Des mégapoles viables, vivables et gouvernables ?

Dossier : Les mégapolesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Pierre CALAME (63)

Si les villes de nos grands-pères sont effec­tive­ment ren­dues mécon­naiss­ables par un étale­ment urbain dans l’e­space, pour le reste force est de recon­naître que les prospec­tivistes s’é­taient trompés. Pen­dant les quar­ante dernières années notre espace social et physique n’a cessé de se polaris­er. Au sein de l’Eu­rope par exem­ple, si les dif­férences entre États se sont atténuées, c’est sou­vent au prix d’une polar­i­sa­tion du développe­ment économique et social dans quelques régions, même si de mas­sives et coû­teuses poli­tiques de redis­tri­b­u­tion per­me­t­tent ensuite d’en atténuer les effets. Mais dans les con­ti­nents plus pau­vres où ces poli­tiques ne sont pas envis­age­ables, on assiste à une polar­i­sa­tion crois­sante de la pop­u­la­tion et plus encore de la richesse dans les grandes villes et sur les zones côtières. Au sein des sociétés elles-mêmes, et en par­ti­c­uli­er des sociétés urbaines, la polar­i­sa­tion sociale n’a fait que croître.

Nous nous pré­parons à un monde où il faudrait être capa­ble de gér­er des mégapoles de plusieurs dizaines de mil­lions d’habi­tants, étalées dans l’e­space, cul­turelle­ment com­pos­ites, peu­plées d’habi­tants qu’une his­toire com­mune n’u­nit guère, for­mant une mosaïque de cul­tures, dans les sociétés où rich­es et pau­vres se côtoient en jux­ta­posant des univers de plus en plus cloisonnés.

Mais ces mégapoles sont-elles viables ? Sont-elles gou­vern­ables ? De la réponse à ces deux ques­tions dépend large­ment l’avenir de nos enfants et petits-enfants.

Viabilité et gouvernabilité

Dans une économie où la maîtrise et la com­bi­nai­son des savoirs, des savoir-faire et des infor­ma­tions devient le pre­mier fac­teur de créa­tion de richess­es, la méga­pole par les oppor­tu­nités qu’elle offre, par les flux d’in­for­ma­tion qu’elle maîtrise, par les marchés de l’emploi qu’elle organ­ise est dev­enue un for­mi­da­ble espace de créa­tion de richess­es. Ce n’est pas seule­ment, comme on se l’est par­fois représen­té, une sorte de vaste par­a­site drainant par les mécan­ismes de pou­voir la richesse réelle qui serait créée ailleurs. Nous ne sommes plus au xvi­i­ie siè­cle où la rente fon­cière venait se con­cen­tr­er et se dépenser dans le luxe de la ville. Même si la con­cen­tra­tion admin­is­tra­tive et la hiérar­chie des pou­voirs per­me­t­tent notam­ment au cap­i­tal d’at­tir­er voire de détourn­er à leur prof­it une par­tie déraisonnable de la richesse nationale, l’idée de grandes villes vivant au cro­chet des provinces qui les envi­ron­nent appar­tient très large­ment au passé. La via­bil­ité des mégapoles se pose main­tenant dans d’autres ter­mes, tant écologiques que sociaux.

La ques­tion de la gou­vern­abil­ité, même si elle est liée à celle de la via­bil­ité, est néan­moins claire­ment dis­tincte. Il s’ag­it de savoir si nos sociétés sont capa­bles de con­cevoir des régu­la­tions cul­turelles, sociales et poli­tiques, des insti­tu­tions, des con­cepts, des modes de faire à la hau­teur des inter­dépen­dances innom­brables qui se nouent dans les mégapoles. La gou­vern­abil­ité ren­voie à la ques­tion de savoir si nous sommes en mesure d’abord de nous représen­ter ces inter­dépen­dances, puis de les gér­er de manière, pré­cisé­ment, à main­tenir sur le long terme la via­bil­ité sociale et écologique du sys­tème. La gou­ver­nance, au sens où je l’en­tends, et à laque­lle ren­voie la notion d’in­gou­vern­abil­ité, n’est donc pas la gou­ver­nance cos­mé­tique sou­vent décrite sous le terme de ” bonne gou­ver­nance ” et selon laque­lle il suf­fi­rait d’ap­pli­quer quelques recettes issues de la vul­gate libérale et propagées par les insti­tu­tions inter­na­tionales pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mon­des. La gou­ver­nance, au con­traire, est une ques­tion cen­trale de toute société : l’ap­ti­tude à se dot­er de régu­la­tions assur­ant sur le long terme la paix, la cohé­sion et l’har­monie sociales, et l’équili­bre des rela­tions entre l’hu­man­ité et la biosphère.

