Le profilage des stupéfiants : Quand les mathématiques appuient la chimie

Dossier : La ChimieMagazine N°749 Novembre 2019
Par Yann MARCHAL
Par Philippe HERARD

Afin de per­mettre à la jus­tice de lut­ter plus effi­ca­ce­ment contre des tra­fics aux rami­fi­ca­tions com­plexes, il faut pou­voir éta­blir des liens for­mels tant au niveau des inves­ti­ga­tions où l’analyse cri­mi­nelle joue un rôle majeur (exploi­ta­tion des don­nées issues de l’enquête visant à tis­ser des liens per­ti­nents) qu’au niveau des aspects cri­mi­na­lis­tiques où d’autres connexions peuvent éga­le­ment être éta­blies (struc­ture des réseaux, ampleur du mar­ché local et natio­nal…). La chi­mie joue un rôle essen­tiel dans ces investigations.

Bien que très variés, tous les pro­duits stu­pé­fiants ne donnent pas lieu à une étude de pro­fi­lage. En effet cette der­nière exige une bonne connais­sance des pro­ces­sus de fabri­ca­tion dont les varia­bi­li­tés diverses sont la clé de voûte sur laquelle vont s’appuyer les experts du labo­ra­toire. Au regard de cela, deux com­po­sés s’y prêtent par­ti­cu­liè­re­ment : la cocaïne et l’héroïne dont le pro­fi­lage chi­mique inter­échan­tillons per­met d’établir que des sai­sies pré­sen­tant des signa­tures chi­miques iden­tiques sont issues d’un même lot de pro­duc­tion initiale.

Profilage chimique

La métho­do­lo­gie uti­li­sée à l’IRCGN a été mise au point en col­la­bo­ra­tion avec l’École des sciences cri­mi­nelles de Lau­sanne et s’appuie sur l’analyse des pro­por­tions en alca­loïdes secon­daires majeures de la cocaïne et de l’héroïne. La signa­ture chi­mique d’un échan­tillon se com­pose d’un ensemble de mar­queurs spé­ci­fiques du lot de fabri­ca­tion auquel appar­tient l’échantillon. De plus, celle-ci n’est pas alté­rée par l’ajout de pro­duits de cou­page lors des étapes de dis­tri­bu­tion et pré­sente une sta­bi­li­té satis­fai­sante dans le temps pour per­mettre des com­pa­rai­sons fiables entre plu­sieurs sai­sies. Elle per­met par consé­quent de rap­pro­cher chi­mi­que­ment des sai­sies opé­rées à tous niveaux de tra­fic dans des condi­tions dif­fé­rentes de temps et de lieux : cela per­met par exemple d’identifier un gros­siste mélan­geant des lots d’héroïne pro­ve­nant de deux labo­ra­toires ou de deux lots différents.


REPÈRES

Outre les aspects liés au carac­tère illi­cite et à la pro­blé­ma­tique de san­té publique, le tra­fic de stu­pé­fiants génère une éco­no­mie paral­lèle importante.
En effet, selon les der­niers chiffres de l’Insee, les flux éco­no­miques géné­rés seraient de l’ordre de 0,1 point du PIB soit envi­ron 2,7 mil­liards d’euros annuels. 


À la recherche de marqueurs analytiques

Les tech­niques ana­ly­tiques uti­li­sées pour mettre en évi­dence des alca­loïdes secon­daires pré­sents à l’état de traces et carac­té­ris­tiques de la drogue d’intérêt (sub­stances coex­traites, impu­re­tés et déri­vés géné­rés durant le pro­ces­sus de fabri­ca­tion et/ou de pro­duc­tion) s’appuient sur la chro­ma­to­gra­phie en phase gazeuse cou­plée à la spec­tro­mé­trie de masse (GC-MS).

L’exploitation des don­nées chro­ma­to­gra­phiques (aires des pics chro­ma­to­gra­phiques) s’accompagne d’un trai­te­ment mathé­ma­tique visant à éta­blir les carac­tères dis­cri­mi­nants entre les popu­la­tions (échan­tillons liés et non liés) en fonc­tion des variables (alca­loïdes) choi­sies comme l’ecgonine méthyl ester, l’ecgonine ou la tro­pa­co­caïne pour la cocaïne ; ou l’acétylcodéine, l’acétylthébaol ou la mono­acé­tyl­mor­phine pour l’héroïne.

Par exemple pour la cocaïne, le trai­te­ment de don­nées des échan­tillons effec­tué est la nor­ma­li­sa­tion de chaque variable (dans notre cas, les aires des pics chromato­graphiques pour chaque alca­loïde sélec­tion­né). La valeur ain­si obte­nue pour chaque variable cor­res­pond à la signa­ture de l’échantillon.

Chro­ma­to­gramme d’un échan­tillon d’héroïne et de ses pro­duits de cou­page, pré­sen­tant quelques alca­loïdes d’intérêt.

Discrimination par la statistique

La recherche de liens de com­po­si­tion consiste à com­pa­rer mathé­ma­ti­que­ment la signa­ture chi­mique de tout nou­vel échan­tillon sou­mis à l’analyse avec celle des spé­ci­mens sai­sis anté­rieu­re­ment sur le ter­ri­toire natio­nal, ana­ly­sés à l’IRCGN et enre­gis­trés dans une base de don­nées de signa­tures chi­miques. La com­pa­rai­son deux à deux des signa­tures chi­miques d’échantillons de cocaïne ou d’héroïne est réa­li­sée en uti­li­sant les outils sta­tis­tiques ad hoc (exemples : para­mètre C de la fonc­tion cosi­nus car­ré, coef­fi­cient de cor­ré­la­tion de Pearson) : 

Une valeur de com­pa­rai­son supé­rieure ou égale au seuil déci­sion­nel indi­que­ra que les échan­tillons a et b com­pa­rés (conte­nant res­pec­ti­ve­ment les alca­loïdes ai et bi) appar­tiennent à une même classe chi­mique et seront par consé­quent consi­dé­rés appar­te­nir à un même lot de production.

Le seuil de déci­sion, défi­ni expé­ri­men­ta­le­ment, cor­res­pond à la valeur mini­male de cor­ré­la­tion pour laquelle deux échan­tillons sont décla­rés liés (c.-à‑d. appar­te­nant à une même classe chi­mique). L’objectif du labo­ra­toire est donc d’optimiser la sépa­ra­tion entre les deux popu­la­tions, afin de déter­mi­ner ce seuil de décision. 

Réelle plus-value pour les enquê­teurs, le pro­fi­lage chi­mique des stu­pé­fiants ne sau­rait être réa­li­sé sans une exploi­ta­tion appro­fon­die des para­mètres dis­cri­mi­nants. Ce tra­vail com­plexe s’appuie donc sur une approche sta­tis­tique rigou­reuse sans laquelle le risque de biais d’interprétation de la part de l’expert serait par­ti­cu­liè­re­ment important.

A gauche : Dis­tri­bu­tion idéale (sépa­ra­tion des échan­tillons liés et des échan­tillons non liés).
A droite : Dis­tri­bu­tion clas­sique (che­vau­che­ment de la dis­tri­bu­tion des deux popu­la­tions) : néces­si­té de déter­mi­ner un seuil de déci­sion afin de pou­voir décla­rer un échan­tillon lié ou non.

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