Circle Limit III de M.C. Escher donne une assez bonne visualisation de ce que peut être un espace anti-de Sitter.

Charles Marteau, au bord de l’espace-temps

Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°769 Novembre 2021
Par Robert RANQUET (72)

Charles Mar­teau a été dis­tin­gué par une men­tion « hono­rable » du prix Daniel Gui­nier de la Socié­té fran­çaise de phy­sique (SFP) pour ses tra­vaux au Centre de phy­sique théo­rique (CPHT) de l’X, sur les théo­ries de la gra­vi­ta­tion dans un espace-temps avec bord, grâce au prin­cipe holo­gra­phique. Nous avons vou­lu en savoir plus. C’est depuis Van­cou­ver, où il effec­tue son post­doc, que Charles nous explique en quoi consistent ses recherches.

Charles, quel a été votre parcours pour arriver au CPHT ?

À Hen­ri-IV, je n’étais pas un élève très concen­tré ! Une fois bache­lier, j’ai un moment hési­té entre une pré­pa dans le domaine de l’art et une dans celui de l’ingénieur. Fina­le­ment, j’ai été accep­té en pré­pa PTSI (phy­sique, tech­no­lo­gie et sciences de l’ingénieur) à Ras­pail dans le 14e. Là, j’ai enfin décou­vert ce que je n’aimais pas (les sciences de l’ingénieur) et ce que j’aimais vrai­ment : la phy­sique, grâce à un pro­fes­seur qui a su me la faire décou­vrir. J’ai donc brillé en phy­sique, et ce pro­fes­seur m’a encou­ra­gé à me pré­sen­ter à l’ENS Cachan (Ulm ne recrute pas dans la filière PTSI). J’ai donc pour­sui­vi ma pré­pa à Chap­tal en visant Cachan, et j’ai intégré.

À Cachan, pour faire de la phy­sique, il fal­lait suivre la filière ingé­nieur, mais ma pré­pa ne m’orientait pas vers cette filière. J’ai quand même été admis, à titre d’essai, pour un an à suivre cette filière. Durant ma pre­mière année de mas­ter, j’ai décou­vert la phy­sique théo­rique, qui m’a pas­sion­né. Du coup, j’ai fait ma deuxième année à Ulm dans cette dis­ci­pline et c’est là que j’ai ren­con­tré Marios Petro­pou­los, qui y ensei­gnait tout en étant cher­cheur au Centre de phy­sique théo­rique de l’X. Puis j’ai enchaî­né avec lui un pre­mier stage, qui s’est pour­sui­vi par ma thèse. Entre-temps, j’avais sui­vi une année de mas­ter 2 en mathé­ma­tiques fon­da­men­tales à Jus­sieu, pour amé­lio­rer mon acquis dans ce domaine.

Sur quoi vos travaux portent-ils ? 

Mon sujet de thèse m’a été pro­po­sé par mon pro­fes­seur : on serait bien inca­pable, dans ce domaine, de déter­mi­ner soi-même un sujet de thèse quand on sort juste de pre­mier cycle uni­ver­si­taire ! Il s’inscrit dans un pro­blème sérieux qui dure depuis long­temps : celui de la récon­ci­lia­tion de la rela­ti­vi­té géné­rale, qui s’applique avec un grand suc­cès aux inter­ac­tions gra­vi­ta­tion­nelles, à ce qui se passe au niveau des galaxies, etc. et de la méca­nique quan­tique qui s’applique, avec une pré­ci­sion extra­or­di­naire, aux très petits objets de la phy­sique, comme les par­ti­cules élé­men­taires, par exemple. Mais quand on essaye d’introduire les aspects quan­tiques dans la rela­ti­vi­té géné­rale, on tombe sur un pro­blème redou­table, iden­ti­fié par Hawking.

Ce pro­blème tourne autour des trous noirs, dont l’existence et de nom­breuses pro­prié­tés sont pré­dites par la rela­ti­vi­té géné­rale. Mais si on ima­gine, selon la théo­rie du champ quan­tique, qu’il y a créa­tion d’une paire de par­ti­cules de charges oppo­sées à la lisière d’un trou noir (son « hori­zon »), on aura une par­ti­cule qui sera ava­lée par le trou noir, tan­dis que l’autre s’échappera, sans qu’elles puissent jamais se réunir à nouveau.

