Effet rebond et changement climatique

Effet rebond : un obstacle à la lutte contre le changement climatique ?

Dossier : Numérique et environnementMagazine N°754 Avril 2020
Par Francis CHARPENTIER (75)

Peut-on comp­ter sur les gains d’efficacité qu’apporte la tech­no­lo­gie pour éco­no­mi­ser les res­sources natu­relles ? Mal­heu­reu­se­ment non, dans bien des cas, en ver­tu d’un rebond de la consom­ma­tion. Ce concept d’« effet rebond » est cen­tré sur l’usage des res­sources, mais on s’intéresse bien évi­dem­ment à ses effets induits sur le plan envi­ron­ne­men­tal, car l’accroissement de la consom­ma­tion entraîne celui des nui­sances comme les émis­sions de CO2 ou la pro­duc­tion de déchets.

L’effet rebond est déclen­ché par un fac­teur qui faci­lite l’accès à la res­source. C’est géné­ra­le­ment le fac­teur d’efficacité tech­no­lo­gique, qui engendre la baisse du prix uni­taire de la res­source. Mais on peut aus­si obser­ver des effets rebond pour des fac­teurs qui sim­pli­fient l’acte d’achat ou qui amé­liorent le fonc­tion­ne­ment d’une orga­ni­sa­tion humaine. Le numé­rique, en tant que fac­teur d’efficacité ou de sim­pli­fi­ca­tion, peut sus­ci­ter lui aus­si des effets rebond.


REPÈRES

Dès 1865, l’économiste William Jevons a mis en évi­dence un para­doxe dans le cas du char­bon anglais : crai­gnant l’épuisement char­bon, on avait amé­lio­ré l’efficacité de son extrac­tion dans le but de l’économiser, mais fina­le­ment cela en avait accé­lé­ré la consom­ma­tion. Ce para­doxe de Jevons est bien connu sous le nom « d’effet rebond ». Sou­vent appli­qué aux res­sources éner­gé­tiques, le concept peut concer­ner aus­si d’autres types de res­sources maté­rielles comme les métaux ou les res­sources agri­coles, ou imma­té­rielles tel le temps libre des indi­vi­dus, ou même une res­source arti­fi­cielle comme l’information.


L’effet rebond, un obstacle à la sauvegarde des ressources 

L’exploitation du char­bon étu­dié par Jevons cor­res­pond à un effet rebond direct, où le fac­teur déclen­chant est direc­te­ment lié à la pro­duc­tion de la res­source. Plus la pro­duc­tion de la res­source est effi­cace, plus son prix baisse. En ver­tu de l’élasticité prix / demande, la demande croît et, fina­le­ment, la consom­ma­tion de la res­source aug­mente. L’effet rebond peut aus­si être indi­rect quand le fac­teur déclen­chant dépend d’une amé­lio­ra­tion indi­rec­te­ment liée à la res­source. L’effet rebond, direct ou indi­rect, se mesure par rap­port à la réduc­tion poten­tielle de la consom­ma­tion de la res­source. Il est nul si la réduc­tion poten­tielle se réa­lise. Si la réduc­tion consta­tée est infé­rieure, la perte du poten­tiel de réduc­tion est appe­lée le rebond (de consom­ma­tion), que l’on mesure en pour­cen­tage de la réduc­tion poten­tielle : un effet rebond de 50 % cor­res­pond à une réduc­tion effec­tive égale à la moi­tié de la réduc­tion poten­tielle, et 100 % cor­res­pondent à l’absence de réduc­tion. Plus de 100 % cor­res­pondent au cas où fina­le­ment plus de la res­source est consom­mée qu’initialement. Ce cas est appe­lé back­fire, et on pour­rait éga­le­ment l’appeler « boo­me­rang ». Un bon exemple d’effet boo­me­rang est l’effet du gain d’efficacité des auto­mo­biles sur la période 1990–2010 qui, conju­gué au bas niveau de prix des car­bu­rants pen­dant la décen­nie 90, a fina­le­ment débou­ché sur un accrois­se­ment net des émis­sions des trans­ports. Ce cas a eu éga­le­ment un autre effet sys­té­mique, en ren­dant pos­sible de vivre tou­jours plus loin du lieu de tra­vail, ce qui pose aujourd’hui un pro­blème structurel.

“Une régulation environnementale paraît nécessaire.”

L’effet rebond accompagne le développement économique

L’effet rebond peut être vu comme un fac­teur posi­tif de déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Comme la res­source devient plus acces­sible, on peut satis­faire plus de besoins des popu­la­tions, et c’est un moyen d’accélérer le déve­lop­pe­ment. Mais, une fois atteint un niveau d’usage opti­mal et cor­res­pon­dant à de « vrais besoins », l’effet rebond finit par entraî­ner un gas­pillage ; il devient un fac­teur néga­tif, car l’accélération du déve­lop­pe­ment semble « ne plus en valoir la peine ». Sur la courbe de l’indice de déve­lop­pe­ment humain (IDH), mesu­rant la satis­fac­tion des popu­la­tions pays par pays, en fonc­tion du reve­nu moyen par habi­tant, on voit une crois­sance forte de l’indice lorsque l’économie satis­fait les besoins essen­tiels et des besoins utiles, puis la crois­sance fai­blit lorsqu’on arrive sur les besoins de confort, et devient négli­geable sur les usages super­flus et enfin sur les gas­pillages. L’effet rebond peut être vu comme posi­tif sur la par­tie ascen­dante de la courbe et néga­tif sur la par­tie asymptotique.

