Arts et sciences, Jean-Marc Chomaz

Arts et sciences : rendre visible la fragilité du monde

Dossier : Nouvelles du platâlMagazine N°767 Septembre 2021
Par Robert RANQUET (72)

Jean-Marc Chomaz, comment êtes-vous venu à cette association des arts et des sciences ?

Je suis nor­malien, et quand j’ai fait ma thèse à cheval entre le départe­ment de physique et le lab­o­ra­toire de météorolo­gie dynamique, j’ai ren­con­tré Hervé Le Treut, alors engagé dans la pré­pa­ra­tion du pre­mier rap­port du GIEC (qui recevra le prix Nobel en 2007). Il était effec­tive­ment essen­tiel que les sci­en­tifiques rassem­blent les résul­tats sur le cli­mat et les ren­dent acces­si­bles au pub­lic. Mais il fal­lait aller plus loin, et faire que chaque citoyen s’approprie le sujet, pour que puisse s’engager une action col­lec­tive. Pour cela, il faut con­stru­ire un désir de futur col­lec­tif, d’un futur désir­able, et donc met­tre la sci­ence en narration.

La sci­ence elle-même est une nar­ra­tion du monde, mais une nar­ra­tion très cadrée par ses pro­to­coles. Là, il faut pass­er à une nar­ra­tion d’un monde désir­able, qui se con­stru­it sur un imag­i­naire. C’est là que se fait la jonc­tion entre art et sci­ences. On passe d’une nar­ra­tion de la preuve à une nar­ra­tion de l’émotion. L’art porte en lui la pos­si­bil­ité d’un choix col­lec­tif libre, mais ce choix dépasse les faits sci­en­tifiques. La chaire Arts & Sci­ences porte ces sujets, et nos ate­liers d’été en don­nent des illus­tra­tions intéressantes.

Justement, parlez-nous de vos ateliers d’été.

Ce sera la deux­ième année où nous organ­isons ces ate­liers. Des lab­o­ra­toires pluridis­ci­plinaires sont pro­posés, encadrés par des artistes, design­ers et sci­en­tifiques. Nous pro­posons à une ving­taine de par­tic­i­pants d’intégrer ces lab­o­ra­toires de recherche-créa­tion afin de ques­tion­ner nos liens à notre envi­ron­nement végé­tal et numérique, ren­dus plus aigus par le con­texte actuel à la fois san­i­taire et climatique.

Il y a deux ans, ces ate­liers était organ­isés avec des uni­ver­sités de Cal­i­fornie. Avec un grand pho­tographe cal­i­fornien et Stu­art Dalziel de l’université de Cam­bridge, nous avons con­stru­it le pro­jet « A micro­cli­mate of one », qui cher­chait à visu­alis­er le plus petit impact cli­ma­tique qu’on peut avoir en tant qu’humain, ren­dre cet impact vis­i­ble en temps réel, ce qui remet le corps dans l’interaction avec le cli­mat et, en ren­dant tan­gi­ble le plus petit, per­met d’accéder au plus grand. Nous util­isons pour cela un dis­posi­tif stro­bo­scopique numérique orig­i­nal qui procède par sous­trac­tion d’images.

Cette année, nous aurons une nou­velle propo­si­tion, cette fois en tra­vail­lant sur le ray­on­nement infrarouge de la per­son­ne. S’intéresser à ces inter­ac­tions à l’échelle de l’humain, c’est aus­si s’interroger sur la fragilité.

Et pour cette année ?

Cette année, nous avons tra­vail­lé en lien avec l’université de Poitiers. Nous avons de nou­veaux pro­jets, dont l’un « Explor­er l’invisible » sera présen­té ensuite aux Arts et Métiers à Paris. Nous faisons tra­vailler en amont des élèves de l’X sur ces pro­jets dans le cadre de leurs PSC. Cette année, deux de ces PSC ont été dis­tin­gués par une note A+ !

Ce thème de la fragilité est présent dans vos recherches depuis le début.

Oui, c’était effec­tive­ment déjà là dans mes recherch­es sur la physique des bulles de savon et sur l’instabilité des sys­tèmes. La métaphore de la bulle de savon est très par­lante, s’agissant du cli­mat et de notre atmo­sphère, qui est aus­si une espèce de mem­brane extrême­ment fine, à l’échelle de la planète. Cela évoque l’image de la Ter­ra bul­la, en écho à l’Homo bul­la. La bulle est une métaphore forte de la fragilité de l’humain dans son être physique, mais aus­si de l’âme humaine.