Le modèle urbain actuel des mégapoles n’est pas viable

Les villes tra­di­tion­nelles, par exem­ple celles qu’a pro­duites his­torique­ment la société européenne et celles qui struc­turent encore large­ment nos représen­ta­tions men­tales, avaient cer­taine­ment, au fil des siè­cles, mis au point des mod­èles de fonc­tion­nement durable.

Mais les mégapoles mod­ernes n’ont plus rien à voir avec ces mod­èles. Ce sont des sys­tèmes extrême­ment pré­da­teurs et dont le métab­o­lisme est très mal con­nu. Faute d’ar­gent, faute plus encore de capac­ité insti­tu­tion­nelle à maîtris­er et encadr­er la crois­sance, les mégapoles ne parvi­en­nent que rarement, même dans des pays au pou­voir poli­tique apparem­ment aus­si fort que celui de la Chine, et mal­gré de belles représen­ta­tions d’un urban­isme plan­i­fié, à encadr­er leur crois­sance par des investisse­ments, notam­ment dans le domaine des trans­ports, et plus encore à anticiper leur croissance.

Au Mali, l’un des pays les plus pau­vres du monde, la cap­i­tale Bamako absorbe 87 % des ressources nationales et prob­a­ble­ment 90 % de la con­som­ma­tion d’én­ergie. La pres­sion à l’u­til­i­sa­tion de véhicules motorisés — vélo­mo­teurs et, dès que les moyens financiers le per­me­t­tent, voitures — est extrême­ment forte. La dépen­dance du sys­tème à l’é­gard de sources d’én­ergie extérieures devient pra­tique­ment irréversible. Mais, ici comme ailleurs, les ges­tion­naires des villes con­nais­sent très mal les flux d’échange de matière entre la ville et le reste du monde.

Deux anec­dotes à ce sujet. Au début des années qua­tre-vingt-dix, invité à don­ner un avis sur le Sché­ma directeur région­al de l’Île-de-France en cours de révi­sion, j’avais fait observ­er qu’une pri­or­ité toute sim­ple était de mesur­er les flux de matière, et en par­ti­c­uli­er d’én­ergie, qui entraient et sor­taient de la région. Le con­cept ” d’empreinte écologique ” (soit le nom­bre d’hectares de terre pro­duc­tive dont il faut mobilis­er le pro­duit pour assur­er le mode de vie d’une pop­u­la­tion don­née) n’é­tant pas encore à la mode, mon idée avait paru saugrenue à mes clients. Ce qui parais­sait sérieux, c’é­tait d’ex­am­in­er les con­di­tions de com­péti­tiv­ité de la techno­pole parisi­enne face aux autres métrop­o­les ; mais, mesur­er les flux d’én­ergie, ” ce n’é­tait pas le sujet “.

Plus tard, en juin 2001, con­férenci­er invité au Con­grès des Maires de Chine, j’ai dit entre autres choses aux par­tic­i­pants que dans un pays pré­sumé mod­erne et dévelop­pé comme la France, la région cap­i­tale, l’Île-de-France, con­nais­sait infin­i­ment moins bien son métab­o­lisme ter­ri­to­r­i­al que ne le con­nais­sait il y a deux mille ans le dernier vil­lage chi­nois. Cette con­nais­sance, en effet, était pour le vil­lage une ques­tion de survie. Cycle de l’eau, main­tien de la fer­til­ité des sols, règles de répar­ti­tion des ter­res et des ressources con­di­tion­naient, au sens strict du terme, la survie du vil­lage. Nos villes, elles, se sont dévelop­pées à par­tir du xixe siè­cle quand les sociétés occi­den­tales ont com­mencé à mobilis­er à leur prof­it les ressources en matières pre­mières, et surtout en énergie fos­sile, de leur pro­pre ter­ri­toire puis du monde entier. L’im­age de la Rome antique drainant à son prof­it et au nom de sa puis­sance mil­i­taire et civil­isatrice les ressources de tout l’empire se retrou­ve assez bien dans nos expo­si­tions colo­niales du xxe siècle.

