PASSAGES

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°672 Février 2012Rédacteur : Jean Salmona (56)

Pass­er, pas­sages : mots sub­tils et ambi­gus, mais qui dans leurs divers­es accep­tions évo­quent tou­jours une tran­si­tion, depuis le « je passe » des jeux de cartes jusqu’au dernier pas­sage, celui qu’opérait Charon avec sa bar­que pour tra­vers­er l’Achéron.

Exigeants, nous atten­dons d’une œuvre musi­cale qu’elle nous trans­porte audelà du pau­vre moment présent. À cet égard, les com­pos­i­teurs sont tou­jours des passeurs ; mod­este­ment vers des hori­zons musi­caux nou­veaux, ou plus ambitieux, véri­ta­bles passeurs d’âme, vers un absolu inat­teignable mais que la musique nous donne, ne serait-ce qu’un instant, l’impression fal­lac­i­euse d’approcher.

Contemporains

En 1936, Samuel Bar­ber écrit un quatuor, œuvre de jeunesse qui annonce toute sa musique à venir : résol­u­ment tonale et cepen­dant pro­fondé­ment orig­i­nale. Le mou­ve­ment lent du quatuor devien­dra par la suite le (trop) célèbre Ada­gio pour cordes, fleu­ron de la musique améri­caine con­tem­po­raine qui a même con­sti­tué la musique du film Pla­toon sur la guerre du Viêt­nam. Cette même guerre du Viêt­nam est la toile de fond de Black Angels for Elec­tric Quar­tet de Georges Crumb, tan­dis que Dif­fer­ent Trains for String Quar­tet and Tape de Steve Reich se réfère à la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Ces trois pièces sont réu­nies sous le titre Amer­i­can Music dans un enreg­istrement du Quatuor Dio­ti­ma1. Dif­fer­ent Trains de Reich asso­cie, selon la méthode inau­gurée par Pierre Scha­ef­fer, musique instru­men­tale et sons de la vie courante (voix, bruits). La pièce de Crumb fait sim­ple­ment appel à des instru­ments ampli­fiés et une cham­bre d’écho. Mais la car­ac­téris­tique com­mune de ces trois œuvres, extra­or­di­naires à plus d’un titre, est l’émotion qui s’en dégage et qui ne vous lâche plus.

Notre cama­rade François Nico­las (67), chercheur à l’IRCAM et pro­fesseur à l’ENS, est un des grands com­pos­i­teurs et théoriciens de la musique con­tem­po­raine. Flo­rence Mil­let, piano, Jeanne-Marie Con­quer, vio­lon, et Alain Damiens, clar­inette, ont enreg­istré sa Toc­ca­ta, sa Sonate et Des infi­nis sub­tils, pour piano, ain­si que son Trio Trans­fig­u­ra­tion pour vio­lon, clar­inette et piano2.

À la dif­férence des trois œuvres précé­dentes, la musique de Nico­las est d’une pureté et d’une rigueur absolues. Elle ne s’adresse pas à l’émotion mais à l’intellect : elle relève d’une gram­maire qui n’est pas celle de la musique tonale dans laque­lle nous sommes baignés depuis l’enfance et demande donc une atten­tion soutenue. Mais l’effort qu’on lui con­sacre en vaut la peine. La Toc­ca­ta, la plus acces­si­ble des qua­tre pièces, est un petit chef‑d’œuvre de musique pianis­tique, rigoureux comme une fugue de Bach, qui se réfère à Wozzeck d’Alban Berg et dont on peut appréci­er le déroule­ment, plus ver­tig­ineux encore que la Toc­ca­ta de Prokofiev, sans avoir besoin de con­naître l’élaboration théorique qui la sous-tend. Des infi­nis sub­tils est une médi­ta­tion sur la réso­nance. La Sonate con­stitue une recherche sur l’interaction har­monie-réso­nance à par­tir de la 8e Sonate de Scri­abine. Le Trio est la plus ambitieuse des qua­tre pièces, à la fois par sa con­struc­tion poly­phonique et par son objec­tif théorique : « trans­fig­ur­er les trois instru­ments en un nou­veau corps ». Au total, une décou­verte pas­sion­nante qui donne envie d’en savoir plus sur l’œuvre de François Nicolas.

Liszt au piano

Liszt a beau­coup écrit pour le piano, mais l’on entend en général au con­cert, en par­ti­c­uli­er dans les fes­ti­vals, les mêmes Rhap­sodies hon­grois­es, Années de pèleri­nage et autres Études d’exécution tran­scen­dante. Deux dis­ques récents sor­tent avec bon­heur des sen­tiers bat­tus. Sur le pre­mier, Emmanuelle Swier­cz, dont on n’a pas oublié les enreg­istrements de Rach­mani­nov et Schu­mann, inter­prète avec une tech­nique d’acier et un touch­er sub­til la Tar­entelle, la Rhap­sodie espag­nole, Val­lée d’Obermann et plusieurs autres pièces très rarement jouées telles que Nuages gris, Abschied, Son­net 104 (de Dante)3 : musique éton­nam­ment mod­erne, par­fois proche de l’atonalité. Sur le même disque, trois pièces de notre cama­rade Alain Bonar­di (86) inspirées par Liszt, « com­men­taires » intel­li­gents spé­ciale­ment écrits pour ce disque.

