Défense et maîtrise de l’environnement : la Marine nationale

Dossier : La météorologie partie 1Magazine N°747 Septembre 2019
Par Amiral Christophe PRAZUCK
Par Matthieu CHEVALLIER (2004)

Le nau­frage meur­trier d’un canot de la SNSM aux Sables‑d’Olonne, le 7 juin der­nier, à 800 m du rivage, nous rap­pelle à quel point les marins, quels que soient les pro­grès tech­no­lo­giques, res­tent vul­né­rables aux élé­ments. Le vent, les vagues, la houle, la tem­pé­ra­ture de l’air et de l’eau, mais aus­si l’humidité rela­tive de l’air, les embruns ou la sali­ni­té, forment un ensemble de fac­teurs que les marins appellent l’« envi­ron­ne­ment ». La maî­trise de cet envi­ron­ne­ment com­plexe est pour eux, comme pour tous les mili­taires et acteurs de la Défense, un enjeu stra­té­gique, opé­ra­tif et tac­tique majeur. 

Pour opti­mi­ser la pré­pa­ra­tion et la conduite de ses opé­ra­tions, la Marine natio­nale s’appuie sur un réseau de spé­cia­listes mili­taires, majo­ri­tai­re­ment embar­qués à bord des uni­tés de com­bat, ados­sé à des par­te­naires de pre­mier plan mon­dial comme Météo-France et le Shom (Ser­vice hydro­gra­phique et océa­no­gra­phique de la Marine).

Un monde en évolution

Le fan­tas­sin qui com­bat­tait en Afgha­nis­tan dans les années 2000 pou­vait recon­naître les val­lées, les passes et les crêtes décrites par Rudyard Kipling et arpen­tées par les sol­dats de Sa Majes­té quelque 150 ans plus tôt. A contra­rio, la phy­sio­no­mie de la ban­quise antarc­tique, ou encore celle du pas­sage du Nord-Est – que le bâti­ment de sou­tien mobile Rhône de la Marine natio­nale a été l’an pas­sé le pre­mier bâti­ment de com­bat non russe à emprun­ter depuis 1940 (et sans l’aide d’un brise-glace) – n’ont déjà plus grand-chose à voir avec ce que ren­con­traient les navi­ga­teurs il y a seule­ment quelques décen­nies. Les voies de navi­ga­tion sont élar­gies, le tra­fic com­mer­cial a crû, cer­taines res­sources, notam­ment miné­rales, pour­raient deve­nir acces­sibles, aigui­sant les appé­tits, d’autres au contraire, comme les res­sources halieu­tiques, se raré­fient, sus­ci­tant une com­pé­ti­tion par­fois féroce.

Le chan­ge­ment cli­ma­tique bou­le­verse la donne stra­té­gique, par­ti­cu­liè­re­ment en mer. Des régions lit­to­rales, sou­vent très peu­plées, sont mena­cées de sub­mer­sion. Des popu­la­tions entières (comme celles rive­raines du golfe de Gui­née) risquent de perdre des res­sources essen­tielles. Même les effets ter­restres du réchauf­fe­ment, à des mil­liers de kilo­mètres des côtes, pro­duisent des effets en mer, visibles dans les tra­giques bar­casses des « réfu­giés cli­ma­tiques » entre les côtes libyennes et Lampedusa. 

Nos zones d’opérations, nos modes d’action en sont direc­te­ment impac­tés : une Terre plus chaude signi­fie des cyclones plus vio­lents, qui frappent prin­ci­pa­le­ment des îles ou des zones lit­to­rales. Ain­si l’ouragan Irma, fin 2017, a néces­si­té l’envoi du bâti­ment de pro­jec­tion et de com­man­de­ment Ton­nerre, accom­pa­gné de plu­sieurs autres uni­tés de la Marine natio­nale, pour por­ter secours aux popu­la­tions : après un cyclone ou un trem­ble­ment de terre, les héli­co­ptères et les moyens amphi­bies sont sou­vent les seuls moyens d’accéder à des îles dont les infra­struc­tures por­tuaires et aéro­por­tuaires sont inutilisables.


