Passerelle de Séoul en béton fibré ultraperformant (BFUP)

Ingénierie de la construction : la science des matériaux change la donne

Dossier : Les travaux publicsMagazine N°614 Avril 2006
Par Paul ACKER

Une des retombées majeures de la sci­ence des matéri­aux, celle qui pour­rait avoir, dans les décen­nies à venir, le plus grand impact économique et social, se situe dans le domaine de la con­struc­tion : il s’ag­it de la tech­nolo­gie de for­mu­la­tion des bétons qui per­met, aujour­d’hui, de répon­dre à n’im­porte quel cahi­er des charges ” matéri­au ” (l’ensem­ble des spé­ci­fi­ca­tions qu’on peut fix­er à la com­mande) dans un très large espace de com­porte­ments mécaniques et de pro­priétés physiques.

Pour l’ingénieur qui conçoit des ouvrages, c’est une véri­ta­ble révo­lu­tion qui s’a­vance et, en même temps, un véri­ta­ble défi. C’est d’abord une révo­lu­tion, car il va pass­er d’une sit­u­a­tion de cat­a­logue, où il avait à choisir entre deux ou trois matéri­aux, présen­tant cha­cun une com­bi­nai­son unique et bien con­nue de pro­priétés, à une sit­u­a­tion ouverte, à un con­tin­u­um où pra­tique­ment toutes les com­bi­naisons de pro­priétés seront pos­si­bles, et disponibles avec des dif­férences de coût qui vont s’at­ténuer et devenir min­imes par rap­port au coût glob­al de l’ouvrage.

Pour l’ar­chi­tecte qui veut créer des formes nou­velles comme pour l’ingénieur qui doit répon­dre à des con­traintes tou­jours plus nom­breuses, cepen­dant, cet élar­gisse­ment du champ des pos­si­bles con­stitue un défi majeur car, là où le prob­lème se rédui­sait à cal­culer les seuls paramètres géométriques et à véri­fi­er le com­porte­ment de l’ou­vrage à par­tir des don­nées du cat­a­logue des deux ou trois matéri­aux pos­si­bles, la flex­i­bil­ité des pro­priétés du matéri­au va ajouter autant de degrés de liber­té à la com­plex­ité du problème.

Le défi de ce siè­cle, pour les con­cep­teurs du BTP, pour les ingénieurs qui conçoivent des ponts comme pour les archi­tectes qui dessi­nent des bâti­ments, sera donc de con­sid­ér­er les car­ac­téris­tiques du matéri­au comme des vari­ables con­trôlables, d’ar­riv­er à ne plus les gér­er comme des con­stantes imposées, mais à les utilis­er comme des leviers pour créer des formes nou­velles, pour trou­ver de nou­velles solu­tions tech­niques, pour innover.

Une étendue et une liberté étonnantes dans la gamme et les combinaisons de propriétés

Dans les dix dernières années, le béton est devenu, grâce à des avancées sci­en­tifiques qui ont mobil­isé toutes les dis­ci­plines qui con­stituent la sci­ence des matéri­aux, d’une extra­or­di­naire diver­sité. S’il est tou­jours le matéri­au le plus util­isé sur la planète (plus que tous les autres matéri­aux con­fon­dus) et le plus sim­ple à fab­ri­quer et à met­tre en forme, avec des matières pre­mières aujour­d’hui encore banales et un matériel rudi­men­taire, il est aus­si en train de s’ap­procher, grâce à une tech­nolo­gie de for­mu­la­tion fondée sur des con­cepts sci­en­tifiques puis­sants, de cer­taines per­for­mances des métaux, il peut attein­dre une résis­tance excep­tion­nelle aux attaques physiques et chim­iques, il peut offrir aux archi­tectes une qual­ité de sur­face et des pos­si­bil­ités archi­tec­toniques de plus en plus étendues.

