Comment mesure-t-on l’empreinte carbone des TIC ?

Dossier : Numérique et environnementMagazine N°754 Avril 2020
Par Dag LUNDEN
Par Jens MALMODIN
Par Pernilla BERGMARK
Par Francis CHARPENTIER (75)

L’opérateur sué­dois Telia et le fab­ri­cant Eric­s­son tra­vail­lent ensem­ble depuis une quin­zaine d’années sur l’estimation de l’empreinte du secteur des Tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC), en s’appuyant sys­té­ma­tique­ment sur des analy­ses de cycles de vie (ACV).

Dès 1996, Telia et Eric­s­son ont dévelop­pé une exper­tise en ACV. Depuis que nous col­laborons, nous en avons réal­isé une trentaine cou­vrant l’ensemble des activ­ités télé­com, par exem­ple les travaux de génie civ­il, l’installation de sites de com­mu­ni­ca­tions fix­es et mobiles, la pro­duc­tion des smart­phones. Ce cor­pus de con­nais­sances est la base de nos travaux. Actuelle­ment, nous sommes forte­ment impliqués dans le groupe spé­cial environ­nemental de l’UIT (Spe­cial Group SG5), en liai­son avec le GSMA et le GeSI (Glob­al e‑Sustainability Ini­tia­tive), sur les recom­man­da­tions du secteur des TIC pour le respect de la tra­jec­toire 1,5 °C. Ces recom­man­da­tions sont en cours de revue finale et seront pub­liées d’ici le milieu de l’année 2020, en col­lab­o­ra­tion avec la Sci­ence Based Tar­gets Ini­tia­tive (https://sciencebasedtargets.org/). Nos autres activ­ités sont liées à l’empreinte des opéra­teurs télé­com via l’Etno (Euro­pean Tele­communications Net­work Oper­a­tors’ Asso­ci­a­tion) et l’Expo­nen­tial Roadmap.


REPÈRES

Les analy­ses de cycle de vie (ACV) suiv­ent une méthode d’évaluation nor­mal­isée par l’ISO et pré­cisée pour l’industrie des télé­com­mu­ni­ca­tions par la recom­man­da­tion L.1410 de l’ITU‑T (Method­ol­o­gy for envi­ron­men­tal life cycle assess­ments of infor­ma­tion and com­mu­ni­ca­tion tech­nol­o­gy goods, net­works and ser­vices). Elles effectuent un bilan envi­ron­nemen­tal com­plet de pro­duits et de ser­vices sur l’ensemble de leur cycle de vie, com­prenant l’extraction des matières pre­mières, la fab­ri­ca­tion, la livrai­son, l’utilisation et les traite­ments de fin de vie. 


Quels progrès avez-vous obtenus sur ces mesures d’empreinte des TIC ? 

En 2006, notre équipe pub­li­ait son pre­mier arti­cle sur l’empreinte de l’industrie des télé­coms (pour l’année 2005), en con­sol­i­dant des don­nées de sources divers­es, mais ce n’était pas très pré­cis. Nous avons alors focal­isé nos travaux sur la Suède, puisque nous avions un accès facile à des don­nées détail­lées. Nous avons réal­isé des ACV détail­lées pour mieux com­pren­dre com­ment estimer l’empreinte d’activités télé­com. Avec cette meilleure con­nais­sance des prob­lèmes, nous étions désor­mais bien armés pour con­duire des études plus ambitieuses. Nous nous sommes mis à col­lecter des bases de don­nées éten­dues des opéra­teurs télé­com, en par­ti­c­uli­er des opéra­teurs européens. Cela nous a don­né une assez bonne image de l’empreinte des télé­com­mu­ni­ca­tions européennes. Nos dernières esti­ma­tions pub­liées cou­vrent la péri­ode 2010 à 2015 à l’échelle mondiale,
et pour cela nous avons col­lec­té les don­nées cor­re­spon­dant à quelque 66 % des abon­nements mon­di­aux, incor­poré les don­nées de l’ensemble de la chaîne de valeur du secteur numérique (TIC et Con­sumer Elec­tron­ics). Pour extrapol­er à 100 % des abon­nements mon­di­aux, nous avons appliqué des règles pour dis­tinguer les réseaux fix­es des réseaux mobiles, dont les effi­cac­ités énergé­tiques sont très dif­férentes. La pré­ci­sion de nos études s’est large­ment améliorée depuis nos pre­miers travaux. Elle peut encore être améliorée, mais nos derniers chiffres pub­liés per­me­t­tent d’étudier la ten­dance. Cepen­dant, exploiter les rap­ports RSE est une tâche exigeante. Il serait souhaitable d’automatiser le tra­vail pour faciliter l’analyse sur des années suc­ces­sives et pro­duire une série tem­porelle cohérente afin d’observer la ten­dance future. Aujourd’hui, une véri­fi­ca­tion atten­tive par des experts des don­nées pub­liées dans les rap­ports est néces­saire pour éviter de pren­dre en compte des erreurs, telles que des con­fu­sions entre énergie pri­maire et énergie finale ou le dou­ble comp­tage des mêmes con­som­ma­tions, un cas typ­ique cor­re­spon­dant à des réseaux en copro­priété de plusieurs opérateurs.