REPÈRES

La connais­sance de l’environnement, déci­sive à tous les niveaux de l’engagement naval et mili­taire, repose sur une orga­ni­sa­tion qui com­bine expé­rience plu­ri­sé­cu­laire, excel­lence scien­ti­fique et obser­va­tion large et continue.
Les quelque 130 offi­ciers et offi­ciers mari­niers météo­ro­logues de la Marine natio­nale sont pour la plu­part embar­qués à bord de nos uni­tés opé­ra­tion­nelles. Ces spé­cia­listes MetOc éta­blissent les pré­vi­sions météo­ro­lo­giques et hydro-océa­no­gra­phiques, recueillent des obser­va­tions qui ali­mentent les modèles de pré­vi­sion et conseillent le com­man­dant pour la conduite de la mis­sion. Ces pré­vi­sion­nistes sont for­més par Météo-France et le Shom, opé­ra­teurs de classe mon­diale. Ils sont ensuite employés par le Centre d’expertise opé­ra­tion­nel météo­ro­lo­gique et océa­no­gra­phique de la Marine, basé à Brest, et le Centre inter­ar­mées de sou­tien météo-océa­no­gra­phique des forces, ins­tal­lé à Tou­louse sur la Météo­pole.


De la préparation à la décision

Si ces chan­ge­ments de très long terme ont un impact sur nos modes d’action et nos zones d’activité, la connais­sance et la pré­vi­sion des condi­tions envi­ron­ne­men­tales à une échelle beau­coup plus courte (de quelques mois à quelques jours) sont éga­le­ment un fac­teur de déci­sion pré­pon­dé­rant dans la conduite des opé­ra­tions navales. 

On se sou­vient que le choix des plages de Nor­man­die pour le débar­que­ment du 6 juin 1944 répon­dait à des cri­tères d’amplitude des marées, de pro­fon­deur, de nature du sable pré­cis – pour faire rou­ler les blin­dés. On se rap­pelle que la date de cette immense opé­ra­tion, pla­ni­fiée depuis des mois, fut déca­lée d’un jour à l’ultime moment, en rai­son de l’arrivée d’une per­tur­ba­tion. C’est d’ailleurs, un siècle plus tôt, le défaut d’anticipation d’une tem­pête en Cri­mée, cau­sant la perte de trente-huit bâti­ments de la flotte fran­co-bri­tan­nique, qui avait conduit Urbain Le Ver­rier à mettre en place un réseau d’alerte météo-télé­gra­phique, rapi­de­ment deve­nu transnational.

Une météo marine indispensable

La météo­ro­lo­gie accom­pagne des déci­sions aux temps longs mais aus­si très courts. Quand un Rafale Marine, qui a décol­lé des heures plus tôt, apponte sur le Charles-de-Gaulle, qui tient la « route avia­tion » au degré près au milieu d’une zone d’opérations contrainte par d’autres bâti­ments de com­bat, voire des obs­tacles phy­siques, le com­man­dant a les yeux rivés sur l’indicateur de vent rela­tif, à la seconde près. La pré­vi­sion d’un « duct de sur­face », d’une « cuvette de non-détec­tion » ou d’un bruit ambiant per­met à la fré­gate ou au sous-marin de se posi­tion­ner pour voir sans être vu. La connais­sance d’un pro­fil de plage et de vagues, ou la pré­vi­sion d’éclairage par la lune au tra­vers des nuages, garan­tit l’infiltration réus­sie de com­man­dos marine. Bref, la connais­sance de l’environnement est un fac­teur déci­sif de suc­cès mili­taire, qui fait gagner, face à un adver­saire aus­si bien équi­pé que nous, le demi-nau­tique de por­tée au sen­seur, le cen­tième de détec­tion sup­plé­men­taire, la poi­gnée de minutes, voire de secondes, de réac­tion, qui feront bas­cu­ler l’engagement en notre faveur.