Jusqu’au début des années qua­tre-vingt, la for­mu­la­tion du béton était présen­tée comme un com­pro­mis entre la résis­tance en com­pres­sion (d’au­tant plus élevée qu’on met­tait moins d’eau dans le mélange ini­tial) et sa capac­ité à se met­tre en place dans les cof­frages, pro­priété qui vari­ait en sens inverse. Les tech­niques de vibra­tion per­me­t­taient alors de déclin­er une gamme de bétons allant, en ter­mes de résis­tance en com­pres­sion (seule pro­priété spé­ci­fiée à cette époque dans les con­trats), de 10 à 45 MPa.

À la fin des années qua­tre-vingt sont apparus les bétons dits de hautes per­for­mances (BHP), dont les résis­tances mécaniques vont jusqu’à 80 ou 90 MPa, mais qui se sont plutôt dévelop­pés autour de deux atouts : d’une part, leur meilleur com­porte­ment dans le temps, leur résis­tance aux dif­férents types de dégra­da­tion qu’on peut observ­er sur les ouvrages de qual­ité médiocre [Malier, 1996] et, d’autre part, leur capac­ité à dévelop­per des résis­tances élevées au jeune âge, per­me­t­tant d’ac­célér­er les cycles de pro­duc­tion. Sans les BHP, on n’au­rait pas pu con­stru­ire le tun­nel sous la Manche, l’Arche de la Défense, le pont de Nor­mandie ; ou en tout cas, pas de la même façon.

Pour­tant, il y a bien eu, aupar­a­vant, des ouvrages en béton per­for­mants et durables : il existe des ouvrages con­stru­its au xixe siè­cle1 qui sont en très bon état et qui le res­teront (voir l’im­meu­ble con­stru­it en 1900 par Hen­nebique à Paris, 1, rue Dan­ton, ou l’aque­duc de la Vanne, con­stru­it entre 1850 et 1860 entre Sens et Paris).

Mais ces per­for­mances ne pou­vaient pas être exploitées indus­trielle­ment parce qu’on ne savait pas les repro­duire, on ne savait pas prédire la tenue dans le temps d’une for­mule don­née. C’est pourquoi ces per­for­mances ne pou­vaient pas être exigées par le client, ne pou­vaient pas être pre­scrites par le maître d’œu­vre. Dans la cul­ture con­struc­tive de l’époque, cepen­dant, la notion de durée de vie était asso­ciée à des exi­gences de qual­ité. D’un ouvrage à l’autre, le niveau d’ex­i­gence était plus ou moins élevé (et plus ou moins effi­cace !), ce qui fait que, sta­tis­tique­ment, quelques ouvrages nous sont restés. Cer­tains de ces ouvrages ont pu être util­isés récem­ment pour valid­er et cal­i­br­er les codes qu’on utilise aujour­d’hui pour cal­culer la durée de vie du matériau.

Pour le tun­nel sous la Manche, par exem­ple, le con­trat demandait que le béton ne présente aucune altéra­tion pen­dant cent vingt ans, et en 1988 les experts du maître d’ou­vrage (un con­sor­tium de ban­ques) ont exigé que le con­struc­teur (un groupe­ment d’en­tre­pris­es) le prou­ve. Les experts du groupe­ment ont pu les sat­is­faire en étab­lis­sant, d’abord, la liste de tous les mécan­ismes de dégra­da­tion pos­si­bles, puis en déter­mi­nant, pour cha­cun de ces mécan­ismes élé­men­taires, à par­tir de la mesure d’une grandeur sim­ple (essen­tielle­ment des coef­fi­cients de dif­fu­sion et des per­méa­bil­ités), une borne inférieure à la durée d’at­teinte d’un critère d’é­tat lim­ite (plus pré­cisé­ment la durée cor­re­spon­dant à un frac­tile de prob­a­bil­ité 90 %, selon une approche prob­a­biliste, aujour­d’hui clas­sique dans le monde de la construction).

