Évocations

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°674 Avril 2012Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Cer­taines musiques sont asso­ciées à des moments forts de votre vie et à l’émotion qui était la vôtre alors. En écou­tant une de ces musiques, vous pou­vez revivre le moment qu’elle évoque et res­sen­tir la même émo­tion avec d’autant plus d’intensité que, contrai­re­ment à un tableau ou un film pour la vision, la musique peut occu­per tout votre espace sonore.

Bien sûr, cette émo­tion est toute per­son­nelle et sub­jec­tive ; et puis, rares sont les musiques qui vous touchent ain­si. Mais pour l’une d’elles, fût-ce une simple chan­son, vous don­ne­riez bien des œuvres dis­tin­guées. Peut-être l’une des musiques ci-après a‑t- elle pour vous un tel pou­voir d’évocation ; mais ce sera votre secret.

Debussy

La musique de Debus­sy est déjà mer­veilleu­se­ment évo­ca­trice en soi, et rien ne vous empêche de vous inven­ter, à défaut d’un sou­ve­nir per­son­nel, un moment ima­gi­naire qui lui soit lié. Sous le titre Le com­po­si­teur et ses inter­prètes, un album bien docu­men­té pré­sente en trois CD des enre­gis­tre­ments his­to­riques1 : des chan­sons par Ninon Val­lin (1928), Jane Batho­ri (1929), Claire Croi­zat (1930−1936), Gérard Sou­zay (1947), Irène Joa­chim (1948), et même une pièce accom­pa­gnée par Debus­sy au pia­no, Green par Mary Gar­den ; des pièces pour pia­no par Ben­no Moï­se­vitsch (Jar­dins sous la pluie, 1916 et Toc­ca­ta, 1946), Ricar­do Vines, Rach­ma­ni­nov (Doc­tor Gra­dus ad Par­nas­sum, 1921), Arthur Rubin­stein (1945), Mar­celle Meyer (1947) ; des pièces d’orchestre dont deux ver­sions de La Mer, par Artu­ro Tos­ca­ni­ni et Roger Desor­mière, pas­sion­nantes de dif­fé­rence assu­mée, et Trois Noc­turnes diri­gés par Pierre Mon­teux (1955) ; enfin, plu­sieurs plages de chant avec orchestre dont des extraits de deux ver­sions de Pel­léas (1927 et 1928) et des pièces par Ninon Vallin.

La qua­li­té tech­nique est variable, mais tout est audible et il y a là des incu­nables qui valent le détour.

Une décou­verte : le jeu extrê­me­ment fin, délié, cha­toyant, du jeune pia­niste polo­nais Rafal Ble­chacz dans Pour le pia­no, Estampes et L’Isle joyeuse2. Il n’est pas facile de venir après les grands inter­prètes contem­po­rains que furent Wal­ter Gie­se­king, Sam­son Fran­çois, Artu­ro Bene­det­ti- Miche­lan­ge­li et de jouer de façon aus­si superbe sans copier, comme tant d’autres le font aujourd’hui. En outre, deuxième décou­verte, Ble­chacz joue sur le même disque avec brio et sen­si­bi­li­té deux pièces de Szy­ma­nows­ki : un Pré­lude et fugue et la Sonate en ut mineur, révé­lant ain­si deux œuvres majeures d’un grand com­po­si­teur du XXe siècle encore mécon­nu, œuvres d’une extra­or­di­naire richesse thé­ma­tique et har­mo­nique, proche de Scria­bine. Si Cho­pin avait vécu au XXe siècle, c’est ain­si, peut-être, qu’il aurait écrit.

Enfin, le pia­niste Jan Michiels a enre­gis­tré, sous le titre Le Tom­beau de Debus­sy, les der­nières pièces pour pia­no – les deux Livres des études, pièces ultimes d’une écla­tante moder­ni­té – et les hom­mages à Debus­sy de Mali­pie­ro, Dukas, Bartók, Rous­sel, Fal­la, Stra­vins­ky3, aux­quelles s’ajoute une étrange et der­nière brève com­po­si­tion en pleine guerre, Les Soirs illu­mi­nés par l’ardeur du char­bon. Le tout est joué « en situa­tion » sur un Érard de 1892, au timbre clair et typi­que­ment fran­çais, comme devait les aimer Debussy.

