Énergies et mégapoles

Dossier : Les mégapolesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Cédric PHILIBERT

L’efficacité des mégapoles

L’efficacité des mégapoles

Comme l’écrit Lionel Tac­coen1, les mégapoles des pays en développe­ment sont les lab­o­ra­toires de l’avenir. Pourquoi les gens des cam­pagnes s’y instal­lent-ils ? Parce que même si la vie est dif­fi­cile dans les bidonvilles, les occa­sions de trou­ver du tra­vail, des soins médi­caux, de l’eau potable, de l’é­d­u­ca­tion pour les enfants sont plus grandes là qu’ailleurs, encore qu’il y ait, par­fois, une part d’il­lu­sion et qu’ils déchantent quand ils arrivent dans la grande ville. Là se créent les richess­es économiques qui ne peu­vent pas être créées dans la cam­pagne. Il faut renon­cer à cette idée d’ar­rêter l’ex­ode rur­al, bien qu’il faille cer­taines fois le ralen­tir et l’en­cadr­er. Peut-on refuser aux pays en développe­ment ce phénomène que nous avons nous-mêmes con­nu et qui nous a con­duits à notre niveau de développement ?

Du point de vue de l’en­vi­ron­nement, la con­cen­tra­tion accentue les effets pol­lu­ants locaux : on se pol­lue l’un l’autre quand on a au même endroit, ou presque, le puits et le rejet à la nappe. En pleine cam­pagne on peut compter davan­tage sur la capac­ité autodépu­ra­trice du milieu. Cepen­dant la con­cen­tra­tion réduit les émis­sions pol­lu­antes en réduisant les con­som­ma­tions d’én­ergie, en par­ti­c­uli­er dans les transports.

La con­cen­tra­tion urbaine rend plus facile et plus économique l’ac­cès aux formes mod­ernes d’én­ergie et aux réseaux. On y trou­ve des com­bustibles, fos­siles certes, mais rel­a­tive­ment pro­pres : dans les pays en développe­ment l’u­til­i­sa­tion de la bio­masse en zone rurale ou péri­ur­baine est sou­vent cat­a­strophique du point de vue de la qual­ité de l’air à l’in­térieur des locaux, et donc pour la san­té publique. Avec les mal­adies dues à l’eau, c’est l’une des sources prin­ci­pales de la mor­bid­ité et de la mor­tal­ité dans ces pays.

La sub­sti­tu­tion par des éner­gies fos­siles, tou­jours plus facile en ville qu’à la cam­pagne, est aus­si un signe de pro­grès même si l’on peut con­cevoir des formes mod­ernes d’u­til­i­sa­tion de la bio­masse pour dévelop­per l’usage de cette énergie renouvelable.

Plaidoyer pour la densité : le cas des transports

Fig­ure 1
 

Source : New­man et Kenworthy,
Sus­tain­abil­i­ty and cities : over-com­ing auto­mo­bile depen­dence, 1999.

La den­sité réduit la con­som­ma­tion d’én­ergie dans les trans­ports — on le voit très claire­ment sur la fameuse courbe de New­man et Ken­wor­thy (fig­ure 1). La den­sité réduit évidem­ment la demande de trans­ports, mais surtout elle chas­se la voiture, qui con­somme trop d’e­space au sol pour être effi­cace. La den­sité favorise à l’in­verse les trans­ports publics et les rentabilise (parce qu’ils sont beau­coup plus effi­caces en ter­mes de per­son­nes trans­portées par mètre car­ré de sur­face urbaine). Le bon bilan en énergie finale est aug­men­té par la dom­i­na­tion de l’élec­tric­ité dans les trans­ports publics. Les véhicules élec­triques ont déjà envahi nos villes, ils s’ap­pel­lent trains, métros, tramways, et pour finir ascenseurs, lesquels per­me­t­tent une desserte fine dans les villes dens­es sur la troisième dimen­sion, la verticalité.

Le bilan des trans­ports publics n’est pas seule­ment très favor­able en ter­mes énergé­tiques, il l’est aus­si en matière de pol­lu­tion locale. L’A­gence inter­na­tionale de l’én­ergie (AIE) a pub­lié il y a deux ans une étude inti­t­ulée Bus sys­tems for the future : com­ment pass­er à des bus à hydrogène non pol­lu­ants. Elle mon­tre que, pour que les com­pag­nies de ce type de trans­port soient béné­fi­ci­aires, il faut qu’elles offrent aux habi­tants un ser­vice effi­cace et rapi­de, capa­ble d’a­jouter à la clien­tèle cap­tive des trans­ports publics une par­tie de la clien­tèle auto­mo­bile. Cela sup­pose des déci­sions de répar­ti­tion de l’e­space pub­lic, de pri­or­ité aux trans­ports en com­mun, de restruc­tura­tion des lignes pour favoris­er les correspondances…

