Baroques et autres

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°592 Février 2004Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Avant le XVIIIe siè­cle, en Occi­dent, on écoute ou on joue de la musique pour se diver­tir ou pour accom­pa­g­n­er un acte religieux, rarement pour éprou­ver une émo­tion pro­fane. Le culte de l’émotion musi­cale, sym­bol­isé par cette pamoi­son des jeunes filles musi­ci­ennes qui exas­père Radiguet, est antérieur au Roman­tisme et date peut-être de l’apparition du piano, instru­ment autonome des intérieurs famil­i­aux qui autorise tous les aban­dons. Serait-il pos­si­ble que les musiques anci­ennes, qui touchent si bien l’homme d’aujourd’hui, n’aient été pour ceux de leur époque qu’un accom­pa­g­ne­ment aimable ou austère de leur vie, au mieux un jeu de l’intellect, qu’ils écoutaient sans pas­sion ? L’amour de la musique baroque serait alors un joli con­tre­sens, ou sim­ple­ment la nos­tal­gie d’une époque que nous parons – à tort – des ver­tus de l’âge d’or.

Marin Marais, Rameau, Aubert

Nom­bre de Français ont décou­vert Marin Marais (1656- 1728) avec le film Tous les matins du monde. C’est un musi­cien de pre­mier ordre que nous révèle la pub­li­ca­tion de ses pièces de vio­le, dont le 4e livre vient d’être enreg­istré par des musi­ciens spé­cial­istes des instru­ments à cordes anciens (vio­lone, basse de vio­le, théorbe, luth)1. Il s’agit de huit Suites d’un goût français (dont deux pour trois vio­les) et d’une vaste Suite d’un goût étranger. L’écriture est com­plexe et raf­finée, l’invention foi­son­nante ; les tim­bres des instru­ments, la pul­sion pro­pre à la musique baroque, les har­monies jamais banales et par­fois hardies, par­ti­c­ulière­ment dans la Suite d’un goût étranger, tout con­court à faire de ces suites une musique d’exception à laque­lle on prend un plaisir intense et qui ne doit rien à l’évocation dorée du Grand Siècle.

Avec Rameau (1683–1764), on est en ter­rain plus con­nu, et ses Con­certs pour le clavecin font par­tie de la dis­cothèque de base de l’honnête homme. C’est apparem­ment à un émule de Rameau que l’on doit les tran­scrip­tions qui sont dev­enues les Six Con­certs en sex­tuor, que vien­nent d’enregistrer Les Tal­ens Lyriques dirigés par Christophe Rous­set2. Musique égale­ment raf­finée, vivace, sub­tile, qui s’inscrit dans la lignée de cette musique française qui, après un XIXe siè­cle moins sub­til, devait con­duire à Debussy, Rav­el, Poulenc, Mil­haud. Aubert (1689–1753), lui, s’est forte­ment inspiré de la musique ital­i­enne et ses Con­cer­tos à 4 vio­lons en font une sorte de Vival­di ou plutôt de Corel­li français, que l’on pour­ra décou­vrir dans l’enregistrement clair et enlevé de l’ensemble Les Cyclopes de Bib­iane Lapointe et Thier­ry Maed­er3.

De Haendel et Vivaldi à Philidor

Haen­del est le seul dont la musique approche celle de Bach, par sa per­fec­tion formelle, sa créa­tiv­ité, son foi­son­nement. On con­naît aujourd’hui surtout ses opéras et ses ora­to­rios, mais sa musique instru­men­tale est peut-être la par­tie la plus raf­finée de son œuvre. L’Assemblée des Honnestes Curieux vient d’enregistrer notam­ment deux Trios et deux Sonates pour haut­bois, vio­lon et basse con­tin­ue4. Si vous aimez les Bran­de­bour­geois et les Sonates de Bach, courez décou­vrir ces pièces peut-être un peu moins savantes que celles de Bach, plus chan­tantes aus­si (le pub­lic anglais de Haen­del était moins austère que celui de Bach), et qui réjouis­sent l’âme. Vival­di était l’exact con­tem­po­rain de Haen­del et il était intéres­sant de com­par­er, en les jux­ta­posant, des œuvres homo­logues des deux com­pos­i­teurs. C’est ce que fait l’ensemble Ari­an­na dans un disque récent, qui présente deux can­tates de Vival­di et deux arias de Haen­del ain­si qu’un Con­cer­to grosso de Haen­del et une Sin­fo­nia de Vival­di, les can­tates et arias étant chan­tés par Robert Expert, con­tre-ténor5. C’est sans con­teste Haen­del qui sort vain­queur de la con­fronta­tion, beau­coup plus créatif, beau­coup moins répéti­tif, en un mot supérieur à tous égards.

Phili­dor, lui, bien loin de la tra­di­tion baroque, est le musi­cien-type du XVIIIe siè­cle français finis­sant et com­pose une quin­zaine d’opéras-comiques qui, avec ceux de Grétry, pré­fig­urent l’opérette des deux siè­cles suiv­ants. C’est une musique sans pré­ten­tions savantes, galante, enlevée, que l’on peut décou­vrir dans l’enregistrement du Sor­ci­er, “ comédie lyrique en deux actes ” enreg­istrée il y a une ving­taine d’années par un ensem­ble de solistes et l’Orchestre de Rennes dirigé par Marc Sous­trot6.

Le disque du mois

Un tes­ta­ment musi­cal : Mon­tever­di, maître de chapelle de Saint-Marc, à Venise, a 74 ans en 1640 et com­pose une œuvre éton­nante, la Sel­va (forêt) Morale e Spir­i­tuale, qui regroupe en un ensem­ble non struc­turé tout son savoir, sous la forme d’une jux­ta­po­si­tion de toutes les formes qu’il a util­isées dans son œuvre : madri­gaux, airs d’opéra, musiques liturgiques, en reprenant pour l’essentiel des pièces qu’il a écrites tout au long de sa vie, adap­tées à la musique sacrée lorsqu’il s’agissait de pièces pro­fanes (il est prêtre). C’est ce con­cen­tré de Mon­tever­di qu’a enreg­istré l’Akademia, ensem­ble de voix et d’instruments anciens dirigé par Françoise Lasserre7. Tout y est, même le Lamen­to d’Arianna rebap­tisé Pianto del­la Madon­na. On se prend à rêver de ce que d’autres com­pos­i­teurs auraient pu faire sur le même mod­èle, et même, pourquoi pas, des prati­ciens d’autres arts, écrivains, choré­graphes, archi­tectes. Car le résul­tat est un chef‑d’œuvre. Un exem­ple à méditer.

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1. 5 CD PIERRE VERANY PV703112/6.
2. 1 CD DECCA 467 699–2.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV703101.
4. 1 CD ZIG ZAG ZZT 031 102.
5. 1 CD ARION ARN 68 635.
6. 2 CD ARION ARN 263 608.
7. 3 CD ZIG ZAG ZZT 031 101.

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