À l’ini­tia­tive de grandes entre­pris­es s’est dévelop­pé depuis une quin­zaine d’an­nées le con­cept d’é­colo­gie indus­trielle [réf. 1]. Ces entre­pris­es ont en effet com­pris qu’on ne met­trait pas en place des sys­tèmes de pro­duc­tion viables et com­pat­i­bles avec la biosphère en se bor­nant à traiter, à l’aval du proces­sus de pro­duc­tion, les déchets et sous-pro­duits de cette activ­ité ; qu’il fal­lait en quelque sorte imiter les écosys­tèmes naturels et fer­mer les cycles écologiques en faisant en sorte que les déchets et sous-pro­duits de l’un soient la matière pre­mière de l’autre. Ce faisant, les entre­pris­es ont pris con­science de leur pro­fonde igno­rance des mul­ti­ples rejets et sous-pro­duits dès lors que ceux-ci n’é­taient pas val­orisés au plan financier. Selon le pré­cepte ” on ne gère bien que ce que l’on mesure “, l’en­tre­prise a pris l’habi­tude de gér­er seule­ment ce qu’elle mesurait bien, c’est-à-dire les flux financiers. Et le mou­ve­ment de l’é­colo­gie indus­trielle, qui se répand pro­gres­sive­ment dans le monde, com­mence en préal­able par recon­naître la néces­sité de mesur­er et de maîtris­er les flux de matière.

Sans son équiv­a­lent dans une écolo­gie ter­ri­to­ri­ale, suiv­ant tout sim­ple­ment le pré­cepte philosophique ” con­nais-toi toi-même “, il n’y aura pas de prise de con­science de l’ab­sence de via­bil­ité de nos villes actuelles.

Se trou­ve égale­ment posée la ques­tion de la via­bil­ité sociale. Un habi­tant de Nairo­bi me dis­ait un jour : ” Si cela con­tin­ue, dans vingt ans une moitié de la pop­u­la­tion sera rémunérée pour assur­er la sécu­rité de l’autre moitié. ” Manière imagée d’il­lus­tr­er le défi d’une cohab­i­ta­tion explo­sive sur un même ter­ri­toire de l’ex­trême richesse et de la grande pauvreté.

Le car­ac­tère le plus préoc­cu­pant pour l’avenir de l’ab­sence de via­bil­ité de nos villes actuelles, c’est le fac­teur temps, la dif­fi­cile réversibil­ité de beau­coup de choix urbains. L’ex­em­ple de l’én­ergie fos­sile est à cet égard par­ti­c­ulière­ment élo­quent. L’aug­men­ta­tion rapi­de en 2005 du prix du pét­role, que l’on feint de trou­ver sur­prenante, et à laque­lle on pré­tend remédi­er en aug­men­tant les quo­tas de pro­duc­tion de l’OPEP, n’est évidem­ment que le reflet prévis­i­ble de l’ar­rivée de grands pays émer­gents, à com­mencer par la Chine, dans le club des impor­ta­teurs gour­mands d’én­ergie fos­sile. Peut-on infléchir les ten­dances, réduire de manière dras­tique le besoin d’én­ergie fos­sile de nos villes et à quel hori­zon ? Les études dans ce domaine sont innom­brables. Elles mon­trent qu’il y a ce à quoi on peut répon­dre à court terme, par exem­ple cer­tains com­porte­ments ou cer­tains traits de mode de vie ; il y a ce à quoi on peut répon­dre à l’hori­zon de cinq ou dix ans, par exem­ple les modes de pro­duc­tion indus­trielle, la con­som­ma­tion énergé­tique des véhicules, des équipements ménagers ; et ce qui demande cinquante ans pour se trans­former : l’or­gan­i­sa­tion de la société dans l’e­space, les sys­tèmes de trans­port col­lec­tif, la struc­ture même de l’habi­tat. Or tout notre développe­ment actuel est con­tra­dic­toire avec les évi­dences de la rareté énergé­tique future. Les villes sont dans le court terme et dans la fuite en avant. Un respon­s­able de la ville de Shang­hai me tenait l’an dernier ce pro­pos inquié­tant : si le taux de crois­sance économique de Shang­hai descendait au-dessous de 10 % par an, la ville ris­querait la fail­lite. Dans ces con­di­tions, il y a peu de chances pour que les maires des grandes villes chi­nois­es, pour­tant plus ou moins fonc­tion­naires du par­ti, écoutent les appels du gou­verne­ment cen­tral à la modération !

