CD Rafal Blechacz joue Bach

Désirs, délices : pianistes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°722 Février 2017Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Le bon­heur que nous apporte la musique relève à la fois des plaisirs de la chair et des joies de l’âme, et la musique est sans doute unique à cet égard. Celui qui n’a pas éprou­vé un fris­son, qui n’a pas étouf­fé un san­glot à l’écoute de la Pas­sion selon saint Jean de Bach, de Méta­mor­phoses de Strauss ou de Bil­lie Hol­i­day chan­tant Soli­tude mérite notre commisération. 

Le piano, un des rares instru­ments de musique qui se suff­ise à lui-même, est le seul, peut-être, qui per­me­tte cette inef­fa­ble com­mu­nion entre le soliste et l’auditeur. D’ailleurs, le pianiste lui-même peut être sub­mergé par l’émotion s’il sent cette même émo­tion chez ceux qui l’écoutent. Voilà pourquoi rien ne peut rem­plac­er le concert. 

RAFAL BLECHACZ

Plus que toute autre, la musique de Bach sol­licite à la fois le corps, l’esprit et l’âme. « Galanter­ies com­posées pour les mélo­manes et pour leur rafraîchir l’esprit » : cette dédi­cace de Bach pour les six Par­ti­tas pour­rait laiss­er ignor­er qu’il s’agit, déguisé sous la forme de suites de dans­es, d’un som­met de sa musique pour clavier. 

Avec les Par­ti­tas 1 et 3, Rafal Blechacz vient d’enregistrer le Con­cer­to ital­ien et aus­si cinq œuvres beau­coup moins con­nues et qui, comme dit un célèbre guide rouge, méri­tent le déplace­ment : la Fan­taisie et fugue en la mineur et les qua­tre Duos en mi mineur du Clavier-Übung1.

Les ritour­nelles du Con­cer­to ital­ien et de la Fan­taisie, l’ascétisme des arabesques qua­si abstraites des Duos sous-ten­dent un con­tre­point rigoureux, com­plexe et sub­til. Tout cela fait que l’auditeur pro­fane trou­vera dans ces pièces un plaisir jubi­la­toire et, l’initié, un bon­heur d’essence métaphysique. 

Rafal Blechacz, polon­ais, est le seul pianiste à avoir obtenu à la fois le pre­mier prix et les qua­tre prix asso­ciés (con­cer­tos, polon­ais­es, etc.) au Con­cours Chopin de Varsovie. 

ANDREW VON OEYEN

CD Andrew von Oeyen joue Saint-Saëns, Ravel et GershwinAndrew von Oeyen, pianiste améri­cain, est amoureux de Paris et de la musique française. Il a choisi d’enregistrer trois œuvres qui sont, dit-il, au car­refour des deux pays : le Con­cer­to n° 2 de Saint-Saëns, le Con­cer­to en sol de Rav­el et la 2e Rhap­sodie de Gersh­win 2. 

Il est accom­pa­g­né par l’excellent Phil­har­monique de Prague dirigé par Emmanuel Vil­laume. Le 2e Con­cer­to de Saint-Saëns est le plus célèbre – à juste titre – des cinq qu’il a écrits, arché­type du con­cer­to post roman­tique bien con­stru­it et aux thèmes agréables. 

Dans le Con­cer­to de Rav­el, très inspiré du jazz, A. von Oeyen révèle une grande sen­si­bil­ité et une par­faite com­préhen­sion de la musique française. Son inter­pré­ta­tion rap­pelle celle, légendaire, de Sam­son François. 

Mais ce qui fait le prix unique de ce disque est la 2e Rhap­sodie de Gersh­win. Cette œuvre, injuste­ment éclip­sée par la Rhap­sody in Blue à laque­lle elle est postérieure de sept ans, n’est pra­tique­ment jamais jouée en France. En fait, elle est beau­coup plus élaborée sur le plan pianis­tique que son aînée, dont elle reprend non les thèmes mais la con­struc­tion – des séquences forte­ment ryth­mées qui enca­drent une par­tie rubato. 

Courez l’écouter : avec le Con­cer­to en fa, elle témoigne de l’extraordinaire créa­tiv­ité du com­pos­i­teur et de sa capac­ité à séduire et émou­voir l’auditeur et elle laisse entrevoir ce qu’aurait pu être la suite de l’œuvre de Gersh­win s’il n’était pas dis­paru pré­maturé­ment en 1939. 

JUDITH JAUREGUI

Judith JAUREGUILast but not least, une décou­verte, due au cama­rade Lionel Caron (74) : Judith Jau­regui, jeune pianiste espag­nole d’une belle sen­si­bil­ité. Encore incon­nue en France, elle peut être décou­verte en trois dis­ques : le pre­mier, con­sacré à la musique espag­nole (Grana­dos, Fal­la, Alb­eniz)3, le sec­ond à Liszt, Debussy et Mom­pou4, le dernier à Scri­abine, Szy­manows­ki et Chopin5.

CD au piano Judith JaureguiJudith Jau­regui a été for­mée par la grande Ali­cia de Lar­rocha (dont on con­naît l’enregistrement légendaire d’Iberia) à qui elle dédie son pre­mier disque, et c’est bien sûr dans la musique espag­nole qu’elle excelle d’abord : la Suite espag­nole d’Albeniz, les Qua­tre Pièces espag­noles de Fal­la, les peu con­nues Valses poé­tiques de Grana­dos ; et aus­si, de l’exquis, min­i­mal­iste et ten­dre Mom­pou, Impre­siones inti­mas et Scènes d’enfants.

Il y a du Martha Arg­erich dans son jeu bril­lant et délié, par­ti­c­ulière­ment dans l’Isle joyeuse de Debussy et dans les Jeux d’eau à la Vil­la d’Este de Liszt, dont elle a choisi par ailleurs les six Con­so­la­tions aux har­monies très élaborées. 

Mais c’est dans Scri­abine (5e Sonate, Préludes op. 15 et Fan­taisie op. 28) qu’elle se révèle, en don­nant de ce com­pos­i­teur pro­fondé­ment nova­teur, com­plexe et séduisant, à mi-chemin entre Chopin et Schoen­berg et que l’on redé­cou­vre aujourd’hui, une inter­pré­ta­tion habitée et exemplaire. 

Ajou­tons que Judith Jau­regui est très belle, ce qui ajoute à son jeu une dimen­sion sen­suelle que l’on ne peut ignor­er. On brûle de l’entendre en con­cert. Désir de la musique, musique du désir : et si ce que nous recher­chons dans la musique n’était pas d’être troublé ? 

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1. 1 CD Deutsche Grammophon
2. 1 CD WARNER
3. 1 CD Berli Music
4. 1 CD Berli Music
5. 1 CD Berli Music

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