Comment peut-on résumer les résultats sur l’empreinte carbone des TIC ? 

Les esti­ma­tions détail­lées pour 2015 ont réservé une bonne sur­prise ou, devri­ons nous dire, une sorte de soulage­ment par rap­port à nos pré­dic­tions antérieures. Car elles étaient inférieures à nos pro­jec­tions, en dépit de la crois­sance rapi­de du traf­ic. Le secteur des TIC sem­blait avoir atteint un plateau d’émissions autour de 730 Mt CO2e, en ten­ant compte des cycles de vie des réseaux, dat­a­cen­ters et ter­minaux, ce qui était env­i­ron 10 % en dessous de nos pré­dic­tions. Par ailleurs, l’électronique grand pub­lic avait dimin­ué ses émis­sions en valeur absolue, bais­sant à 420 Mt CO2e au lieu des 700 Mt CO2e pro­jetés. Ensem­ble, cela total­i­sait 1­ 150 Mt CO2e, soit env­i­ron 2 % de l’ensemble des émis­sions de GES mon­di­ales (55 Gt CO2e). Dif­férents fac­teurs expliquent ces réduc­tions : une meilleure effi­cac­ité énergé­tique des écrans de télévi­sion ; un effet de sub­sti­tu­tion des écrans de télévi­sion vers les smart­phones ; un effet de sub­sti­tu­tion des ordi­na­teurs, des tablettes et des autres appareils spé­cial­isés tels que les caméras vidéo, les chaînes audio, égale­ment vers les smart­phones ; le développe­ment de grands dat­a­cen­ters effi­caces énergé­tique­ment et des ser­vices de cloud asso­ciés. Nous pré­parons actuelle­ment la pub­li­ca­tion des chiffres pour les années 2016, 2017 et 2018 au pre­mier semes­tre 2020. L’étude n’est pas encore ter­minée, mais elle sem­ble con­firmer la sta­bil­i­sa­tion du CO2 et de la con­som­ma­tion élec­trique, mal­gré la crois­sance con­tin­ue des vol­umes de données.

“L’empreinte des TIC pourrait être divisée d’ici
2030 au moins par un facteur deux. ”

Quel est l’impact de l’électricité ?

Glob­ale­ment, l’empreinte car­bone des TIC découle prin­ci­pale­ment de la con­som­ma­tion d’électricité. Selon que l’électricité est pro­duite à par­tir de sources renou­ve­lables (hydroélec­tric­ité, éolien, solaire) ou nucléaire, ou de sources fos­siles, la part de l’électricité dans l’empreinte car­bone d’un opéra­teur varie de 0 à 75 %. Pour les équipemen­tiers et fab­ri­cants, si l’on exclut l’extraction et le traite­ment des min­erais, cette part varie de 25 % à 75 %. Dans le passé, l’électricité était une com­mod­ité, mais aujourd’hui les opéra­teurs de dat­a­cen­ters con­sid­èrent que l’électricité con­stitue un poste de coût impor­tant et ils s’efforcent d’en réduire la con­som­ma­tion pour des raisons économiques, en réduisant l’électricité néces­saire au refroidisse­ment ou en aug­men­tant le taux d’utilisation des serveurs de cal­culs grâce à la tech­nique de vir­tu­al­i­sa­tion. Dans les pays en développe­ment, on observe une crois­sance soutenue de la con­som­ma­tion d’énergie, en rai­son de la cor­réla­tion entre les com­mu­ni­ca­tions et le développe­ment écono­mique. Une étude d’Ericsson et de l’Imperial Col­lege mon­tre qu’en moyenne une aug­men­ta­tion de 10 % des com­mu­ni­ca­tions mobiles cor­re­spond à une aug­men­ta­tion de 0,8 % du PIB.