C’est la con­ver­gence des pro­grès réal­isés à par­tir de 1980 en matière de con­nais­sances sci­en­tifiques (théorie des mélanges gran­u­laires, mod­èles d’homogénéi­sa­tion des matéri­aux com­pos­ites, etc.) et du développe­ment de toute une généra­tion de nou­veaux pro­duits minéraux (fines et ultra­fines) et organiques (sur­fac­tants) qui a per­mis d’élargir con­sid­érable­ment la gamme des per­for­mances pos­si­bles. Les pro­grès les plus spec­tac­u­laires sont dans les deux domaines suivants :

• celui de la mise en œuvre, avec les bétons auto­plaçants (BAP), qui se met­tent en place sans vibra­tion (un chantier de bâti­ment, aujour­d’hui, peut être totale­ment silen­cieux), avec sou­vent de très beaux pare­ments ; si ces bétons se répan­dent rapi­de­ment, cepen­dant, c’est d’abord à cause d’une réduc­tion de la péni­bil­ité et d’une mise en œuvre plus rapi­de, avec une réduc­tion sig­ni­fica­tive de la durée des chantiers ;

 celui des bétons fibrés ultra­p­er­for­mants (BFUP), qui per­me­t­tent d’at­tein­dre des résis­tances en com­pres­sion de 200 à 240 MPa, avec des fibres qui per­me­t­tent d’élim­in­er tout risque de rup­ture frag­ile ; ces bétons sont aus­si extrême­ment durables, avec des résul­tats excep­tion­nels (sou­vent en dessous des seuils de détec­tion) dans tous les essais de dura­bil­ité ; enfin, grâce à une dis­tri­b­u­tion gran­u­laire opti­misée, la rhéolo­gie du béton frais (la facil­ité de mise en œuvre) peut être con­trôlée sur une gamme qui peut aller d’un com­porte­ment par­faite­ment auto­plaçant à celui d’un béton sans écoule­ment, ce qui per­met de fab­ri­quer des pièces par extrusion.

Le nouveau paradigme : un matériau dont on peut choisir les propriétés

Le fait qu’un béton résis­tant à 200 MPa puisse être for­mulé de sorte qu’il soit auto­plaçant, qu’il soit ferme, ou qu’il ait une rhéolo­gie fixée entre ces deux états extrêmes, a fait vol­er en éclats le pos­tu­lat d’une cor­réla­tion entre résis­tance et rhéolo­gie et, en même temps, les anci­ennes méth­odes (empiriques) de for­mu­la­tion qui étaient fondées sur cette corrélation.

Il faut dire que ces méth­odes étaient par­faite­ment adap­tées à une époque où un béton com­pre­nait 4 con­sti­tu­ants, excep­tion­nelle­ment 5 (alors que, aujour­d’hui, il peut en con­tenir jusqu’à 10 ou 12) et où on n’avait qu’une con­nais­sance empirique des rela­tions entre les paramètres de for­mu­la­tion et les pro­priétés finales du matériau.

Aujour­d’hui, l’ingénieur peut s’ap­puy­er sur des out­ils, des méth­odes, des logi­ciels, con­stru­its sur des bases de plus en plus sci­en­tifiques, pour déter­min­er la com­po­si­tion du matéri­au qui est opti­male pour une appli­ca­tion don­née, ou pour un cahi­er des charges fixé par le maître d’ou­vrage en ter­mes de pro­priétés d’usage. Et dans ce cahi­er des charges, les pro­priétés mécaniques (résis­tance en com­pres­sion, en trac­tion, mod­ule élas­tique, mode de fis­sur­a­tion), rhéologiques (vis­cosité, seuil d’é­coule­ment), physiques (per­méa­bil­ités à l’eau, aux gaz), ther­miques (coef­fi­cient de dilata­tion, con­duc­tiv­ité et iner­tie ther­mique), esthé­tiques (forme, aspects de sur­face, couleur) peu­vent être choisies avec une éten­due de plus en plus large des valeurs pos­si­bles et de plus en plus une liber­té dans la com­bi­nai­son de ces valeurs.