Les conditions d’une gouvernance urbaine adaptée

Ces con­di­tions sont inscrites dans les six axes stratégiques iden­ti­fiés par les par­tic­i­pants au con­grès fon­da­teur de l’as­so­ci­a­tion mon­di­ale des villes, CGLU (Cités et gou­verne­ments locaux unis) (Paris, mai 20041) [réf. 2].

Pre­mier axe : l’échange d’ex­péri­ences. Pourquoi cet échange vient-il en pre­mier ? Parce que toutes les sociétés ont des défis com­muns de gou­ver­nance. Mal­gré les con­textes cul­turels et économiques très dif­férents dans lesquels elles se dévelop­pent, des mégapoles comme Shang­hai, Paris, Lagos ou Johan­nes­burg ont à faire face à des défis de gou­ver­nance pro­fondé­ment sim­i­laires. Cela ne veut pas dire que les solu­tions aux­quelles elles doivent par­venir sont uniques et qu’il existe des mod­èles uni­versels de gou­ver­nance des métrop­o­les. L’art de la gou­ver­nance repose au con­traire sur cette dialec­tique entre l’u­ni­versel et le par­ti­c­uli­er : il est l’art de trou­ver ici et main­tenant, dans chaque con­texte par­ti­c­uli­er, les répons­es les plus adap­tées à des défis com­muns. Pour cela, un seul moyen de se nour­rir des leçons des autres, c’est l’échange d’expériences.

Deux­ième axe : la rela­tion unité-diver­sité. Les par­tic­i­pants l’ont affir­mé avec force, toutes les villes sont fon­da­men­tale­ment mul­ti­cul­turelles. Cette affir­ma­tion peut sem­bler provo­cante. Le con­traste visuel entre les métrop­o­les européennes ou améri­caines mul­ti­eth­niques et les mégapoles chi­nois­es uni­col­ores sem­ble évi­dent. Mais l’o­rig­ine géo­graphique et eth­nique est loin d’être le seul fac­teur de diver­sité. La dif­féren­ci­a­tion sociale en est une autre. Il n’y a d’art de la gou­ver­nance que parce que le rap­port unité — diver­sité n’est pas un jeu à somme nulle. Parce que l’on peut pro­duire à la fois plus d’u­nité et plus de diver­sité. C’est cela le défi cen­tral des villes d’au­jour­d’hui. Toutes les grandes villes sont des lieux de diver­sité. L’idée anci­enne de com­mu­nauté, du ” nous ” face à l’é­tranger vole en éclats. Les villes sont pris­es dans des réseaux mon­di­aux de sol­i­dar­ité et d’op­po­si­tion. Mais la gou­ver­nance urbaine, comme tous nos sys­tèmes de gou­ver­nance, a du mal à recon­naître cette dou­ble néces­sité de l’u­nité et de la diversité.

