Livre : CHRÉTIEN ET MODERNE par Philippe d’Iribarne (55)

Chrétien et moderne

Dossier : Arts,Lettres et SciencesMagazine N°716 Juin/Juillet 2016Par : Philippe d'IRIBARNE (55)Rédacteur : Alain HENRY (73)Editeur : Éditions Gallimard – 2016 – 5, rue Sébastien- Bottin, 75007 Paris

Nous fai­sons encore sem­blant d’y croire, mais la moder­ni­té est en crise. Peut-on encore croire aux ver­tus de la mon­dia­li­sa­tion libé­rale, avec ce qu’elle char­rie d’inégalités, de nau­frages finan­ciers, de fraudes éten­dues, ou de mou­ve­ments migratoires ?

Com­ment sur­mon­ter l’impuissance du dis­cours poli­tique face à la mon­tée de la xéno­pho­bie et des popu­lismes ? Notre consen­sus com­pas­sion­nel ne réus­sit plus à cacher le mépris concret des pauvres et des per­sonnes dépendantes.

Et à chaque débat – sur l’école, le chô­mage, l’immigration, le mariage, la fin de vie, le ter­ro­risme isla­mique, etc. –, nous ne savons plus à quels dogmes nous vouer, qui n’en sont que plus intransigeants.

Quant aux reli­gions, elles n’ont plus de voix, étant priées de se fondre dans un huma­nisme uni­ver­sel asep­ti­sé et de se can­ton­ner à l’espace privé.

Le nou­veau livre de Phi­lippe d’Iribarne éclaire l’impasse dans laquelle nous amène la moder­ni­té, met­tant au jour la faille interne de son discours.

L’auteur ne pour­suit pas ici sim­ple­ment l’examen des cultures auquel il nous a habi­tués. Ce livre est l’aboutissement de plu­sieurs années de réflexion. L’ensemble de sa démons­tra­tion mérite d’être lu. Nous ne pou­vons en don­ner qu’un aperçu.

Le livre explore les rela­tions suc­ces­sives d’influence (ou de rejet) entre la moder­ni­té et le christianisme.

Celui-ci a entre­te­nu, dès ses ori­gines, un rap­port sin­gu­lier avec la recherche de la véri­té et le doute. L’Église nais­sante n’a pas craint de racon­ter, sans rien dis­si­mu­ler, les erre­ments des dis­ciples de Jésus, leurs enthou­siasmes faciles, leurs incom­pré­hen­sions, leurs doutes, et leurs renie­ments. Celui-ci ne leur pro­pose pas d’adhérer à des véri­tés défi­ni­tives, mais les invite à che­mi­ner à sa suite.

Quelques siècles plus tard, l’acceptation du ques­tion­ne­ment per­son­nel se retrouve en bonne place dans les fon­da­tions de la moder­ni­té : « Aie le cou­rage de te ser­vir de ton propre enten­de­ment. Voi­là la devise des Lumières » (Kant). La rai­son est au centre du pro­jet d’émancipation des Lumières.

Elle doit libé­rer l’humanité des pré­ju­gés qui fon­daient le monde ancien, leurs rap­ports d’inégalités et de domi­na­tions. L’impératif de luci­di­té a aus­si eu un rôle clé dans l’acceptation du plu­ra­lisme (à en maî­tri­ser les ver­tiges), et dans la construc­tion des démocraties.

L’Église elle-même n’a pas tou­jours été fidèle à son prin­cipe de luci­di­té, som­brant dans les réponses ras­su­rantes et les doc­trines rigides. C’est un mérite de la moder­ni­té d’avoir tenu le flam­beau de la rai­son critique.

Phi­lippe d’Iribarne montre alors com­ment les Lumières ont mis leur foi dans la trans­cen­dance du poli­tique, rêvant d’une socié­té hors-sol, où les humains seraient affran­chis de tout atta­che­ment, cultu­rel ou reli­gieux. Mais ce pro­jet d’émancipation subit la loi des mythes. Comme eux, il a sa part aveugle.

