Des Règles administratives et techniques à Mari

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°624 Avril 2007Par : Paul Bry (42)Rédacteur : Roger AUBRUN (43)

Il y a cin­quante ans, l’assyriologue amé­ri­cain Samuel Noah Kra­mer publiait L’histoire com­mence à Sumer. Il avait pris une part impor­tante dans le déchif­fre­ment et l’étude des tablettes d’argile d’origine méso­po­ta­mienne, écrites en carac­tères cunéi­formes aux IIIe et IIe mil­lé­naires avant Jésus-Christ ; et son ouvrage pré­sen­tait une remar­quable vul­ga­ri­sa­tion des résul­tats obte­nus tant par lui-même que par un grand nombre d’autres chercheurs.

Depuis lors, les décou­vertes de nom­breuses autres tablettes, dont plus de 20 000 dans le palais royal de Mari, ont per­mis, notam­ment grâce aux études de J.-M. Durand, pro­fes­seur au Col­lège de France, une recons­ti­tu­tion de l’histoire des royaumes amor­rites du début du IIe mil­lé­naire, par­ti­cu­liè­re­ment de celui de Mari au XVIIIe siècle. L’objet de l’ouvrage de Paul Bry, issu d’une thèse de doc­to­rat en assy­rio­lo­gie sou­te­nue sous la direc­tion de J.-M. Durand, est la mise au jour de règles nom­breuses et pré­cises, admi­nis­tra­tives et tech­niques, qui struc­tu­raient l’exercice du pou­voir royal à Mari.

Les règles admi­nis­tra­tives sont déduites prin­ci­pa­le­ment de l’abondante cor­res­pon­dance retrou­vée à Mari. Elles concernent : le pou­voir royal lui-même, dans un envi­ron­ne­ment de fra­gi­li­té poli­tique et éco­no­mique ; les rôles joués par la famille royale, par les fonc­tion­naires atta­chés au roi par divers liens de fidé­li­sa­tion ; par les règles de com­mu­ni­ca­tion, d’écriture et d’acheminement des mes­sages à l’intérieur du royaume et vers les royaumes voi­sins. Les tablettes per­mettent aus­si de pré­ci­ser les règles qua­li­ta­tives se rap­por­tant aux élé­ments essen­tiels à la vie du palais : ali­ments, orge, huile, vin ; étoffes et habits de varié­tés nom­breuses ; matières pre­mières : laine, bois, cuir, métaux, pierres pré­cieuses ; vais­selle d’or et d’argent du palais carac­té­ri­sée par une cen­taine de types dif­fé­rents de vases.

À côté de ces règles qua­li­ta­tives éton­nantes par leur minu­tie et le sou­ci d’efficacité qu’elles mani­festent, les règles tech­niques concer­nant : les poids et les pesées, les méthodes d’élaboration du bronze, les modes de fabri­ca­tion des bijoux par voie méca­nique ou de fon­de­rie, le titrage de métaux, ou encore met­tant en oeuvre l’usage de coef­fi­cients de « cal­cul rapide », sont révé­la­trices d’une rigueur extra­or­di­naire, où s’imbriquent connais­sances expé­ri­men­tales en mathé­ma­tiques et en phy­sique. Mais ces règles ou ces modes opé­ra­toires ne sont jamais men­tion­nés sur les tablettes, ce silence résul­tant vrai­sem­bla­ble­ment de tra­di­tions socio­lo­giques ou cor­po­ra­tistes. C’est à par­tir de quelque 800 tablettes de comp­ta­bi­li­té de métaux four­nis­sant plu­sieurs mil­liers de chiffres sans com­men­taire, et aus­si de textes de nature mathé­ma­tique, que Paul Bry a mis au jour de telles règles ; il a uti­li­sé une approche nou­velle, mul­ti­dis­ci­pli­naire, fai­sant appel non seule­ment à l’histoire et à la lin­guis­tique, mais aus­si aux mathé­ma­tiques (géo­mé­trie, ana­lyse sta­tis­tique, astro­no­mie), aux don­nées et aux règles de la phy­sique, à la méca­nique, à la ther­mo­dy­na­mique, à la métal­lur­gie des métaux, etc. Il faut en outre sou­li­gner la grande rigueur de ces études, où toute déduc­tion est soli­de­ment étayée par des réfé­rences précises.

Ces recherches de règles tech­niques, qui consti­tuent la majeure par­tie de l’ouvrage, per­mettent aus­si de révé­ler à dif­fé­rentes reprises des obser­va­tions, soit déjà faites anté­rieu­re­ment, soit nou­velles, carac­té­ri­sant le niveau éle­vé des Méso­po­ta­miens en connais­sances expé­ri­men­tales de nature mathé­ma­tique et phy­sique : appli­ca­tions des théo­rèmes « dits » de Pytha­gore et de Tha­lès, concept de den­si­té, res­pect de l’homogénéité dimen­sion­nelle de chaque terme d’une équa­tion, etc. L’interprétation nou­velle de la signi­fi­ca­tion de cer­tains coef­fi­cients de « cal­cul rapide » montre com­ment de tels coef­fi­cients pou­vaient inté­grer des normes sous-jacentes, révé­la­trices, chez les Méso­po­ta­miens, de qua­li­tés remar­quables de géné­ra­li­sa­tion et d’abstraction ; ain­si le cal­cul du cubage d’un arbre à par­tir de la mesure de la circonférence.

L’ouvrage se ter­mine par des réflexions sur la « phi­lo­so­phie des sciences » des Méso­po­ta­miens et sur l’évolution qui condui­ra au Ier mil­lé­naire à la mise en oeuvre en astro­no­mie de véri­tables modèles mathématiques.

La clar­té du lan­gage et la pré­sen­ta­tion de l’ouvrage de 400 pages faci­litent la tâche du lec­teur : intro­duc­tion avec rap­pel his­to­rique, pro­blé­ma­tique et plan pré­cis ; conclu­sion appor­tant une syn­thèse com­plète ; table des matières très détaillée ; biblio­gra­phie abon­dante. Ain­si le lec­teur non-spé­cia­liste pour­ra aisé­ment se repor­ter au besoin au corps de l’étude pour connaître les sources uti­li­sées et la démarche sui­vie par l’auteur.

Au total, ce livre est un magni­fique tra­vail à la fois savant et de vul­ga­ri­sa­tion. Je l’ai per­son­nel­le­ment lu inté­gra­le­ment et il m’a pas­sion­né ; je sou­haite que beau­coup puissent par­ta­ger ce plaisir.

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