Troisième axe : la coopéra­tion entre les niveaux de gou­ver­nance. Pour moi cette affir­ma­tion par le con­grès fon­da­teur, de la néces­sité de renou­vel­er les rela­tions entre pou­voirs locaux, régionaux, nationaux et inter­na­tionaux est d’au­tant plus frap­pante que la mode offi­cielle est au con­traire à l’af­fir­ma­tion de la décen­tral­i­sa­tion. Au moment même où, un peu partout dans le monde, est recon­nue la néces­sité de ren­forcer les capac­ités d’au­tonomie et d’ini­tia­tive des pou­voirs locaux, la réflex­ion con­duit à dire qu’elle est vouée à l’échec si elle est affir­mée comme une oppo­si­tion avec les pou­voirs d’autres niveaux. En d’autres ter­mes, ce qui s’im­pose, c’est la néces­sité, du quarti­er au monde, de faire coopér­er dif­férentes échelles de gou­ver­nance. Or on sait, par exem­ple dans le cas de la France, com­bi­en cette coopéra­tion a tou­jours été dif­fi­cile non seule­ment à pra­ti­quer, mais aus­si et surtout à énon­cer et con­cep­tu­alis­er. Cela n’est que le reflet de notre habi­tude plus générale à sépar­er pour com­pren­dre et pour gérer.

Qua­trième axe : le parte­nar­i­at. Com­ment les pou­voirs publics peu­vent-ils appren­dre à tra­vailler réelle­ment avec les autres acteurs soci­aux ? Dans quel cadre con­ceptuel le faire ? Qui sont ces acteurs ? La mode est au parte­nar­i­at pub­lic-privé, mais elle est sou­vent énon­cée dans des ter­mes assez pau­vres, et plutôt pour jus­ti­fi­er le retrait de la sphère publique au prof­it des grandes entre­pris­es que pour organ­is­er un réel parte­nar­i­at dans la ville entre dif­férents secteurs de la pop­u­la­tion. Quant à la par­tic­i­pa­tion de la société aux pro­jets urbains, elle fait l’ob­jet de dis­cours plus que de pra­tiques, et se réduit trop sou­vent à une par­tic­i­pa­tion par injonc­tion : les class­es pau­vres sont som­mées de par­ticiper, dans des ter­mes qu’elles n’ont pas choi­sis, à la pro­duc­tion de ser­vices urbains que la société ne peut ou ne veut leur assur­er. En réal­ité, tout dans le fonc­tion­nement et la cul­ture des insti­tu­tions, et, plus en amont, dans la con­cep­tion des savoirs, s’op­pose à un véri­ta­ble parte­nar­i­at. Notre fon­da­tion a été impliquée depuis quinze ans dans ces ques­tions à l’échelle inter­na­tionale. Nous avons mon­tré qu’un véri­ta­ble parte­nar­i­at impli­quait la capac­ité pour une société locale de pro­duire ses pro­pres règles de rela­tion entre les acteurs. De la déc­la­ra­tion de Cara­cas jusqu’à la Charte africaine du parte­nar­i­at [réf. 3], nous con­sta­tons que ces règles de parte­nar­i­at doivent sat­is­faire un cer­tain nom­bre de principes sim­ples. Sim­ples à énon­cer, mais pas à met­tre en pra­tique car ils appel­lent des trans­for­ma­tions cul­turelles et insti­tu­tion­nelles con­sid­érables de la part des acteurs publics.

Cinquième axe : la capac­ité de mise en œuvre. On a trop sou­vent ten­dance à penser que la gou­ver­nance, en par­ti­c­uli­er la gou­ver­nance démoc­ra­tique, est affaire de volon­té. L’ex­péri­ence nous a mon­tré au con­traire l’im­por­tance des méth­odes de la gou­ver­nance. Il est beau de par­ler de démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive, de parte­nar­i­at, de pro­jet inté­gré ou de développe­ment durable, mais bien plus dif­fi­cile et impor­tant d’en­gager des trans­for­ma­tions pra­tiques, en ter­mes de méthode de tra­vail, de proces­sus d’élab­o­ra­tion des poli­tiques, d’or­gan­i­sa­tion des ser­vices qui vont per­me­t­tre de les pra­ti­quer. Les villes d’au­jour­d’hui, leurs respon­s­ables en tout cas, sont très con­scients du fos­sé entre les dis­cours mag­nifiques et la réal­ité de leur gestion.