Dans ce pro­ces­sus, le trou noir va émettre des radia­tions, tout comme le ferait un corps noir, à une tem­pé­ra­ture extrê­me­ment basse. Le nœud du pro­blème, c’est que le trou noir va rétré­cir et finir par « s’évaporer » et dis­pa­raître, et avec lui l’information qu’il conte­nait, ce qui est contraire aux lois de la méca­nique quan­tique, qui n’admettent pas qu’il puisse y avoir des­truc­tion de l’information (cela découle du prin­cipe d’unitarité). Cela est très frus­trant pour le phy­si­cien, qui a le choix entre deux atti­tudes : soit admettre qu’il doit renon­cer à décrire com­plè­te­ment la nature avec les lois de la phy­sique, soit qu’on a mal posé le pro­blème et qu’il faut chan­ger d’outils pour l’aborder. C’est bien sûr cette deuxième atti­tude qui motive les physiciens !

Quelle est donc cette nouvelle approche ?

Il y a une nou­velle des­crip­tion de la gra­vi­té qui a été pro­po­sée par l’Argentin Juan Mal­da­ce­na à par­tir du prin­cipe holo­gra­phique en confron­tant espace anti-de Sit­ter et théo­rie conforme des champs (en anglais : anti-de Sitter/conformal field theo­ry cor­res­pon­dence, d’où son abré­via­tion en cor­res­pon­dance AdS/CFT). Pour sim­pli­fier à l’extrême, cela revient à décrire un trou noir en le pro­je­tant par holo­gra­phie sur un « écran » à deux dimen­sions. Or il se trouve qu’on sait très bien tra­vailler sur cette théo­rie, qui est connue depuis longtemps. 

Il y a beau­coup de tra­vaux dans le monde pour explo­rer toutes les pos­si­bi­li­tés qui se cachent der­rière cette théo­rie. On a ain­si mis en évi­dence qu’il existe une cor­res­pon­dance forte entre cer­taines théo­ries des cordes très spé­ci­fiques et la théo­rie conforme des champs. Dans ce cadre, une limite dans l’une doit trou­ver sa cor­res­pon­dante dans une limite dans l’autre. Ain­si, à une limite à grand nombre de champs et cou­plage fort d’un côté (CFT) cor­res­pondent les équa­tions clas­siques d’Einstein de l’autre (AdS).

C’est là que se situent mes tra­vaux. La ques­tion qui m’était posée est la sui­vante : cette théo­rie conforme du champ peut, sous cer­taines limites et cer­taines condi­tions, se décrire en termes d’équations de fluides, dont on connaît bien les pro­prié­tés car elles sont très uti­li­sées dans d’autres domaines, par exemple par les astro­nomes pour décrire cer­tains objets comme les galaxies. Com­ment peut-on alors, en se don­nant un fluide holo­gra­phique, recons­truire le dual holo­gra­phique dans le domaine gra­vi­ta­tion­nel ? Et à quels types de fluides cor­res­pondent les trous noirs ?

Mais que gagne-t-on à cette projection duale par l’holographie ?

C’est une ques­tion très inté­res­sante, car les équa­tions qui gou­vernent les trous noirs sont com­pli­quées à mani­pu­ler, alors que celles qui régissent la méca­nique de ces fluides sont bien connues. La refor­mu­la­tion en termes de fluides faci­lite donc les choses. 

Il y a quand même un bémol : pour obte­nir cet « écran » de pro­jec­tion holo­gra­phique, il faut plon­ger l’espace dans une espèce de boîte, dont le bord est jus­te­ment l’écran recher­ché. Or notre monde n’est pas une boîte. D’où la ques­tion : que se passe-t-il quand on fait tendre la dimen­sion de la boîte vers l’infini ? C’est ce qu’on appelle la limite plate de l’holographie.

Mes tra­vaux ont mon­tré qu’une sorte de dic­tion­naire de l’holographie sub­siste, et on a pu l’étudier des deux côtés de la dua­li­té. À la pla­ti­tude de l’espace cor­res­pond une limite ultra­re­la­ti­viste du fluide. C’est une situa­tion très éton­nante, où par exemple la cau­sa­li­té dis­pa­raît : le cône de lumière bien connu s’aplatit com­plè­te­ment, deux évé­ne­ments quel­conques n’ont plus de lien de cau­sa­li­té pos­sible. Ce monde étrange est aus­si appe­lé car­rol­lien, par réfé­rence au monde créé par Lewis Caroll, où tem­po­ra­li­té et cau­sa­li­té sont sans cesse brouillées.

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