Le mar­ché laisse libre cours à l’effet rebond, qu’il soit géné­ra­teur d’usages utiles ou d’usages super­flus. Une régu­la­tion envi­ron­ne­men­tale paraît alors néces­saire pour le frei­ner s’il est pro­blé­ma­tique pour les usages super­flus et les gas­pillages. Des méca­nismes de régu­la­tion tech­ni­que­ment et socia­le­ment rece­vables sont à ima­gi­ner afin d’intervenir prio­ri­tai­re­ment pour limi­ter les volumes de pro­duc­tion à des niveaux com­pa­tibles avec la pré­ser­va­tion des res­sources et de l’environnement. On peut sché­ma­ti­ser ce prin­cipe sur la courbe d’élasticité prix / demande : il s’agit de pla­fon­ner les quan­ti­tés pro­duites, en fixant des seuils d’alerte de consom­ma­tion des res­sources naturelles.

L’effet rebond accompagne le développement du numérique

L’effet rebond est encore rela­ti­ve­ment peu étu­dié pour le sec­teur du numé­rique. Mais en voi­ci quelques élé­ments. Regar­dons d’abord les effets rebond directs. Pour le numé­rique, l’effet rebond direct ne suit pas le modèle clas­sique de baisse du prix uni­taire qui relance la consom­ma­tion en rai­son de l’élasticité prix / demande, notam­ment en rai­son du choix mar­ke­ting de vente de for­faits. De plus le pre­mier effet du pro­grès tech­no­lo­gique accé­lé­ré, résu­mé par la loi de Moore (dou­ble­ment du nombre de tran­sis­tors des micro­pro­ces­seurs tous les deux ans), est l’obsolescence rapide des pro­duits numé­riques. C’est aus­si un effet rebond. La cause (effi­ca­ci­té tech­no­lo­gique) et le résul­tat (sur­con­som­ma­tion de res­sources) res­tent les mêmes. Pour les ordi­na­teurs et les ter­mi­naux, le pro­grès tech­no­lo­gique accroît la valeur d’usage des nou­veaux modèles mis sur le mar­ché, rend les anciens modèles obso­lètes et pro­voque ain­si une relance de la consom­ma­tion. Au lieu de conser­ver son ordi­na­teur ou son smart­phone pour une durée de quatre ans, le consom­ma­teur les change au bout de deux ans pour avoir plus de puis­sance de cal­cul, plus de volume de sto­ckage et plus de débit (ces trois para­mètres de base du numé­rique jouant le même rôle que le kilo­mètre par­cou­ru pour les auto­mo­biles). Ce n’est pas tel­le­ment le prix qui baisse, mais la valeur d’usage qui croît. La divi­sion par deux de la durée de vie poten­tielle des pro­duits peut être vue comme un effet rebond à 200 % en ce sens que cela a dou­blé la consom­ma­tion de res­sources matérielles.

Pour l’accès inter­net, l’effet com­bi­né de l’augmentation de la puis­sance de cal­cul, du volume de sto­ckage et du débit, qui se tra­duit par une baisse du coût uni­taire de ces trois para­mètres, est uti­li­sé habi­le­ment par le mar­ke­ting dans la poli­tique com­mer­ciale des for­faits et les bundles, pour vendre à prix rela­ti­ve­ment stable des ser­vices inter­net de plus en plus attrac­tifs : temps de réac­tion de la navi­ga­tion, puis­sance des moteurs de recherche, volume et réso­lu­tion des pho­tos et des vidéos, appli­ca­tions « intel­li­gentes », visio­pho­nie. Ici l’effet rebond tourne autour de 100 % puisque tout le gain d’efficacité est uti­li­sé pour offrir les nou­veaux ser­vices. Ain­si, après une tren­taine d’années d’un magni­fique pro­grès tech­no­lo­gique du numé­rique, qui a contri­bué à la crois­sance éco­no­mique et au confort maté­riel, on constate un effet rebond très signi­fi­ca­tif, et même une sorte d’effet « boo­me­rang » glo­bal, où les pro­grès tech­no­lo­giques ont don­né lieu à une explo­sion de nou­veaux besoins et une sur­con­som­ma­tion de terminaux.

“L’effet rebond le plus important en pourcentage intervient pour le télétravail.