Six­ième axe : il n’y a plus de prob­lèmes locaux, il n’y a plus que des prob­lèmes globaux. En fait, tous les prob­lèmes sont à la fois locaux et globaux. Les villes ont à inven­ter la manière de tra­vailler ensem­ble sur les prob­lèmes qui touchent tout le monde, tels que la san­té, l’im­mi­gra­tion, la ges­tion énergé­tique, la pau­vreté. Le rap­port local-glob­al s’est com­plète­ment trans­for­mé. D’où l’en­jeu du tra­vail en réseau. Comme le dis­ent les Anglo-Sax­ons tout est ” glo­cal “. Le développe­ment urbain n’est plus seule­ment le point d’ap­pli­ca­tion de poli­tique nationale. Les villes sont les espaces de con­struc­tion d’une poli­tique et d’une gou­ver­nance qui vont de la ges­tion du quarti­er à la ges­tion du monde.

Ce qui m’a frap­pé dans ce con­grès, c’est que les acteurs urbains sont dans leur majorité très con­scients qu’il faut chang­er rad­i­cale­ment le mode de gou­ver­nance des villes. Mais, aujour­d’hui, la plu­part des ques­tions que j’ai évo­quées restent très large­ment dans ” l’im­pen­sé “. On sait, ou on com­mence à savoir, ce qu’il y a à faire. Le tout serait de trou­ver des con­cepts pour l’énon­cer, des méth­odes pour le met­tre en œuvre et, plus encore, un lead­er­ship pour con­duire dans la longue durée une véri­ta­ble révo­lu­tion de la gouvernance.

L’inadaptation de la gouvernance urbaine n’est que le reflet d’une nécessité plus large de la révolution de la gouvernance

Je crois qu’il faut voir la méga­pole comme le sym­bole de la société du xxie siè­cle. Les défis de la gou­ver­nance urbaine sont les défis plus larges de la gou­ver­nance du monde. Vingt ans de fonc­tion publique au sein de l’É­tat français, puis près de vingt ans dans une fon­da­tion inter­na­tionale m’ont con­va­in­cu que la révo­lu­tion de la gou­ver­nance était la pri­or­ité de ce siè­cle, et que notre inca­pac­ité actuelle à penser la gou­ver­nance sur d’autres bases et à con­duire sa réforme était aujour­d’hui la prin­ci­pale men­ace pour nos sociétés. Dans le cas de la France, nous avons racon­té avec André Tal­mant dans L’é­tat au cœur [réf. 4], en nous appuyant sur notre expéri­ence de fonc­tion­naires, pourquoi la réforme de l’É­tat en France sem­blait aujour­d’hui aus­si indis­pens­able que dif­fi­cile ; et nous avons mon­tré qu’il exis­tait pour­tant de nou­veaux con­cepts sur lesquels la fonder et de nou­velles straté­gies pour la con­duire. Mais la France n’est pas un cas isolé.

À l’oc­ca­sion d’une con­férence que je présen­tais en 2001 pour la Com­mis­sion européenne sur la gou­ver­nance européenne, le Com­mis­saire Vit­tori­no déclarait dans son intro­duc­tion : ” Nous n’ar­rivons plus à con­cep­tu­alis­er la gou­ver­nance européenne. ” Quant à la gou­ver­nance mon­di­ale, on est dans une con­tra­dic­tion : d’un côté l’on voit bien que l’é­tat actuel de la gou­ver­nance mon­di­ale n’est absol­u­ment pas à la hau­teur des rela­tions qu’il faudrait créer, mais d’un autre côté, telle qu’elle est, elle est perçue comme illégitime en rai­son des con­traintes qu’elle fait peser sur les acteurs qui ne peu­vent en négoci­er les règles. On ne trou­ve donc pas de forces sociales et poli­tiques pour aller vers plus de gou­ver­nance mon­di­ale. Le prob­lème de l’in­ca­pac­ité à penser la gou­ver­nance n’est donc pas seule­ment celui des métrop­o­les, mais c’est un prob­lème beau­coup plus large. Quand on par­le de gou­ver­nance urbaine, il faut donc penser plus glob­ale­ment la révo­lu­tion de la gouvernance.

