré­cieuse pour les futurs clients. Les val­ori­sa­tions élevées sont fonc­tion des taux de crois­sance espérés, mais mal­heur à ceux dont les résul­tats fer­ont men­tir les pré­dic­tions des ana­lystes ! la sanc­tion du marché est immé­di­ate et impitoyable. 

Il serait injuste de ter­min­er sans décrire égale­ment l’en­vers du décor dans la Sil­i­con Val­ley : le coût élevé du loge­ment — un mil­lion de dol­lars pour une mai­son de trois cham­bres à Palo Alto, des autoroutes sat­urées où cer­tains passent deux heures par jour, un rythme de job hop­ping” sou­vent annuel, et le spec­tre du “poli­tique­ment cor­rect” qui stérilise bien des rela­tions humaines.

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