Le numérique déclenche un effet rebond dans les autres secteurs

Regar­dons main­te­nant les effets rebond indi­rects qui sti­mulent la consom­ma­tion de pro­duits dans d’autres sec­teurs que le numé­rique. Ici aus­si, le sujet a encore été peu étu­dié, comme le signale un rap­port de l’Ademe sur les effets posi­tifs du numé­rique. Mais d’ores et déjà le rap­port Smar­ter 2030 de la Glo­bal e‑Sustainability Ini­tia­tive (GeSI), bien que très opti­miste sur les effets posi­tifs du numé­rique en faveur de l’environnement, signale l’écueil des effets rebond indi­rects et en pro­pose un pre­mier chif­frage à par­tir d’études de cas pour une dou­zaine de domaines d’application smart. L’effet rebond est ain­si chif­fré à 10 % pour le smart buil­ding : c’est un effet rebond de même nature que celui esti­mé par les études de l’effet rebond de l’isolation du bâti­ment. On consomme une par­tie du béné­fice envi­ron­ne­men­tal et finan­cier en aug­men­tant un peu la tem­pé­ra­ture. Pour les smart logis­tics, l’effet rebond est éga­le­ment chif­fré à 10 %. L’étude de cas cor­res­pon­dante va dans ce sens en esti­mant que les entre­prises de logis­tique pro­fitent de l’optimisation des tour­nées de camion pour un peu moins char­ger les camions. L’effet rebond, éga­le­ment chif­fré à 10 %, est plus impor­tant en volume pour le smart manu­fac­tu­ring et la smart agri­cul­ture. L’effet rebond le plus impor­tant en pour­cen­tage inter­vient pour le télé­tra­vail. Il est chif­fré à 27 %.

Trois fac­teurs de rebond sont connus. L’augmentation du chauf­fage domes­tique est à sur­veiller car l’énergie de chauf­fage est du même ordre de gran­deur que l’énergie de dépla­ce­ment. Le fac­teur libé­ra­tion de la res­source « temps » que per­met le télé­tra­vail joue éga­le­ment. Que fait-on du temps libé­ré ? Une par­tie de ce temps est consa­crée à des dépla­ce­ments per­son­nels sup­plé­men­taires ou à des achats sup­plé­men­taires, qui ont éga­le­ment une empreinte car­bone. Enfin, le poten­tiel de rebond struc­tu­rel, ou sys­té­mique, où les gens décident de vivre plus loin de leur lieu de tra­vail, occa­sionne aus­si des dépla­ce­ments sup­plé­men­taires, ce qui avait déjà été obser­vé lorsque le coût du kilo­mètre en voi­ture avait bais­sé sur la période 1980–2000. Le com­merce élec­tro­nique, dont l’effet posi­tif esti­mé est assez faible, pos­sé­de­rait un effet rebond éga­le­ment faible. On peut tout de même se poser la ques­tion de l’effet rebond lié non pas au prix ni au temps libé­ré, mais à la très forte acces­si­bi­li­té, due à l’effort réduit néces­saire à l’achat depuis chez soi, de cer­tains pro­duits ou ser­vices, tels que les voyages lointains.

L’effet rebond du numérique reste flou et nécessite un examen plus approfondi

Tout compte fait, pour un poten­tiel de réduc­tion grâce aux appli­ca­tions smart de 12 Gt CO2 en 2030 du total ten­dan­ciel des émis­sions de GES de 63 Gt CO2e, Smar­ter 2030 pro­vi­sionne un peu plus de 10 % d’effet rebond venant en dimi­nu­tion de ce poten­tiel. L’estimation de l’effet rebond suit la même métho­do­lo­gie que celle des effets posi­tifs où l’on part d’études de cas en nombre et de por­tée limi­tée, que l’on étu­die assez pré­ci­sé­ment, et on les extra­pole par un fac­teur mul­ti­pli­ca­tif impor­tant (de plu­sieurs ordres de gran­deur) à un péri­mètre glo­bal, opé­ra­tion qui contient beau­coup d’incertitudes. Les effets rebond étant moins étu­diés que les effets posi­tifs, la pré­ci­sion des études de cas étant plus faible, l’incertitude est plus grande. En conclu­sion, l’effet rebond, sou­vent consta­té au cours du déve­lop­pe­ment éco­no­mique de l’époque moderne, mérite une atten­tion par­ti­cu­lière au moment de don­ner une place au numé­rique par­mi les solu­tions pour lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Plus que jamais, il convient d’éviter que les résul­tats obte­nus par des solu­tions tech­no­lo­giques soient neu­tra­li­sés par des boucles de rétro­ac­tion incon­trô­lées. Les quelques élé­ments déjà étu­diés laissent ouverte l’hypothèse que ces effets seraient significatifs.


RÉFÉRENCES

Cédric Gos­sart. « Rebound effects and ICT : a review of the lite­ra­ture », in ICT inno­va­tions for sus­tai­na­bi­li­ty, 310, Sprin­ger Inter­na­tio­nal, 2014, p. 435–448, 2015.

« #SMARTer2030 – ICT Solu­tions for 21st Cen­tu­ry Chal­lenges », GeSI and Accen­ture Report, 2015.

« Poten­tiel de contri­bu­tion du numé­rique à la réduc­tion des impacts envi­ron­ne­men­taux : état des lieux et enjeux pour la pros­pec­tive », rap­port de l’Ademe, 2016.


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