Des villes de pays en développe­ment l’ont fait avec suc­cès, notam­ment en Amérique latine, par exem­ple Curiti­ba au Brésil. Cela sup­pose aus­si qu’on ait bien réfléchi sur le mode de gou­ver­nance : il faut assur­er un cer­tain degré de con­cur­rence, mais on ne peut pas non plus laiss­er une com­péti­tion anar­chique se dévelop­per. Un sys­tème de con­ces­sions est néces­saire si l’on veut des trans­ports en com­mun organ­isés et effi­caces. On a alors des com­pag­nies de trans­port renta­bles qui peu­vent acquérir des bus mod­ernes pol­lu­ant beau­coup moins que les bus hors d’âge fréquents dans les pays en développe­ment. L’ef­fet du trans­fert des voitures vers les bus est lui-même déjà plus impor­tant que la mod­erni­sa­tion des bus.

Les véhicules hybrides ” pluggables ”

On pour­ra con­tenir les émis­sions de gaz à effet de serre des trans­ports en maîtrisant l’évo­lu­tion des besoins, ce qui néces­site de préserv­er la den­sité urbaine, et d’ap­pli­quer des poli­tiques facil­i­tant le trans­fert modal. Bien enten­du, il y aura tou­jours des voitures pour la desserte interur­baine, la rase cam­pagne et une par­tie en ville. Quelles voitures ? Un con­sen­sus est en train de se dessin­er par­mi les experts en faveur de la voiture hybride ” plug­gable “, c’est-à-dire rac­cord­able au réseau élec­trique. Le véhicule hybride, du type ” Prius “, est car­ac­térisé par l’as­so­ci­a­tion, très effi­cace sur le plan énergé­tique, d’un moteur à com­bus­tion interne et d’un moteur élec­trique. Il lui faut des bat­ter­ies d’une bonne capac­ité — quoique moins volu­mineuses, moins lour­des et moins chères que pour un véhicule tout électrique.

Un hybride ” plug­gable “, c’est un peu un hybride de véhicule hybride et de véhicule tout élec­trique — une sorte ” d’hy­bride au car­ré “. En ville, pour des tra­jets quo­ti­di­ens rel­a­tive­ment courts de quelques dizaines de kilo­mètres, on fonc­tionne en tout élec­trique. Hors de la ville, pour des plus longs tra­jets, on fonc­tionne en hybride. L’hy­bride divise par deux la con­som­ma­tion d’essence, laque­lle peut encore être divisée par deux en se rac­cor­dant chaque fois que pos­si­ble au réseau en ville. Les bio­car­bu­rants pour­raient alors per­me­t­tre de sat­is­faire tout ou par­tie de l’én­ergie restante pour réduire à zéro les émis­sions de l’au­to­mo­bile, sans atten­dre la fameuse ” économie de l’hy­drogène “, encore hypothétique.

La déconcentration a des atouts, mais pas assez

La décon­cen­tra­tion a pour­tant ses avan­tages — et ses défenseurs. Un argu­ment sou­vent avancé pour une pro­duc­tion beau­coup plus décen­tral­isée d’élec­tric­ité, c’est celui de l’atout de la cogénéra­tion qui aug­mente forte­ment le ren­de­ment des moyens de pro­duc­tion élec­trique en util­isant la chaleur.

Fig­ure 1
 
Centrale solaire dans le désert de Mojave, Californie.
Cen­trale solaire dans le désert de Mojave, Californie.

Il faut pour­tant garder les avan­tages du ” foi­son­nement “, qui fait que les sys­tèmes élec­triques inter­con­nec­tés desser­vent une puis­sance souscrite totale env­i­ron qua­tre fois supérieure à la capac­ité physique instal­lée. Il per­met ain­si de divis­er par qua­tre la fac­ture d’in­vestisse­ment dans les capac­ités de production.

La décon­cen­tra­tion a aus­si des avan­tages pour le solaire ther­mique. Il est plus facile d’avoir une part de sa con­som­ma­tion de chauffage ou d’eau chaude san­i­taire avec des pan­neaux solaires si l’on a un peu de place sur son toit et si l’on n’a pas trop d’ef­fets d’om­bre. À l’in­verse la con­som­ma­tion d’én­ergie est supérieure dans l’habi­tat dis­per­sé d’en­v­i­ron 30 % par rap­port à l’habi­tat concentré.

Au total, les incon­vénients de la décon­cen­tra­tion en matière de trans­port sont telle­ment impor­tants, qu’ils l’emportent très vraisem­blable­ment sur les éventuels béné­fices en ter­mes de con­som­ma­tion dans l’habitat.