Cette liber­té de com­bi­nai­son, de con­trôle indépen­dant des dif­férentes pro­priétés, est d’ailleurs frap­pante, dès lors que l’on prend en compte les con­cepts de l’empilement gran­u­laire (par exem­ple, si on veut impos­er une couleur, on l’ob­tient par des pig­ments minéraux col­orés, mais il faut ensuite cor­riger la com­po­si­tion pour rétablir la dis­tri­b­u­tion des tailles de grains). On peut donc par­ler d’une véri­ta­ble ingénierie du matéri­au.

Durée de vie du matéri­au (dans un envi­ron­nement don­né) et pro­priétés de sur­face (la qual­ité esthé­tique des façades) fig­urent par­mi les pro­priétés qui peu­vent être con­trôlées, en ter­mes de for­mu­la­tion et de mise en œuvre, par le pro­duc­teur de béton, et donc spé­ci­fiées dans un con­trat (des indi­ca­teurs de dura­bil­ité ont été défi­nis récem­ment par les parte­naires, publics et privés, de la con­struc­tion, et pour­raient con­duire, si leur con­trôle était général­isé, à une amélio­ra­tion sig­ni­fica­tive et rapi­de­ment vis­i­ble de l’é­tat du pat­ri­moine bâti). En fait, si l’on prend en compte les coûts d’ex­ploita­tion, de net­toy­age des façades, de réha­bil­i­ta­tion de l’habi­tat, le choix d’un béton de per­for­mances opti­misées peut con­duire à une réduc­tion sig­ni­fica­tive du coût glob­al d’un ouvrage.

La science des matériaux : couplage des sciences et science des couplages

Com­pren­dre un matéri­au comme le béton, com­ment il se forme, se struc­ture, com­ment il réag­it aux sol­lic­i­ta­tions mécaniques, ther­miques, chim­iques, ne peut se faire sans l’as­so­ci­a­tion organique de plusieurs dis­ci­plines scientifiques.

Le béton, tout d’abord, a une pro­priété mag­ique qui est que, quelques heures après avoir mélangé les matières pre­mières, on voit le mélange dur­cir tout seul : le ciment fait prise. Ce change­ment s’opère selon un cortège de réac­tions chim­iques, dont on con­naît bien les équa­tions. On est là dans la chimie minérale.

Il y a aus­si cette pro­priété qua­si mirac­uleuse qui est que la prise ne se fait pas instan­ta­né­ment, mais seule­ment au bout de deux ou trois heures. C’est la chimie physique qui per­met de com­pren­dre et de prédire les proces­sus de dis­so­lu­tion à la sur­face des grains de ciment et de dif­fu­sion.


Passerelle de Séoul en Corée.

Le for­mi­da­ble développe­ment des adju­vants, et notam­ment des plas­ti­fi­ants et des super­plas­ti­fi­ants qui ont révo­lu­tion­né la mise en œuvre et la vie sur les chantiers, relève de la chimie organique.

La durée de vie poten­tielle du matéri­au peut être estimée parce que les mécan­ismes de dégra­da­tion sont tous iden­ti­fiés et liés à des proces­sus de dif­fu­sion qui peu­vent être simulés (et cou­plés avec le com­porte­ment mécanique) à par­tir de la physique et la ther­mo­dy­namique des milieux poreux.

D’un autre côté, l’ingénieur qui cal­cule la struc­ture, qui déter­mine les dimen­sions des poutres, la sec­tion des poteaux, les détails du fer­rail­lage, etc., fait essen­tielle­ment des cal­culs mécaniques, des cal­culs de struc­ture qui se fondent sur la mécanique des solides et la résis­tance des matéri­aux.

Au niveau de la microstruc­ture du matéri­au, tous ces mécan­ismes sont en inter­ac­tion, sont cou­plés, et l’analyse de ces cou­plages n’a pu être acces­si­ble que lorsqu’on a dis­posé d’un cadre ther­mo­dy­namique rigoureux et com­plet [Coussy, 1999].