La révo­lu­tion de la gou­ver­nance sup­pose deux étapes : d’abord intro­duire la notion de gou­ver­nance, puis con­cevoir une gou­ver­nance pour ce siè­cle. La pre­mière étape con­siste à sor­tir des voca­bles clas­siques de ” ges­tion publique “, ” admin­is­tra­tion “, ” pou­voirs publics “… que nous avons maniés dans les corps de l’É­tat, pour revenir au prob­lème de fond qui sous-tend la notion de gou­ver­nance : celui de con­cevoir les régu­la­tions des sociétés. Ces régu­la­tions sont de mul­ti­ples types, et ne se réduisent pas à des appareils, ou à des sys­tèmes publics, ou à l’ad­min­is­tra­tion, ou à du droit. La ques­tion est plus large : com­ment une société fait-elle pour s’or­gan­is­er et survivre.

Au lieu de sépar­er, par exem­ple, le pub­lic et le privé, le prob­lème est de savoir com­ment l’on fixe les règles d’or­gan­i­sa­tion de la société. La ques­tion n’est pas la ” bonne gou­ver­nance ” selon la Banque Mon­di­ale, mais une ques­tion beau­coup plus large : com­ment l’on pense la manière d’or­gan­is­er la société, com­ment elle se struc­ture, com­ment elle se gère, avec quels sym­bol­es, quelles représen­ta­tions, quelles racines his­toriques, quels moyens tech­niques, quelles formes insti­tu­tion­nelles, quels con­cepts… Pass­er de la notion d’ad­min­is­tra­tion publique à la notion de gou­ver­nance, ce n’est surtout pas pass­er d’un État tout-puis­sant à un État min­i­mum ; il faut repenser l’or­gan­i­sa­tion des sociétés, et ne pas se lim­iter aux cli­vages clas­siques : l’ État, les col­lec­tiv­ités locales, le pub­lic, le privé.

Dans la deux­ième étape, il con­vient de rechercher les raisons de l’i­nadap­ta­tion de la gou­ver­nance actuelle. Il faut selon moi com­pren­dre un élé­ment cen­tral de nos sociétés qui est la ” dif­férence des con­stantes d’in­er­tie “. Depuis cinquante ans, nous vivons dans une société dans laque­lle la tech­nique et l’é­conomie ont évolué extra­or­di­naire­ment vite, d’an­née en année pour l’in­for­ma­tique, de décen­nie en décen­nie pour la plu­part des autres domaines. Mais nos sys­tèmes de pen­sée, y com­pris notre représen­ta­tion du pou­voir, de l’autre, de la nation et de l’ex­térieur, du monde, de la respon­s­abil­ité, ont évolué lente­ment : la plu­part de nos con­cepts ont cent cinquante ou deux cents ans d’âge.

Quant aux insti­tu­tions, et on le voit par­ti­c­ulière­ment en ce qui con­cerne la gou­ver­nance mon­di­ale, elles évolu­ent encore beau­coup plus lente­ment. L’u­ni­ver­sité d’au­jour­d’hui est l’u­ni­ver­sité du début du xixe siè­cle. L’É­tat d’au­jour­d’hui est l’É­tat west­phalien de 1648, l’héri­ti­er direct de la for­ma­tion de l’É­tat-nation au cours des xve et xvie siè­cles. Les luttes pour l’indépen­dance dans les anciens pays colonisés se sont faites au nom d’un État-nation com­plète­ment inven­té mais qui était le pro­duit d’une pen­sée des xvi­ie et xvi­i­ie siè­cles. Il faut se ren­dre compte à quel point le prob­lème de l’évo­lu­tion extrême­ment lente des sys­tèmes de pen­sée et des insti­tu­tions par rap­port aux défis est le prob­lème cen­tral de notre temps.

La crise de la gou­ver­nance est la même que la crise des savoirs et que la crise des mod­èles de développe­ment. Ce sont des crises dues au fait que nous avons hérité d’un sys­tème pour lequel il faut ” découper ” pour être opéra­tionnel : découper les com­pé­tences entre les niveaux de gou­ver­nance, découper les prob­lèmes de l’ad­min­is­tra­tion, découper les con­nais­sances entre les fac­ultés, découper le développe­ment en fil­ières de pro­duc­tion… Ain­si une pen­sée admin­is­tra­tive et poli­tique dom­i­nante dans notre pays reste que le seul moyen de faire de la démoc­ra­tie est de répar­tir, de manière explicite et monop­o­lis­tique dans chaque cas, les com­pé­tences entre les acteurs poli­tiques et admin­is­trat­ifs (les ” blocs de compétence ”).