Énergies renouvelables et mégapoles

On assim­i­le sou­vent les éner­gies renou­ve­lables aux éner­gies inter­mit­tentes et dis­per­sées, au ” hors réseaux “. On pense tout de suite au 1,6 mil­liard d’in­di­vidus non rac­cordés aux réseaux élec­triques dans les pays en développe­ment. Les analy­ses de l’AIE sug­gèrent qu’une moitié à peu près est par­faite­ment rac­cord­able du point de vue économique si la den­sité de peu­ple­ment est suff­isante, sur le mod­èle de l’élec­tri­fi­ca­tion de la Chine durant ces deux dernières décen­nies qui a con­duit à un taux d’élec­tri­fi­ca­tion de l’or­dre de 99 %. Il vaut mieux alors des réseaux, encore une fois parce que grâce à l’ef­fet de foi­son­nement on divise par qua­tre la fac­ture d’in­vestisse­ment de pro­duc­tion. Pour l’autre moitié, soit 800 mil­lions de per­son­nes, habi­tant en zone peu dense et dis­per­sée et qui y res­teront vraisem­blable­ment — parce que, même si l’essen­tiel de la crois­sance démo­graphique à venir va se faire dans les villes, une cer­taine crois­sance en zone rurale tend à com­penser l’ex­ode rur­al -, alors effec­tive­ment les éner­gies renou­ve­lables peu­vent apporter des solu­tions intéres­santes avec le pho­to­voltaïque ou la micro­hy­draulique. Cela dit, ce n’est pas parce que les éner­gies renou­ve­lables sont dif­fus­es qu’elles ne peu­vent pas gag­n­er les réseaux. On le voit aujour­d’hui avec la grande éoli­enne. Certes en France on n’en est encore qu’à env­i­ron 300 MW, mais nos voisins alle­mands dis­posent de 14 000 MW. Cela équiv­aut, en divisant par un fac­teur 3 pour avoir le pro­ductible élec­trique, à 4 réac­teurs nucléaires, ce qui n’est pas négligeable.

Fig­ure 3
Zones favor­ables au solaire à concentration

 
Zones favorables au solaire à concentration
Les zones orangées béné­fi­cient d’un ensoleille­ment direct favor­able à la pro­duc­tion d’électricité dans des cen­trales solaires à con­cen­tra­tion. Les zones en jaune peu­vent présen­ter des con­di­tions d’ensoleillement suffisantes.
Source : PHARABOD F. et PHILIBERT C., 1992, Luz Solar Pow­er Plants, DLR/SolarPACES.

Par ailleurs, on peut aus­si, pour un futur assez proche, penser au solaire à con­cen­tra­tion. La pho­togra­phie repro­duite ci-con­tre mon­tre une par­tie des cen­trales solaires dans le désert de Mojave qui ali­mentent le réseau élec­trique de Los Ange­les depuis le milieu des années 1980 ; on y voit des cap­teurs paraboliques qui con­cen­trent les rayons du soleil sur les tubes situés au foy­er des cap­teurs, per­me­t­tant d’at­tein­dre une tem­péra­ture de 400° et de faire ensuite tourn­er, avec un cir­cuit eau vapeur, une tur­bine, et pour finir un généra­teur élec­trique. Ce sys­tème à con­cen­tra­tion de l’én­ergie solaire per­met de desservir… des con­cen­tra­tions urbaines. L’élec­tric­ité pro­duite est beau­coup moins chère que le pho­to­voltaïque et, surtout, a une valeur beau­coup plus grande pour les élec­triciens : l’én­ergie est en effet facile­ment garantie, soit par un stock­age de chaleur, soit par un appoint facile en util­isant toute la par­tie clas­sique de la cen­trale pour un faible coût addi­tion­nel. C’est un très grand avan­tage par rap­port à l’éolien ou le pho­to­voltaïque. Il y a actuelle­ment des pro­jets dans une dizaine de pays dans le monde : Afrique du Sud, Algérie, Égypte, Espagne, États-Unis, Inde, Israël, Ital­ie, Maroc, Mex­ique. Deux cen­trales de 50 MW cha­cune pour­raient être rac­cordées avant la fin de l’an­née, l’une en Espagne près de Grenade, l’autre aux États-Unis dans le Nevada.

