Coulée de nickel

Le nickel innove

Dossier : La ChimieMagazine N°749 Novembre 2019
Par Philippe RIBAGNAC (2005)

Dans une sci­ence qui existe depuis l’Antiquité, dans une indus­trie qui tra­vaille selon un procédé établi dans les années 1970, les inno­va­tions sont plutôt rares. C’est pour­tant le défi relevé par la société Le Nick­el (SLN).

Il serait pré­somptueux de résumer ici les 139 ans d’existence de la SLN. Sur son cail­lou, au milieu de l’océan Paci­fique, elle a vu défil­er le XXe siè­cle. Des pre­miers colons à la crise des sub­primes, en pas­sant par le mil­lion d’Américains débar­qués dans les années 1940, la SLN a vu la grande his­toire affecter la sienne, et les longs cycles du cours de l’ « or vert » lui don­ner des années d’abondance et d’autres de disette.

Nickel : pourquoi et comment innover ?

Le nick­el est aujourd’hui en bas de cycle depuis plusieurs années, peut-être même de façon struc­turelle du fait du développe­ment de capac­ités de pro­duc­tion dans des pays très com­péti­tifs. Des frémisse­ments de jours meilleurs se font sen­tir, au bon vouloir du développe­ment des bat­ter­ies pour auto­mo­bile. La sit­u­a­tion est dif­fi­cile pour l’ensemble des acteurs du nick­el. L’innovation est essen­tielle pour rester en tête de pelo­ton : les entre­pris­es de cet âge le savent, elles ne peu­vent sur­vivre sans con­tin­uelle­ment se réin­ven­ter et chal­lenger leurs cer­ti­tudes. C’est le défi actuel de la SLN.

Mais com­ment amélior­er un procédé, inven­té ici même il y a plus de cinquante ans ? Depuis la décou­verte et la mise en ser­vice du procédé de fab­ri­ca­tion de fer­ronick­el RKEF (Rotary Kiln Elec­tric Fur­nace), des généra­tions d’ingénieurs se sont suc­cédé pour com­pren­dre l’influence de chaque levi­er, déter­min­er l’intérêt de chaque point de fonc­tion­nement, tester la vérac­ité de telle ou telle hypothèse. Avec le temps, de très nom­breux sujets ont été méthodique­ment étudiés puis con­signés sur papi­er, machine à écrire et plus récem­ment ordi­na­teur. Nos prédécesseurs ont posé et résolu avec les quelques approx­i­ma­tions inévita­bles de très nom­breuses équa­tions pour déter­min­er ce qui se passe dans un four de fusion : élec­tric­ité, dynamique des flu­ides, échange ther­mique pour le côté physique, ciné­tique et ther­mo­dy­namique dans un milieu mul­ti­phasique pour le côté chimie.


REPÈRES

Si nous fêtons cette année les 150 ans de la pub­li­ca­tion de la clas­si­fi­ca­tion péri­odique des élé­ments de Mendeleïev, la SLN, fière de ses 139 années d’existence, sup­porte plutôt bien la com­para­i­son. On pour­rait presque lui rajouter les quelques années de dif­férence, puisque, si la société a bel et bien été créée en 1880 à Nouméa, le pre­mier brevet d’exploitation du nick­el calé­donien a été déposé en 1876 par Jules Gar­nier, dix ans après la décou­verte par ce même Jules Gar­nier du min­erai de nick­el qui porte main­tenant son nom : la garniérite. 


Détour par la théorie

Le côté théorique est peut-être le plus abor­d­able si on le com­pare à ce que l’expérience requiert comme pré­pa­ra­tion, comme pré­cau­tion. Il faut dire que l’environnement du four de fusion n’est pas l’endroit au monde le plus accueil­lant : le métal en fusion, le monoxyde de car­bone en quan­tité impor­tante et la puis­sance élec­trique gigan­tesque trans­for­ment chaque nou­veau prélève­ment, chaque nou­velle mesure en un petit exploit.

Et finale­ment, cette grande vic­toire d’avoir réus­si à col­lecter la don­née man­quante pour con­firmer tel ou tel mod­èle dévelop­pé par nos anciens se trans­forme sou­vent en grande désil­lu­sion. Car, après avoir déchiffré les équa­tions man­u­scrites d’un dou­ble car­bone, avoir réal­isé la mise en place d’un nou­veau point de mesure, le tra­vail du chercheur va pou­voir com­mencer… et, comme annon­cé, les dif­fi­cultés con­tin­u­ent d’apparaître.