Une étape impor­tante a été franchie dans les années qua­tre-vingt, quand on a com­mencé à con­stru­ire une théorie des mélanges gran­u­laires [de Lar­rard, 1987]. Cette théorie est basée sur l’idée suiv­ante : quand on n’a que des grains de même taille, comme dans un sac de billes, on a tou­jours un vol­ume relatif de vides impor­tant, de l’or­dre de 40 % du vol­ume total, et on dira que la com­pac­ité C est de 0,60. La com­pac­ité d’un mélange monodis­perse ne dépend pas de la taille des grains, c’est un invari­ant car, dans notre espace, l’ho­moth­étie con­serve les rap­ports volumiques.

La pro­priété cen­trale des mélanges gran­u­laires est que, si l’on mélange deux class­es de grains de tailles qui dif­fèrent d’au moins un ordre de grandeur, alors la com­pac­ité est sig­ni­fica­tive­ment supérieure et peut attein­dre, pour un cer­tain rap­port opti­mal qui est cal­cu­la­ble (celui qui cor­re­spond au rem­plis­sage des vides, dont le vol­ume est P = 1 — C, du gros grain par une poudre de com­pac­ité C), une valeur théorique de C + P.C = 1 — P2, for­mule sim­ple qui se généralise facile­ment aux mélanges de n class­es par : 1 — Pn et qui con­verge très vite vers 1, c’est-à-dire vers l’ab­sence totale de vides. À not­er que le vol­ume (théorique) de la classe i + 1 décroît comme Pi (0.4, 0.16, 0.064, 0.0256…) ce qui est économique­ment intéres­sant car les poudres sont d’au­tant plus chères qu’elles sont plus fines.

De nom­breux autres effets, aujour­d’hui con­nus et doc­u­men­tés, doivent être pris en compte, mais cette idée a per­mis de con­stru­ire des mod­èles math­é­ma­tiques puis­sants, et surtout robustes, au sens où ils se prê­tent facile­ment aux exten­sions (sans doute parce que leur fonde­ment math­é­ma­tique est très solide).

On peut dire qu’on a franchi une pre­mière fron­tière con­ceptuelle et tech­nologique quand on a ajouté au béton un con­sti­tu­ant gran­u­laire de taille inférieure à celle des grains de ciment, et cela a pro­duit la généra­tion des bétons HP, et qu’on a franchi une sec­onde fron­tière quand on a com­plété la gamme des tailles en con­tinu jusqu’à celle de la molécule d’eau, ce qui a ouvert la voie à la généra­tion des BFUP, les bétons fibrés ultraperformants.

Les pre­miers n’ont pas con­sti­tué un véri­ta­ble saut tech­nologique, car ils restent dans le con­cept du béton armé, avec les prob­lé­ma­tiques usuelles de fer­rail­lage et le gain de per­for­mance n’a pas pu être val­orisé, car ils restent frag­iles. Ils sont beau­coup util­isés, cepen­dant, en pré­fab­ri­ca­tion, pour leur capac­ité à réduire les cycles de pro­duc­tion, et dans les ouvrages d’art, soit pour assur­er une cer­taine durée de vie (exem­ple du Trans­man­che), soit pour aug­menter une per­for­mance mécanique (une réduc­tion sig­ni­fica­tive du flu­age, par exem­ple, comme pour les pylônes du pont de Normandie).

Les sec­onds, par con­tre, comme Duc­tal®, qui ont, grâce à une matrice très per­for­mante (plus de 200 MPa en com­pres­sion) et des fibres, un com­porte­ment non frag­ile, per­me­t­tent sou­vent de sup­primer les arma­tures pas­sives, ce qui ouvre un champ tout neuf pour le génie civ­il et l’ar­chi­tec­ture, en ter­mes de légèreté, de dura­bil­ité, de forme et d’esthé­tique : passerelle de Séoul, en Corée (pho­to), pont de Saint-Pierre La Cour, mar­quis­es de Shaw­nessy, etc.

