Doit-on le dire ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°581 Janvier 2003Par : Eugène Labiche (et Alfred Duru), dans une mise en scène de J.-L. Cochet, avec lui-même, P. Noëlle, J. Mougenot et bien d’autres, sans oublier les pianistesRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Labiche est né en 1815, l’année de Water­loo. Mort en 1888, il aura con­nu la Restau­ra­tion, la monar­chie de Juil­let, une courte Sec­onde République, un Empire égale­ment Sec­ond, la guerre de 70, la Com­mune, la République Troisième du nom. Aucun des événe­ments, sou­vent meur­tri­ers, qui ponc­tuèrent ces fluc­tu­a­tions con­sti­tu­tion­nelles n’a lais­sé de trace dans son oeu­vre théâtrale.

Son méti­er ne l’amenait pas à s’en occu­per : il con­sis­tait à faire rire la bour­geoisie parisi­enne aux dépens d’ellemême. Il la con­nais­sait bien, pour y appartenir, jusqu’au bout des ongles si l’on peut dire. Son père pos­sé­dait une fab­rique de sirop de glu­cose dont la nais­sance et la prospérité devaient sans doute beau­coup au blo­cus, con­séquence des guer­res napoléoni­ennes : le sucre de canne avait alors qua­si­ment dis­paru d’Europe continentale.

Prospérité que la paix, rev­enue avec la Restau­ra­tion, ne sem­ble pas avoir entamée : pour les dix-neuf ans de son fils, le fab­ri­cant de glu­cose lui offre un voy­age de quelque huit mois en Ital­ie et en Suisse. Voy­age accom­pli dans des con­di­tions apparem­ment con­fort­a­bles : dans ses notes, jetées au jour le jour, on voit le garçon descen­dre dans des hôtels peu sor­dides, s’acheter des cig­a­res par boîtes de cent, fréquenter toutes les salles de spec­ta­cle pas­sant à portée de main, l’Opéra de Lyon, la Scala de Milan, le San Car­lo de Naples, la Fenice de Venise… Rien d’un besogneux à la Balzac en ses débuts.

Revenu à Paris, le jeune Labiche s’adonne à la lit­téra­ture, pub­lie des nou­velles, un roman, s’intéresse à une éphémère revue mais, en com­pag­nie d’amis, passe rapi­de­ment à l’écriture dra­ma­tique, plus lucra­tive. Leur pre­mière pièce, un hon­or­able suc­cès, est d’ailleurs signée d’un pseu­do­nyme col­lec­tif. Elle sera suiv­ie de cent soix­ante­douze autres, presque toutes écrites aus­si en col­lab­o­ra­tion. Sur cette énorme masse, sept sont en effet dues au seul Labiche. C’est que sou­vent, on devait faire vite et s’y met­tre à deux, ou même trois, pour sat­is­faire l’incessante demande des directeurs soucieux de rem­plir leurs salles avec de bonnes nouveautés.

En ce dix-neu­vième siè­cle, il fal­lait des usines à pièces de théâtre, comme plus tard on con­naî­tra les usines à scé­nar­ios et dia­logues de films, puis de séries télévisées. Et si la clien­tèle des théâtres périphériques voulait des mélo­drames bien atro­ces, où l’on san­glotât en mor­dant son mou­choir, celle, plus hup­pée, du Palais-Roy­al, de la Porte Saint-Mar­tin et autres lieux de bonne tenue, aspi­rait à bien rire. Labiche et con­sorts y pourvurent durant une large quar­an­taine d’années.

Seule­ment voilà, ce pro­to­type du notable dix-neu­vième siè­cle – fils de famille donc, père d’un reje­ton unique devenu audi­teur au Con­seil d’État, maire de la petite ville de Sologne où il pos­sé­dait une pro­priété, mem­bre de l’Académie française – avait du tal­ent, un tal­ent fan­tas­tique, et immuable : quel que soit le col­lab­o­ra­teur, on a tou­jours affaire à du Labiche, dans l’inattendu des sit­u­a­tions et leur enchaîne­ment, la sûreté de coup d’oeil du por­traitiste, la cocasserie des dia­logues. Au point que, mis à part quelques his­to­riens du théâtre, tout le monde a oublié les noms de ces écrivains asso­ciés, sauf peut-être deux : ceux d’Émile Augi­er (Le Prix Mar­tin) et, encore que de moin­dre renom, d’Ernest Legou­vé (La Cigale chez les four­mis).

Pour sa part, celle de comé­di­en et de met­teur en scène, M . Jean-Lau­rent Cochet pos­sède aus­si un sens du théâtre que cha­cun sait éblouis­sant. Il n’est donc pas sur­prenant que le tan­dem Labiche-Cochet donne un résul­tat méri­tant le déplace­ment et je pense – du moins j’espère – que tous les lecteurs de cette petite chronique auront cou­ru au Nou­veau Mouf­fe­tard pour y voir Doit-on le dire ?

Au con­traire de trop de ses con­frères met­teurs en scène, M . Cochet respecte les inten­tions de l’auteur. Si ce dernier a stip­ulé que la scène représente un salon, elle représente un salon ; qu’il y a un porte-para­pluies, on y voit un porte-para­pluies. M. Cochet a cepen­dant pris quelques lib­ertés mais elles sont plus que par­donnables car elles se révè­lent fort heureuses. Dans leur ver­sion orig­i­nale, les pièces de Labiche com­por­tent sou­vent des cou­plets chantés.

On les sup­prime d’habitude dans les inter­pré­ta­tions con­tem­po­raines. Ici, c’est le con­traire ; Labiche n’en avait point prévu. M. Cochet en a intro­duit, en faisant chanter cer­taines répliques, arrangées pour la cir­con­stance. Il en a con­fié la musique, pim­pante à souhait, à J. Marsan. L’accompagnement est assuré par deux pianos, des vrais, pas des enreg­istrements, placés de part et d’autre de la scène. Le résul­tat est un enchante­ment, plus labichien que nature, si l’on peut dire. Et les comé­di­ens sur leur plateau sem­blent s’amuser au moins autant que les spectateurs.

Une jubi­la­tion, à quoi il faut avoir pris part.

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