“Nous passons
de l’ère de l’information parcellaire
à l’ère de l’information surabondante”


Des senseurs performants

Un mis­sile de croi­sière par­court des cen­taines de kilo­mètres. Il est sou­mis au vent et aux intem­pé­ries. Des armes gui­dées par laser à l’approche de cibles en milieu urbain ou aride sont per­tur­bées par les aéro­sols – sables, fumées pré­sents sur le site – ou les très forts contrastes de tem­pé­ra­ture exis­tants ren­dant la dis­tinc­tion entre cible et envi­ron­ne­ment déli­cate. La pro­pa­ga­tion élec­tro­ma­gné­tique dans dif­fé­rentes fré­quences, radars, visibles, infra­rouge, est très for­te­ment dépen­dante des condi­tions envi­ron­ne­men­tales, que ce soit en mer, près des côtes ou au large, en milieu tro­pi­cal ou polaire, dans les déserts ou les hautes val­lées mon­ta­gneuses. Les carac­té­ri­ser, et mieux encore les pré­voir, per­met de construire des sys­tèmes d’armes per­for­mants, aptes à détec­ter avant d’être vu, ou à anti­ci­per les capa­ci­tés de l’adversaire dans ce domaine. Avec la DGA, l’Onera ou encore le CNRS, Météo-France par­ti­cipe aux tra­vaux per­met­tant d’augmenter la per­for­mance des senseurs.


Des évolutions technologiques permanentes 

Si la force incom­men­su­rable des masses d’eau et l’influence pré­pon­dé­rante des vents sur tous les bateaux, y com­pris à moteur, sont et res­te­ront des inva­riants pour tous les marins, les spé­cia­listes de l’environnement mari­time n’en font pas moins face à des muta­tions tech­no­lo­giques qui vont, dans les décen­nies à venir, modi­fier leurs manières de tra­vailler et adap­ter leur champ d’action.

D’abord, et pas seule­ment dans le domaine de la météo­ro­lo­gie, nous sommes en train de pas­ser de l’ère de l’information par­cel­laire à l’ère de l’information sur­abon­dante. La mul­ti­pli­ca­tion des cap­teurs, notam­ment spa­tiaux, néces­si­te­ra à très brève échéance des outils de tri, de hié­rar­chi­sa­tion des don­nées et de dis­cer­ne­ment des tendances.

Ensuite, nos opé­ra­tions s’étendent à de nou­veaux domaines. Il ne s’agit pas seule­ment du pas­sage du Nord-Est ou de l’Antarctique mais, par exemple, du fond des océans, où la pro­tec­tion des câbles sous-marins (sea­bed war­fare) est deve­nue en quelques années un enjeu stra­té­gique essentiel.

S’adapter à tous les environnements

Nos futures armes, elles aus­si, néces­si­te­ront l’extension de ce que nous appe­lons aujourd’hui l’environnement, et leur pré­pa­ra­tion inclut ce fac­teur, en asso­ciant notam­ment la Direc­tion géné­rale de l’armement et Météo-France : les lasers et autres armes à éner­gie diri­gée seront affec­tés par l’humidité rela­tive et la com­po­si­tion de l’air à grande dis­tance des uni­tés ; les drones de guerre des mines, qui per­mettent de tenir l’homme et les uni­tés habi­tées à bonne dis­tance des zones de dan­ger, requer­ront une connais­sance affi­née des courants.

Enfin, et on le voit déjà avec le noma­disme rapide des cel­lules d’Al-Qaïda ou de Daech dans des zones géo­gra­phiques très dif­fé­rentes, nous aurons besoin, encore plus qu’aujourd’hui, de savoir faire un « zoom envi­ron­ne­men­tal » très détaillé, sous faible pré­avis, pour mener des opé­ra­tions sur des cibles aus­si stra­té­giques que mou­vantes. Cela néces­si­te­ra de dis­po­ser et de réorien­ter très rapi­de­ment les cap­teurs et les modèles qui per­met­tront de pro­duire des pré­vi­sions de très haute résolution.