Dans nos esti­ma­tions, nous nous efforçons de tenir compte du fac­teur d’émission car­bone de l’électricité de chaque pays et, en l’absence de don­nées sur un pays, nous appliquons le fac­teur d’émission élec­trique mon­di­al. Pour extrapol­er les émis­sions à l’échelle mon­di­ale, nous appliquons égale­ment le fac­teur d’émission mon­di­al. Nous tenons compte de l’électricité renou­ve­lable et nucléaire, mais nous devons dis­tinguer le cas où un acteur pro­duit lui-même son élec­tric­ité, l’achète directe­ment d’une instal­la­tion zéro car­bone ou l’achète par l’intermédiaire du réseau nation­al ; même s’il achète des cer­ti­fi­cats verts, ces derniers ne garan­tis­sent pas une élec­tric­ité verte à tout instant. Aujourd’hui le secteur des TIC, GAFA et opéra­teurs, investit forte­ment dans l’électricité renou­ve­lable, soit directe­ment dans des instal­la­tions de pro­duc­tion, soit via des con­trats d’achats à long terme. Les futures recom­man­da­tions de l’ITU pour une tra­jec­toire 1,5 °C con­sid­éreront que le recours à l’électricité renou­ve­lable est cru­cial. Comme mon­tré par les travaux de l’Expo­nen­tial Roadmap, l’empreinte des TIC pour­rait être divisée d’ici 2030 au moins par un fac­teur deux si le secteur se con­ver­tit à l’électricité renouvelable.

Vous travaillez également sur le potentiel d’effet indirect positif des TIC… 

Il s’agit du poten­tiel d’effet indi­rect posi­tif sur les autres secteurs de l’économie, con­duisant à des réduc­tions de leurs émis­sions car­bone. L’initiative du GeSI était la pre­mière ini­tia­tive mon­di­ale à ce sujet, leurs rap­ports Smart 2020, Smarter 2020 et Smarter 2030 sont prob­a­ble­ment les plus large­ment con­nus, ils ont con­tribué à faire pren­dre con­science de cet effet, même si nous ne sommes pas d’accord avec toutes leurs hypothès­es. Con­sid­érant cer­taines des hypothès­es de Smarter 2030 comme très opti­mistes, con­duisant à 20 % de réduc­tion des émis­sions mon­di­ales de GES en 2030, nous avons repris leur analyse et nous con­sid­érons que la lim­ite supérieure cor­re­spon­dant à la général­i­sa­tion des effets posi­tifs util­isant des solu­tions disponibles aujourd’hui n’excède pas 15 % et que le poten­tiel de réduc­tion est de 7,5 % pour un scé­nario médi­an. Cela reste un effet très impor­tant, supérieur à l’empreinte directe du secteur. 

Notre méthodolo­gie est de pren­dre des études de cas détail­lées qui offrent de tels effets posi­tifs, de façon mesurable, dans le domaine des trans­ports et de la logis­tique, du télé­tra­vail, du chauffage des bâti­ments, et d’extrapoler dans l’hypothèse d’une général­i­sa­tion chaque fois que c’est per­ti­nent sur le plan tech­nique. Ces études de cas ne sont pas fondées sur des tech­nolo­gies avancées telles que l’IA ou la 5G, mais utilisent des tech­nolo­gies com­muné­ment adop­tées. Il faut être pré­cau­tion­neux en extrap­olant une étude de cas lim­itée à une large échelle. Le risque est d’exagérer et de mal inter­préter le résul­tat. Nous essayons d’éviter cet écueil. 