Le prob­lème cen­tral de la société mon­di­ale dans laque­lle nous sommes entrés est le prob­lème des rela­tions. Je par­le sou­vent de ” révo­lu­tion coper­ni­ci­enne ” : met­tre à la périphérie ce qui était cen­tral, met­tre au cen­tre ce qui était mar­gin­al et qui est la rela­tion. On le voit très bien, par exem­ple, sur une ques­tion qui touche de près la gou­ver­nance urbaine à savoir l’ar­tic­u­la­tion entre les échelles de gou­ver­nance : com­ment organ­is­er les dif­férents niveaux de gou­ver­nance pour qu’ils tra­vail­lent ensem­ble à résoudre les prob­lèmes parce qu’au­cun ne peut être résolu à un seul niveau. La ques­tion cen­trale de la gou­ver­nance, c’est gér­er les rela­tions entre les indi­vidus, entre les sociétés, entre l’hu­man­ité et la biosphère, entre les prob­lèmes de san­té, d’é­d­u­ca­tion, d’én­ergie. Il n’y a pas un lieu unique à par­tir duquel on puisse gér­er tout cela sérieuse­ment. Il y a égale­ment le prob­lème des rela­tions entre la puis­sance publique et les autres acteurs de la société : le fait de sépar­er ce qui est du ressort de la sphère publique et du ressort de la sphère privée n’a plus de sens con­cret. Cette sépa­ra­tion n’est prise pour une évi­dence que par habi­tude, par iner­tie des sys­tèmes de pensée.

Face à cela, les ” réformes de l’É­tat ” sont con­duites dans un sys­tème de pen­sée qui ren­voie au passé au lieu d’aller vers l’avenir, qui ne sait pas pren­dre en compte la durée ni traiter la ques­tion de la rela­tion, alors que, de leur côté, les entre­pris­es ont investi dans les méth­odes de man­age­ment. Il y a dans l’ac­tion publique, et ceci dans tous les pays du monde, un énorme déficit d’in­vestisse­ment intellectuel. 

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1. Dont notre Fon­da­tion a assuré l’ap­pui méthodologique en aidant, par des méth­odes de car­togra­phie con­ceptuelle, à faire la syn­thèse en temps réel des thèmes stratégiques se dégageant à par­tir des dix-huit ate­liers et séances plénières.

Références
  • [Réf. 1] : Erk­man S., Vers une écolo­gie indus­trielle, éd. Charles Léopold May­er, Paris, 2004.
  • [Réf. 2] : Comptes ren­dus du Con­grès fon­da­teur de ” Cités et gou­verne­ments locaux unis — CGLU “, Paris, 2004. Site Web : www.mapeadores.net
  • [Réf. 3] : Calame P., La démoc­ra­tie en miettes — Pour une révo­lu­tion de la gou­ver­nance, éd. Charles Léopold May­er et Descartes & Cie, Paris, 2003.
  • [Réf. 4] : Calame P. et Tal­mant A., L’É­tat au cœur - Le Mec­ca­no de la gou­ver­nance, éd. Desclée de Brouw­er, Paris, 1997.
  • Alliance pour un monde respon­s­able, pluriel et sol­idaire, Le ter­ri­toire, lieu des rela­tions : vers une com­mu­nauté de liens et de partage, Cahiers de propo­si­tions pour le xxie siè­cle, Pôle gou­ver­nance et citoyen­neté, éd. Charles Léopold May­er, Paris, 2001.
  • Foret C., Gou­vern­er les villes avec leurs habi­tants, éd. Charles Léopold May­er, Paris, 2001.
  • La Revue Durable, Dossier : Vivre ensem­ble en méga­pole, n° 14, févri­er-mars 2005.

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