Maîtriser l’environnement : un enjeu de souveraineté

À bord de toutes les uni­tés de la Marine natio­nale, sur tous les théâtres d’opérations, sur l’eau, sous l’eau, dans les tours de contrôle de nos bases aéro­na­vales, chaque jour, le brie­fing « opé­ra­tions » com­mence par un bul­le­tin météo­ro­lo­gique. Pour le com­man­dant, c’est le point d’entrée de la déci­sion nau­tique et opé­ra­tion­nelle. Son for­mat, les infor­ma­tions qu’il contient, d’apparence rou­ti­nière, sont le fruit des plus récentes inno­va­tions scien­ti­fiques, mais aus­si de l’implication constante des marins, sur toutes les mers du monde, par­fois au prix de leurs vies (comme La Pérouse à Vani­ko­ro), pour obser­ver et son­der leur envi­ron­ne­ment, consi­gner et cor­ré­ler leurs mesures, qu’ils se trouvent sur l’aileron d’une pas­se­relle, à bord d’une vedette hydro­gra­phique ou lancent des bal­lons de radio­son­dage météorologique. 

Notre pays dis­pose aujourd’hui d’outils uniques et infi­ni­ment pré­cieux, civils et mili­taires, de connais­sance de l’environnement. Chaque jour, des mil­liers de marins, non seule­ment pré­vi­sion­nistes mais chefs de quart, pilotes, navi­ga­teurs, timo­niers, contrô­leurs d’aéronefs, détec­teurs anti-sous-marins, com­man­dos marine, contri­buent à pré­ser­ver et à enri­chir cet acquis remarquable. 

Car in fine, il en va de notre indé­pen­dance natio­nale. Depuis 1972, s’il y a tou­jours au moins un SNLE en patrouille, en sécu­ri­té, non détec­té, c’est notam­ment grâce à notre connais­sance excep­tion­nelle de l’environnement marin, qui allie l’expérience de la navi­ga­tion et des opé­ra­tions à l’excellence scien­ti­fique des acteurs océa­no­gra­phiques et météo­ro­lo­giques fran­çais. Notre sou­ve­rai­ne­té impose la maî­trise de l’ensemble de ces composantes.


Météo-France, acteur central

Grâce aux capa­ci­tés fran­çaises de modé­li­sa­tion, qui se déclinent depuis le globe jusqu’aux théâtres d’opérations à fine échelle, les pré­vi­sion­nistes des Armées peuvent éta­blir leurs pré­vi­sions aériennes, ter­restres et mari­times, et four­nir les élé­ments utiles à la pla­ni­fi­ca­tion, tels que des cli­ma­to­lo­gies, des ten­dances à dix jours d’échéance, voire des pré­vi­sions men­suelles ou saisonnières.

Dans le domaine mari­time, Météo-France met en œuvre des sys­tèmes numé­riques four­nis­sant des infor­ma­tions sur les vents, les vagues, les cou­rants de sur­face et la visi­bi­li­té en mer, de la côte jusqu’au grand large. Ces pré­vi­sions marines, pré­cieuses aux Armées, sont aus­si vitales pour l’ensemble des usa­gers de la mer. Elles répondent notam­ment aux enga­ge­ments de la France dans le cadre de la conven­tion SOLAS (Safe­ty of life at sea).

Pour les zones lit­to­rales, Météo-France a déve­lop­pé avec le Shom une capa­ci­té d’anticipation du risque de sub­mer­sion marine lors de fortes tem­pêtes ou d’ar­ri­vée de fortes vagues. De telles pré­vi­sions exploitent des modèles de niveau marin et de vagues à très haute réso­lu­tion spa­tiale pre­nant en compte une bathy­mé­trie très détaillée, et par­ti­cipent au dis­po­si­tif de vigi­lance pour l’aléa « vagues-sub­mer­sion » sur la métro­pole, en cours de déploie­ment sur les ter­ri­toires d’outre-mer. La sécu­ri­té des per­sonnes et des biens béné­fi­cie ici de l’expérience du minis­tère des Armées, alliée à l’expertise des modé­li­sa­teurs et au savoir-faire des pré­vi­sion­nistes de Météo-France.

Enfin, Météo-France apporte un sou­tien météo-océa­no­gra­phique à l’action de l’État en mer, par exemple dans le cadre d’accidents mari­times. Les pré­vi­sions de dérives de nappes d’hydrocarbures, réa­li­sées par Météo-France en temps réel et pre­nant en compte les vents et les cou­rants pré­vus, per­mettent d’orienter les moyens, civils et mili­taires, déployés dans la lutte anti-pol­lu­tion, sous l’autorité du pré­fet maritime.

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