Avec un matéri­au comme Duc­tal®, par exem­ple, on a fait des pro­grès très sig­ni­fi­cat­ifs dans la com­préhen­sion du matéri­au au niveau de la nanos­truc­ture, dont le plus spec­tac­u­laire, sans doute, a été apporté par une méthode d’analyse très puis­sante issue de la micromé­canique : la nano-inden­ta­tion [Sor­renti­no, 1999, Ulm, 2002].

Cet essai con­siste à enfon­cer, sur une sur­face polie, une fine pointe tétraé­drique, avec une entaille de dimen­sion sig­ni­fica­tive­ment inférieure à celle des grains des dif­férentes espèces chim­iques qu’on trou­ve dans le ciment. On applique une force crois­sante et on mesure le déplace­ment ver­ti­cal de l’aigu­ille. Avec quelques cycles de charge et de décharge, et des paliers sous charge, on peut accéder aux trois com­posantes qui car­ac­térisent le com­porte­ment mécanique de chaque espèce qui entre dans la microstruc­ture du matériau :

• la com­posante élas­tique, avec la pente au pre­mier déchargement,
 une car­ac­téris­tique plas­tique, avec la part non linéaire au pre­mier chargement,
 une car­ac­téris­tique visqueuse, avec la vitesse de défor­ma­tion au cours d’un palier.

L’ex­a­m­en au micro­scope per­met ensuite d’as­soci­er une courbe enreg­istrée à chaque espèce minérale.

Cette méthode a per­mis de mon­tr­er que seuls les hydrates, les pro­duits for­més par la réac­tion chim­ique entre l’eau et les sil­i­cates du clink­er, flu­ent de manière sig­ni­fica­tive, et que dans les matéri­aux de haute per­for­mance, et tout par­ti­c­ulière­ment dans un matéri­au comme Duc­tal®, seule la périphérie des grains était hydratée, l’hy­drata­tion s’ar­rête par épuise­ment de l’eau des capil­laires, et le cœur des grains de ciment reste intact, avec un mod­ule élas­tique élevé (supérieur à 100 MPa). Ils se com­por­tent donc comme des inclu­sions élas­tiques, et non viscoélastiques.

Ces résul­tats ont ain­si per­mis de com­pren­dre l’o­rig­ine du flu­age des bétons (qui est sig­ni­fica­tive­ment plus faible avec les BHP et, avec Duc­tal®, presque nul) et de con­stru­ire une descrip­tion com­plète du com­porte­ment mécanique.

Nanomesures et calcul moléculaire : la dernière frontière est tombée

La sci­ence des matéri­aux a tou­jours pro­gressé en s’ap­puyant, simul­tané­ment, sur deux démarch­es par­al­lèles et com­plé­men­taires : l’ex­péri­ence et la mod­éli­sa­tion. Micromé­canique des matéri­aux com­pos­ites et cal­culs aux élé­ments finis ont per­mis de com­pren­dre et de résoudre des prob­lèmes de for­mu­la­tion des matéri­aux com­pos­ites à deux phas­es (matrice et inclu­sions).

Les avancées récentes en matière de nanomesures, de nanocap­teurs ont, en ter­mes de sim­u­la­tion numérique, leur pen­dant avec le cal­cul molécu­laire, qui pro­gresse aujour­d’hui de manière tout aus­si spec­tac­u­laire, et vient de mon­tr­er sa per­ti­nence et son poten­tiel dans le domaine de la nanos­truc­ture (la struc­ture de la pâte de ciment dur­cie) du béton [Jouan­na, Kirk­patrick, Pel­lencq]. Avec cet out­il, on va pou­voir traiter, enfin, de manière sci­en­tifique (c’est-à-dire en con­frontant théorie et expéri­ence) les ques­tions liées aux inter­faces (qui sont mul­ti­ples dans nos matéri­aux) et à la cohab­i­ta­tion entre l’or­ganique et le minéral (qui a déjà prou­vé, dans la pra­tique, son potentiel).