Le poten­tiel d’effet posi­tif est donc impor­tant. Mais il ne s’agit que d’un poten­tiel. Ce n’est pas une pré­dic­tion de réduc­tions qui vont néces­saire­ment se pro­duire. Elles ne sont pas faciles à réalis­er, encore moins automa­tiques. Pour con­cré­tis­er ce poten­tiel au niveau d’un pays, de l’Europe, du monde, il faut met­tre en place des poli­tiques publiques adéquates. Il nous faut aus­si soulign­er que nos études ne tien­nent pas compte des effets rebond, comme celui qu’on peut con­stater avec le télé­tra­vail. En effet, les télé­tra­vailleurs utilisent le temps gag­né pour d’autres activ­ités néces­si­tant des trans­ports ou pour éloign­er encore plus leur domi­cile de leur lieu de tra­vail, ce qui aug­mente les trans­ports occa­sion­nels vers le lieu de tra­vail ain­si que les trans­ports de la vie quo­ti­di­enne. Cela sig­ni­fie que les effets rebond doivent aus­si être gérés par des poli­tiques publiques. 

Enfin, nous voyons déjà des effets posi­tifs sig­ni­fi­cat­ifs dans les secteurs con­nex­es au numérique. On con­state claire­ment que le pas­sage de la presse sur Inter­net a réduit la vente des jour­naux, donc l’utilisation de papi­er, ce qui réduit les émis­sions. Il est clair aus­si que les déplace­ments pro­fes­sion­nels peu­vent dimin­uer. Ain­si Telia a pu réduire les siens de 80 % grâce à une poli­tique work where you are. Mais, de l’autre côté, on voit que les voy­ages par avion des par­ti­c­uliers aug­mentent parce que leur coût est faible et parce que les TIC facili­tent la com­mande des billets.

Quel est le potentiel d’une carte carbone individuelle, ce qui est envisageable avec les TIC ? 

Pourquoi pas ? Mais soyons réal­istes. La mise en œuvre est dif­fi­cile avec les sources de don­nées actuelles sur l’empreinte des pro­duits, tout par­ti­c­ulière­ment pour les biens fab­riqués en dehors d’Europe. Si l’on déter­mi­nait pour chaque con­som­ma­teur une taxe car­bone à par­tir d’un cal­cul de son empreinte car­bone, ce cal­cul devrait être pré­cis. Dans un monde futur vertueux, si chaque entre­prise con­serve une trace pré­cise de son empreinte, c’est envis­age­able, en théorie.


Questions méthodologiques

Le noy­au des sources de don­nées est for­mé par les chiffres (tels que con­som­ma­tion d’énergie, empreinte car­bone, nom­bre d’abonnés) pub­liés par les 100 entre­pris­es les plus impor­tantes du secteur numérique dans leurs rap­ports annuels de respon­s­abil­ité sociale et envi­ron­nemen­tale (RSE). Par­mi elles on compte des opéra­teurs de toutes les régions du monde, les opéra­teurs de dat­a­cen­ters, les prin­ci­paux équipemen­tiers et les fab­ri­cants d’électronique grand pub­lic. Les ana­lystes de marché (Gart­ner, IDC, etc.) con­stituent égale­ment des sources d’information, ain­si que des cen­tres de recherche comme le Fraun­hofer Insti­tute. On béné­fi­cie de don­nées détail­lées fournies par dix opéra­teurs de télé­com, ce qui a fourni une bonne vue d’efficacité énergé­tique com­parée des réseaux plus anciens (PSTN, 2G, 3G, câble TV) et des réseaux les plus mod­ernes (fibre optique, 4G). Cela a per­mis de mesur­er la dif­férence d’empreinte entre un abon­né de ser­vices fix­es et un abon­né de ser­vices mobiles. Cela a per­mis aus­si de mieux extrapol­er à l’échelle mon­di­ale et cela sert pour les pro­jec­tions futures. On effectue des véri­fi­ca­tions de la cohérence entre l’approche descen­dante (top-down) cor­re­spon­dant à l’exploitation des chiffres RSE et l’approche mon­tante (bot­tom-up) cor­re­spon­dant à l’exploitation des chiffres de vente d’équipements (rou­teurs, trans­mis­sions, etc.) et de leurs con­som­ma­tions énergé­tiques nominales. 


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