Martinu – Enesco

Que l’honnête homme d’aujourd’hui se réjouisse : il y a encore des com­po­si­teurs majeurs du XXe siècle à décou­vrir. Bohu­slav Mar­ti­nu, Tchèque, réfu­gié aux États-Unis en 1941, va y com­po­ser les plus impor­tantes de ses œuvres sym­pho­niques, dont la Sym­pho­nie n° 1 et le Concer­to pour vio­lon n° 2, que viennent d’enregistrer l’Orchestre natio­nal de Bel­gique diri­gé par Wal­ter Wel­ler et Loren­zo Gat­to au vio­lon4. C’est une musique aus­si puis­sante que celles de Bartók, Pro­ko­fiev ou Chos­ta­ko­vitch, pro­fon­dé­ment ori­gi­nale par son lan­gage har­mo­nique et ryth­mique, réso­lu­ment tonale mais à cent lieues du néo­ro­man­tisme, super­be­ment écrite, mar­quée par la guerre (la musique de Mar­ti­nu fait par­tie de la Entar­tete Musik, la « musique dégé­né­rée » ban­nie par le IIIe Reich), sou­vent poi­gnante et qui ne vous lâche plus, à écou­ter toutes affaires cessantes.

Après la musique tour­men­tée de Mar­ti­nu, celle de Georges Enes­co est un havre de séré­ni­té. On connaît d’abord Enes­co comme vio­lo­niste (qui n’a pas été ému aux larmes à l’écoute du Double Concer­to de Bach avec le jeune Menu­hin ?). Le Trio Bran­cu­si nous fait décou­vrir les deux Trios et la Séré­nade loin­taine5. Le Trio en sol mineur, œuvre de jeu­nesse d’un par­fait roman­tisme, s’inscrit dans la lignée de Men­dels­sohn, Schu­mann et Brahms. Le très beau Trio en la mineur, de 1916, est beau­coup plus com­plexe et nova­teur, proche à la fois de Chaus­son, Fau­ré, Ravel. La Séré­nade loin­taine, récem­ment retrou­vée, est une petite mer­veille, musique nos­tal­gique de plai­sir que Proust a dû aimer : au fond, der­rière Vin­teuil se cachait peut-être Enesco.

Renée Fleming

La voix de la très belle Renée Fle­ming est sans doute la plus sen­suelle de celles des sopra­nos d’aujourd’hui, et son inter­pré­ta­tion des trois mélo­dies de Shé­hé­ra­zade de Ravel6 avec l’Orchestre Phil­har­mo­nique de Radio France – qu’accompagnent sur ce disque les Poèmes pour mi de Mes­siaen et deux œuvres de Dutilleux (Deux Son­nets de Jean Cas­sou et Le Temps l’horloge) – mar­que­ra sans doute pour long­temps cette œuvre magique.

Jamais l’orchestration luxu­riante et sub­tile de Ravel n’a été aus­si en situa­tion avec une voix et un texte, en l’occurrence le poème de Tris­tan Kling­sor. Écou­tez, si vous le pou­vez, cette musique opia­cée, allon­gé sur un divan dans la pénombre d’un salon ten­du de ten­tures où brûle un bâton d’encens, en buvant un thé Dar­jee­ling de prin­temps, et rêvez : ce n’est pas l’évocation d’un voyage vécu mais celle, com­bien plus forte, de l’Orient ima­gi­naire enfoui dans la mémoire de cha­cun d’entre nous.

1. 3 CD AEON.
2. 1 CD DGG.
3. 1 CD Fuga Libera.
4. 1 CD Fuga Libera.
5. 1 CD ZIG ZAG.
6. 1 CD DECCA.

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