En ter­mes d’échelles d’ob­ser­va­tion et d’analyse, on peut dire que les nanomesures et le cal­cul molécu­laire vien­nent d’a­bat­tre la dernière fron­tière dans la pro­gres­sion de la sci­ence des matéri­aux à traiter l’ensem­ble des ques­tions sci­en­tifiques que pose, à toutes les échelles (macro, micro, nano) de leur struc­ture, l’ingénierie des matéri­aux de construction.

Conclusions

For­muler un béton de haute résis­tance qui ne soit pas frag­ile, qui soit flu­ide au point de se met­tre en place sans vibra­tion, ou au con­traire ferme au point de pou­voir être extrudé, for­muler un béton drainant ou un béton imper­méable de résis­tance don­née, un béton qui assure une durée de vie spé­ci­fiée (y com­pris du point de vue de la pro­tec­tion des arma­tures con­tre la cor­ro­sion), fait aujour­d’hui par­tie de la ” boîte à out­ils ” du pro­duc­teur de béton. Con­trôler et assur­er le main­tien dans le temps d’une teinte, d’une couleur, d’un aspect de sur­face sont des enjeux majeurs de la recherche appliquée pour les années qui viennent.

De nou­velles asso­ci­a­tions de pro­priétés appa­rais­sent sur le marché et la péné­tra­tion de nou­veaux pro­duits, comme les bétons auto­plaçants, prou­ve la fais­abil­ité et la per­ti­nence économique de ces nou­velles class­es de béton.

En deux décen­nies, on est passé d’un matéri­au unique, stan­dard, à petit nom­bre de vari­antes, à un matéri­au de plus en plus ver­sa­tile, au point qu’au­jour­d’hui on peut ajuster de manière con­tin­ue, sur des éten­dues de plus en plus larges, avec une grande liber­té, une grande indépen­dance entre les dif­férentes pro­priétés mécaniques, physiques, ther­miques, esthé­tiques. Les logi­ciels de for­mu­la­tion sont de plus en plus per­for­mants parce qu’ils ne sont pas fondés seule­ment sur des rela­tions empiriques, ou sta­tis­tiques, mais sur des lois physiques et des mod­èles math­é­ma­tiques rationnels.

Quand on con­naît la diver­sité des sit­u­a­tions (cli­ma­tiques, indus­trielles, envi­ron­nemen­tales, sociales, etc.) des ouvrages de génie civ­il, par­ti­c­ulière­ment dans le domaine des infra­struc­tures, il est clair que cette capac­ité nou­velle offre des per­spec­tives intéres­santes à l’ingénieur con­struc­teur. Son pas­sage sur le ter­rain cepen­dant sera long et pro­gres­sif, car il demande une pro­fonde mod­i­fi­ca­tion de la démarche de con­cep­tion, un change­ment cul­turel certain.

La révi­sion des normes (et du statut même des normes), la refonte en pro­fondeur de l’en­seigne­ment des matéri­aux de con­struc­tion (et de sa posi­tion dans la for­ma­tion des ingénieurs) sont, certes, une néces­sité, mais c’est le développe­ment de parte­nar­i­ats entre pro­duc­teurs de matéri­aux, con­struc­teurs et con­cep­teurs qui est aujour­d’hui la voie de pro­grès la plus prometteuse.

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1. On pour­rait aus­si citer le Pan­théon à Rome et Sainte-Sophie à Istan­bul, qui sont deux des ouvrages de l’An­tiq­ui­té qui ont le mieux résisté, les seuls dont les coupoles sont encore en place ; le pre­mier est entière­ment en béton, il y a même des fon­da­tions au dôme, qua­tre for­mules dif­férentes, avec des gran­u­lats dif­férents et, comme ciment, une asso­ci­a­tion de chaux et de sil­i­cates qui sont four­nis soit par de la brique pilée soit par des sables d’o­rig­ine vol­canique, asso­ci­a­tion qui leur donne une com­po­si­tion chim­ique très proche de celle de nos ciments mod­ernes (voir les écrits de Vitruve).

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