Hors des sentiers battus

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°738 Octobre 2018Par : Rédacteur : Jean Salmona (56)

Paresse d’esprit ou sou­ci d’optimiser ? Nous nous can­ton­nons volon­tiers à l’écoute d’œuvres qui nous sont fami­lières, jouées par des inter­prètes que nous connais­sons bien. Et pour­tant, déro­ger à cette règle de pré­cau­tion peut nous appor­ter, par­fois, des plai­sirs insoupçonnés. 

Paresse d’esprit ou sou­ci d’optimiser ? Nous nous can­ton­nons volon­tiers à l’écoute d’œuvres qui nous sont fami­lières, jouées par des inter­prètes que nous connais­sons bien. Et pour­tant, déro­ger à cette règle de pré­cau­tion peut nous appor­ter, par­fois, des plai­sirs insoupçonnés. 

Fin de siècle

Vous ne connais­sez sans doute pas la pia­niste russe Anna Zas­si­mo­va. Vous connais­sez Scria­bine mais pas les com­po­si­teurs Peter et Geor­gy Catoire, Rebi­kov, Kalin­ni­kov, et peut-être pas non plus Lia­dov ni Medt­ner. Au tour­nant des xixe et xxe siècles, à l’orée des cata­clysmes qui allaient bou­le­ver­ser l’Europe, ces com­po­si­teurs choi­sissent non de rompre avec le pas­sé, comme le fera l’École de Vienne, mais de bâtir sur l’héritage de Cho­pin et Tchaï­kovs­ki une musique d’un extrême raf­fi­ne­ment, empreinte de la
nos­tal­gie d’un monde en train de dis­pa­raître. Écou­tez la brève Médi­ta­tion de Peter Catoire, la grande Sona­ta Remi­nis­cen­za de Medt­ner, écou­tez aus­si la Sonate n° 3 de Scria­bine : tout l’esprit russe est là, mar­qué par le regret tché­kho­vien du temps qui passe et de ce qui aurait pu être. Anna Zas­si­mo­va, qui a réuni des pièces de tous ces com­po­si­teurs en un CD, pos­sède cette tech­nique d’acier propre à l’école russe de pia­no mais aus­si un tou­cher lumi­neux et sub­til dans la lignée de Rich­ter et Gilels.

1 CD HÄNSSLER

Le per­cu­tant, l’exubérant Fazil Say n’a pas fini de nous éton­ner : il nous avait déjà sur­pris dans l’intégrale des Sonates de Mozart puis en accom­pa­gna­teur, il nous sur­prend plus encore là où nous ne l’attendions pas, dans Debus­sy (Pré­ludes, livre 1) et Satie (Six Gnos­siennes, Trois Gym­no­pé­dies). Dans les Pré­ludes de Debus­sy, il fait preuve d’une finesse d’interprétation, d’un soin extrême de la cou­leur qui rap­pellent Sam­son Fran­çois. Quant aux pièces de Satie, il les joue sans affec­ta­tion, comme des minia­tures linéaires hors du temps, dans une atmo­sphère de temple zen. Avec ce ‑nou­vel enre­gis­tre­ment, Fazil Say se confirme comme l’un des pia­nistes majeurs du xxie siècle. 

 1 CD WARNER

Concertos

Le jeune vio­lo­niste alle­mand Tobias Feld­mann vient d’enregistrer, avec l’Orchestre phil­har­mo­nique de Liège diri­gé par Jean-Jacques Kan­to­row, les concer­tos de Sibe­lius et de Rau­ta­vaa­ra. À écou­ter son inter­pré­ta­tion du Concer­to de Sibe­lius, un des dix concer­tos majeurs des xixe et xxe siècles et l’un des plus beaux, inter­pré­ta­tion lyrique, habi­tée, on s’étonne de ne pas avoir enten­du plus tôt ce musi­cien de haut lignage. Quant au Concer­to de Rau­ta­vaa­ra, autre com­po­si­teur fin­lan­dais récem­ment dis­pa­ru, c’est une œuvre ori­gi­nale du xxe siècle, poly­to­nale, entiè­re­ment bâtie sur des recherches de timbres et tout à fait acces­sible à des oreilles réti­centes à la musique contem­po­raine, que l’on écoute avec plai­sir et inté­rêt et qui par­vient à émou­voir. Signa­lons au pas­sage la musi­ca­li­té et l’homogénéité excep­tion­nelles de l’Orchestre de Liège, autre heu­reuse découverte. 

1 CD ALPHA

Dans le pay­sage musi­cal fran­çais, Saint-Saëns est un mys­tère. Com­po­si­teur pro­li­fique, pia­niste pro­dige et vir­tuose, per­son­nage offi­ciel cou­vert d’honneurs, il a tra­ver­sé quatre régimes poli­tiques, de 1835 à 1921, sans chan­ger un iota à sa manière, qui est res­tée ancrée dans la plus pure tra­di­tion de la musique roman­tique du xixe siècle ; et il est aujourd’hui très joué aux USA et au Royaume-Uni, très peu en France. Ber­trand Cha­mayou vient d’enregistrer les Concer­tos pour pia­no 2 et 5 avec l’Orchestre natio­nal diri­gé par Emma­nuel Kri­vine, deux œuvres qui font appel à une tech­nique pia­nis­tique trans­cen­dante et qui auraient pu être com­po­sées par Liszt (qui appré­ciait l’interprète Saint-Saëns) ; alors que le 5e Concer­to, par exemple, a été écrit en 1896, deux ans après la créa­tion du Pré­lude à l’Après-midi d’un faune, de Debus­sy, un an après le Menuet antique de Ravel. Ces deux pièces archi­clas­siques et cepen­dant superbes consti­tuent une bonne approche de l’œuvre d’un com­po­si­teur auquel pour­rait s’appliquer la for­mule célèbre de Gide répon­dant à la ques­tion : « Quel est le plus grand poète fran­çais ? Vic­tor Hugo, hélas ! » 

1 CD ERATO

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