Le dia­gramme d’Ellingham, le livre de chevet de l’ingénieur en pyromé­tal­lurgie, qui per­met de déter­min­er l’ordre des réac­tions chim­iques de con­ver­sion des oxy­des métalliques en métaux, n’est pas vrai­ment respec­té : pas suff­isam­ment en tout cas pour per­me­t­tre d’anticiper avec suff­isam­ment de pré­ci­sion la qual­ité du métal pro­duit pour nos clients. L’équilibre de Boudouard, qui déter­mine l’avancement de la com­bus­tion du monoxyde de car­bone en dioxyde et par exten­sion la quan­tité d’énergie néces­saire pour pro­duire du métal, n’est locale­ment pas respec­té non plus. La grande majorité des don­nées reflète la prépondérance des phénomènes ciné­tiques. Mal­gré un temps de séjour de plusieurs jours passés dans le four de fusion, la ciné­tique reste vain­queur de son com­bat con­tre la thermodynamique.

Elle fini­ra par per­dre, bien sûr, et les dif­férences locales de tem­péra­ture, de com­po­si­tion s’atténueront, mais cela se pro­duira hors du four, lorsque le métal sera en cours d’élaboration pour être trans­for­mé en pro­duit com­mer­cial. En atten­dant, la prin­ci­pale trans­for­ma­tion du min­erai oxy­dé en métal se fait hors équilibre.

“La cinétique l’emporte sur la thermo-dynamique”

Pourquoi fonctionner hors équilibre ?

Par oblig­a­tion tout d’abord. Il est évi­dent que, ther­mique­ment, il est impos­si­ble d’avoir un four de 350 m² de sur­face au sol à la même tem­péra­ture en tout point. Avec un apport con­séquent d’énergie en son cen­tre, jusqu’à 60 MW par four, il est néces­saire de refroidir au mieux les parois pour assur­er leur péren­nité. Un gra­di­ent ther­mique entre le cœur du four à plus de 1 500 °C et l’extérieur de la paroi à moins de 100 °C est irrémé­di­a­ble­ment imposé par le procédé. Mais une rai­son économique pousse aus­si à tra­vailler hors équili­bre. Avec le min­erai actuel, qui est d’ailleurs en con­stante évo­lu­tion, il est intéres­sant de se situer à une cer­taine dis­tance de l’équilibre chim­ique des bains. Et toute la dif­fi­culté de notre indus­trie réside là : pilot­er avec la plus grande pré­ci­sion et la plus grande sta­bil­ité un procédé hors équili­bre avec, pour prin­ci­pal appui, l’expérience.

Le XXIe siè­cle tend à met­tre fin ou, tout du moins, à forte­ment réduire le recours à l’expérience humaine pour l’analyse de don­nées. La data sci­ence vise typ­ique­ment à faciliter la prise de déci­sion pour ce genre de prob­lé­ma­tique. Un opti­mum existe, hélas mou­vant du fait d’aléas que l’on peut anticiper (vari­a­tion de com­po­si­tion chim­ique du min­erai, main­te­nance pro­gram­mée d’équipement) ou non (panne, hétérogénéité locale). La SLN, soutenue par sa mai­son mère Eram­et, s’est ain­si lancée dans cette démarche et voit aujourd’hui émerg­er ses pre­miers mod­èles de pré­dic­tion par data sci­ence.

Le chal­lenge sem­ble acces­si­ble pour ces mod­èles empiriques. Les actions sur les réglages met­tent plusieurs jours pour être vis­i­bles sur les observ­ables de sor­tie : l’évolution pen­dant ces quelques jours est donc déjà écrite dans les grandes lignes. C’est cette tra­jec­toire qu’on anticipe. Les algo­rithmes s’affinent en per­ma­nence et four­nissent un fais­ceau de tra­jec­toires de plus en plus pré­cis. Leur seule lim­ite ? Ils sont inca­pables de prédire les sit­u­a­tions nou­velles. Ain­si, métal­lur­giste et data sci­en­tist for­ment un binôme com­plé­men­taire pour les inno­va­tions de demain.


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