Je réclame la pos­si­bil­ité de l’imaginaire, un imag­i­naire à partager col­lec­tive­ment. C’est un acte de créa­tion, et donc il faut bien que j’accepte de per­dre quelque chose : on revient à la fragilité.

C’est aus­si un acte très poli­tique : j’engage les gens à venir par­ticiper à la déf­i­ni­tion du monde – désir­able – qui va arriver.

Cette recherche passe aussi par la musique.

Oui, par exem­ple, dans notre instal­la­tion « Infrae­space », créée dans le cadre du col­lec­tif Labo­fac­to­ry pour la Nuit blanche à Paris en 2005, on voit com­ment quelque chose naît dans l’interaction : un temps par­ti­c­uli­er, comme une par­ti­tion de musique, un rythme intrin­sèque de la pièce. Je me suis tou­jours intéressé à quelque chose de très fon­da­men­tal en physique : la nais­sance de tex­tures ou de formes.

Il existe deux dynamiques pos­si­bles. Dans cer­taines géométries, l’espace se com­porte comme le temps : il y a causal­ité ou pas. Mais qu’advient-il quand appa­raît une insta­bil­ité ? C’est ce qu’on observe dans l’écoulement d’un mince filet d’eau, avec l’apparition pos­si­ble d’un bas­cule­ment vers un régime en gouttes, qui peut remon­ter dans le filet, c’est une causal­ité qui s’inverse.

J’ai repris cela dans mon instal­la­tion « Une solu­tion au prob­lème de raré­fac­tion du Temps » à Bogo­ta : on fai­sait s’écouler l’eau à tra­vers de petits trous, comme en pluie très fine ; on a créé ain­si un espace causal. Si on super­pose un petit son presque inaudi­ble aux envi­rons de 60Hz, le régime d’écoulement se mod­i­fie. L’installation se com­porte comme un amplifi­ca­teur du son dans l’espace. En éclairant l’écoulement avec un ensem­ble de stro­bo­scopes mul­ti­fréquences, on peut voir les gouttes mon­ter ou descen­dre. La lumière elle-même devient une ligne de son. Il s’agit donc d’interroger la nature causale de l’espace (on ne sait pas le faire avec le temps !…)

Mais les approches scientifique et artistique que vous mêlez ont quand même des spécificités propres ?

En sci­ence, on tra­vaille dans le reg­istre de la preuve : le sci­en­tifique pra­tique le pro­to­cole de l’artisanat de la preuve. Mais il n’y a pas de pro­to­cole pour saisir l’imaginaire ! Com­ment saisir sci­en­tifique­ment l’imprévu, le « petit truc qui grince » dans le pro­to­cole ? C’est là que l’approche par l’art peut pren­dre le relai. Que je sois face à une instal­la­tion sci­en­tifique ou à une instal­la­tion artis­tique, il me faut faire un tra­vail volon­taire pour entraîn­er mon imag­i­naire à percevoir des sig­naux faibles, les repro­duire, les ampli­fi­er : saisir la petite dis­so­nance qui va don­ner la bonne idée. C’est saisir le temps, comme les Grecs l’avaient com­pris avec leurs trois dieux du temps : Chronos, Kairos et Aiôn.

L’art nous per­met de ne pas con­cen­tr­er notre approche toute entière « là-haut » dans la tête, mais de remet­tre notre corps dans notre nar­ra­tion du monde. Explor­er l’imaginaire par des fic­tions per­met de ques­tion­ner son objec­tiv­ité, de sépar­er ce qu’on veut prou­ver de ce que qu’on a envie de croire.


La chaire Arts & Sci­ences, portée par l’École poly­tech­nique, l’École nationale supérieure des Arts Déco­rat­ifs-PSL et la Fon­da­tion Daniel et Nina Caras­so a été inau­gurée en sep­tem­bre 2017. En croisant réc­it sci­en­tifique et réc­it artis­tique, la chaire a pour ambi­tion de rompre entre approches sen­si­bles et objec­tives du réel, de créer de nou­velles artic­u­la­tions entre dis­ci­plines et d’expérimenter de nou­velles pra­tiques. La chaire Arts & Sci­ences tra­vaille notam­ment sur des thé­ma­tiques liées à l’environnement et au cli­mat, avec une atten­tion par­ti­c­ulière portée à l’évolution des tech­nolo­gies dig­i­tales et aux rela­tions hommes-machines, dans une approche citoyenne et respon­s­able, en explo­rant des pra­tiques collaboratives.


Poster un commentaire