Refu­sant les fra­gi­li­tés humaines, il pousse à avoir un regard de gêne et de mépris sur ceux qui, dans la vie concrète, ne sont pas conformes au modèle de l’être émancipé.

Comme pour les mythes, le récit s’use, impo­sant sans cesse d’en réécrire des variantes. La ver­sion post­mo­derne pro­clame une éga­li­té déjà accom­plie, quels que soient les choix de vie et les idées de chacun.

Les reli­gions, autre­fois sus­pec­tées, sont res­pec­tables, à la condi­tion qu’elles se can­tonnent dans l’ordre pri­vé. Cepen­dant la rai­son cri­tique a per­du sa force : le dogme de la tolé­rance et du dia­logue s’impose, intran­si­geant… Il n’est plus guère per­mis d’évoquer des réa­li­tés déran­geantes telles que l’inégalité des capa­ci­tés ou les liens entre l’Islam et les dji­ha­dismes. Ceux qui parlent ain­si sont anathèmes.

Ain­si la dif­fu­sion du déve­lop­pe­ment et de la démo­cra­tie dans le monde bute sur des réa­li­tés cultu­relles, mais l’on pré­fère s’en tenir à une vue déréa­li­sée des socié­tés. Pour­quoi ne pas voir, en Afrique sub­sa­ha­rienne, les logiques de per­son­na­li­sa­tion et de méfiance qui minent le fonc­tion­ne­ment des ser­vices publics ?

Dès lors, l’auteur invite à s’intéresser aux hommes réels qui com­posent la cité, à leur uni­vers men­tal, et à la manière dont, peu à peu, il est pos­sible de faire adve­nir la moder­ni­té à l’intérieur de leurs mondes.

L’auteur montre com­ment, de son côté, le chris­tia­nisme pétrit len­te­ment les cultures dans les­quelles il s’implante (rédui­sant le crime d’honneur dans les socié­tés médi­ter­ra­néennes, ou bien lut­tant contre la peur de la sor­cel­le­rie en Afrique).

La moder­ni­té peut agir de même, alliant ce qui est posi­tif dans son pro­jet aux dif­fé­rentes manières d’habiter la condi­tion humaine. C’est une illu­sion de croire que la reli­gion n’a pas d’influence sur la vie de la cité.

L’auteur ne cache pas son atta­che­ment chré­tien. Par­cou­rant les Évan­giles, il montre le regard de Jésus, clair­voyant sur l’âme humaine, plein de com­pas­sion et aus­si d’exigence. Celui-ci invite ses dis­ciples à un che­mi­ne­ment inté­rieur, impar­fait, tou­jours à recom­men­cer (c’est la loi d’airain de la condi­tion humaine).

Phi­lippe d’Iribarne montre que le chris­tia­nisme peut ins­pi­rer une manière de vivre en socié­té pour notre temps, à laquelle la moder­ni­té aspire sans vrai­ment y par­ve­nir, qu’il s’agisse de la liber­té de pen­sée face à la pres­sion du groupe, de l’acceptation du plu­ra­lisme, de la capa­ci­té des chefs à ser­vir, du res­pect de la digni­té des pauvres, ou d’un regard fra­ter­nel sur les per­sonnes fragiles.

EN SAVOIR PLUS

Ce livre inté­res­se­ra ceux qui s’interrogent sur les nuages qui s’amoncellent au-des­sus de nous. Don­nant à notre vue une net­te­té nou­velle, l’auteur ouvre la voie à de nom­breux chan­tiers intel­lec­tuels, sociaux et politiques.

Une iden­ti­té chré­tienne est à recons­truire, atten­tive à une quête de véri­té. Une iden­ti­té de moderne est aus­si à recons­truire, renouant avec la luci­di­té de ses ori­gines, accep­tant la fini­tude humaine, et sou­cieuse de fraternité.

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