Tableau 1
Mégapoles et grandes villes ensoleillées
ÉTATS-UNIS Los Ange­les, Austin, Las Vegas, Phoenix, Salt Lake City, San Anto­nio, San Diego, Tucson
MEXIQUE Mex­i­co, Mon­ter­rey, Tijua­na, Guadalajara
AMÉRIQUE DU SUD Lima, Recife, For­t­aleza, La Paz, San­ti­a­go
EUROPE Séville, Valence, Athènes
AFRIQUE DU NORD MOYEN-ORIENT Casablan­ca, Fès, Mar­rakech, Rabat, Alger, Tunis, Beng­hazi, Tripoli, Le Caire, Alexan­drie, Gizeh, Khar­toum, Addis-Abe­ba, Jérusalem, Tel-Aviv, Amman, Bey­routh, Alep, Damas, Istan­bul, Ankara, Izmir, Téhéran, Ispa­han, Karaj, Meched, Tabriz, Djed­dah, Riyad, Koweït, Bagdad
ASIE CENTRALE ET MÉRIDIONALE Ere­van, Douchanbe, Achga­bat, Kaboul, Tachkent, Alma-Ata (Almaty), Karachi, Lahore, Faisal­abad, Gujran­wala, Hyder­abad (Pak­istan), Mul­tan, Peshawar, Rawalpin­di, Del­hi, Bom­bay (Mum­bai), Ahmed­abad, Amrit­sar, Bhopal, Hyder­abad (Inde), Indore, Jaipur, Jodh­pur, Nag­pur, Pune, Cheng­du, Chongqing, Kunming
AUSTRALIE Ade­laïde, Bris­bane, Mel­bourne, Perth, Sidney
AFRIQUE AUSTRALE Harare, Lusa­ka, Dur­ban, Johan­nes­burg, Le Cap, Pretoria
Les noms des mégapoles (de plus de 5 mil­lions d’habitants) sont indiqués en gras.

La ressource est con­sid­érable dans les régions à cli­mat semi-aride et sans nébu­losité : le sud-ouest des États-Unis, le nord du Mex­ique, une large zone en Amérique du Sud, une très grande zone cou­vrant l’Afrique du Nord, le Moyen-Ori­ent et une par­tie de l’Asie cen­trale et mérid­ionale, et la plus grande par­tie de l’Aus­tralie et de l’Afrique aus­trale (cf. fig­ure 3). L’ironie du sort c’est qu’il s’ag­it surtout de pays en développe­ment qui n’ont pas d’ob­jec­tif Kyoto, et de deux pays dévelop­pés, les États-Unis et l’Aus­tralie, qui n’ont pas rat­i­fié le pro­to­cole de Kyoto. Qui dit con­di­tions semi-arides ne dit pas néces­saire­ment faible pop­u­la­tion. En fait, il y a 90 villes ayant près de, ou (beau­coup) plus d’un mil­lion d’habi­tants (sur les quelque 480 villes de cette impor­tance dans le monde) qui se trou­vent dans, ou à prox­im­ité d’une zone favor­able à ce type de cen­trale ; dont près d’un tiers (12 sur 39) des mégapoles de plus de 5 mil­lions d’habi­tants (cf. tableau 1 — chiffres de 2000).

Le nom­bre de grandes villes et de mégapoles sus­cep­ti­bles d’être ali­men­tées par l’én­ergie solaire pour­rait être plus élevé encore si l’on inter­con­nec­tait les cen­trales avec d’autres sources d’én­ergie renou­ve­lable. Ain­si, dans la vision à 2050 de l’U­nion européenne, on envis­age, pour attein­dre l’ob­jec­tif de 50 % de l’élec­tric­ité en Europe qui soit d’o­rig­ine renou­ve­lable, de com­bin­er les ressources éoli­ennes off­shore plus régulières qu’on peut avoir sur nos côtes occi­den­tales, avec ce qu’on a déjà en hydraulique — on ne fera pas beau­coup plus dans ce domaine -, et un peu plus de géother­mie, ain­si qu’avec des cen­trales solaires qui pour­raient être en Afrique du Nord et en Turquie, rac­cordées par divers con­duits sous-marins.

En défini­tive, la con­cen­tra­tion urbaine crée sans doute des prob­lèmes d’en­vi­ron­nement spé­ci­fiques, mais elle facilite la réso­lu­tion d’autres prob­lèmes envi­ron­nemen­taux, notam­ment ceux liés aux change­ments cli­ma­tiques parce qu’elle per­met de con­som­mer l’én­ergie dans l’habi­tat, et encore plus dans les trans­ports, avec bien plus d’ef­fi­cac­ité. La con­cen­tra­tion urbaine, con­traire­ment à une idée reçue, n’est pas incom­pat­i­ble avec le développe­ment des éner­gies renou­ve­lables, comme le mon­tre le cas de la grande éoli­enne aujour­d’hui et des cen­trales solaires à con­cen­tra­tion. Pour Alphonse Allais, l’air serait plus pur si l’on con­stru­i­sait les villes à la cam­pagne. Mais si l’on prend la boutade au sérieux, et qu’on laisse s’é­taler autour des cœurs de ville des flaques urbaines peu dens­es, il sera plus dif­fi­cile de lut­ter con­tre les change­ments climatiques. 

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1. Tac­coen L., 1979, La guerre de l’én­ergie est com­mencée, Flam­mar­i­on ; et, 2001, L’Oc­ci­dent est nu, Flam­mar­i­on.

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