Le sec­ond disque est con­sacré aux tran­scrip­tions de Liszt pour le piano des Sym­phonies 2 et 6 de Beethoven jouées sur un Érard de 1837 par Yuri Mar­tynov4. Tel un graveur pour pop­u­laris­er des tableaux, Liszt a, on le sait, tran­scrit pour le piano de nom­breuses œuvres orches­trales, dont les Sym­phonies de Beethoven. L’intérêt de ce disque est triple : il per­met une écoute ana­ly­tique d’œuvres dont on dis­tingue mal, par­fois, les com­posantes dans le fouil­lis orches­tral ; Liszt n’est pas un sim­ple copiste réduc­teur, et trans­forme ces œuvres de Beethoven en pièces orig­i­nales ; enfin, l’interprétation sur ce piano d’époque à la tech­nique déjà très avancée et au tim­bre rond et plein est par­faite­ment en sit­u­a­tion, ce qui ne serait pas le cas avec un piano-forte au son grêle ni avec un Stein­way mod­erne trop brillant.

Rachmaninov – Mendelssohn

On oublie sou­vent que l’œuvre orches­trale de Rach­mani­nov ne se lim­ite pas à qua­tre con­cer­tos pour piano. C’est la 3e Sym­phonie que vient d’enregistrer le Roy­al Liv­er­pool Phil­har­mon­ic dirigé par Vasi­ly Petrenko, avec le très rare Caprice bohémien et la célèbre et très belle Vocalise5. Écrite à la fin des années 1930, la 3e Sym­phonie se situe dans le plus pur style du XIXe siè­cle, sorte de super­sym­phonie de Tchaïkovs­ki ; elle four­mille de thèmes mélodiques, elle est joli­ment bien orchestrée, elle est plus sobre, moins jail­lis­sante que la 2e Sym­phonie, et elle con­stitue en défini­tive le tes­ta­ment nos­tal­gique, presque dés­espéré, d’un exilé resté pro­fondé­ment russe.

Last but not least, notre cama­rade Jonathan Gilad (2001), qui pour­suit depuis Berlin une car­rière inter­na­tionale de soliste, a enreg­istré avec l’un de ses parte­naires habituels, le vio­lon­cel­liste Daniel Müller-Schott, des œuvres pour vio­lon­celle et piano de Mendelssohn : les Vari­a­tions con­cer­tantes, les deux Sonates, une Chan­son sans paroles et trois pièces cour­tes6.

La musique de Mendelssohn, ce Mozart du XIXe siè­cle, c’est la mélodie avant toute chose et donc le bon­heur de l’écoute ; mais c’est aus­si une con­stante inven­tion har­monique et ryth­mique, et des par­ties de piano généreuses, bril­lantes, vir­tu­os­es même, mais tou­jours chan­tantes. Les Vari­a­tions con­cer­tantes sont à cet égard un petit joy­au. Le jeu de Jonathan Gilad a mûri et gag­né en sérénité sans rien per­dre de son brio vir­tu­ose. Il se rap­proche aujourd’hui de celui d’un Per­ahia tout en gar­dant sa mar­que pro­pre, et il fait mer­veille dans Mendelssohn, comme c’était le cas pour son enreg­istrement désor­mais légendaire des Trios, tou­jours avec Daniel Müller-Schott et avec Julia Fis­ch­er. Et, en nous trans­portant l’instant d’un disque, il nous mon­tre qu’un inter­prète peut être aus­si… un passeur.

1. 1 CD NAIVE.
2. 1 CD TRITON.
3. 1 CD INTRADA.
4. 1 CD ZIG ZAG.
5. 1 CD EMI.
6. 1 CD ORFEO.

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pierre Four­nel répondre
1 février 2012 à 8 h 16 min

cour­riel à Jean Salmona
bon­jour cher camarade,
X81, tra­vail­lant chez Axa à Paris depuis 2 ans et précédem­ment pour Coface pen­dant 14 ans dont 7 à NYC et 2 à Lon­dres, j’or­gan­ise depuis 1999 une sai­son musi­cale les Claviers en Poitou dans un petit château en bor­dure de Vienne que j’ai eu la chance d’a­cheter en 1993, anci­enne rési­dence pen­dant 6 années d’Ernest Chaus­son qui y a com­posé une moitié de son oeu­vre. J’or­gan­ise une 20 aine de con­certs par an, pou­vons nous ren­tr­er en con­tact directe­ment, je lis en par­ti­c­uli­er les noms de quelques jeunes cama­rades que tu cites dont je ne con­nais­sais pas l’ex­is­tence, et qui peut être accepteraient de venir se pro­duire dans notre pro­gram­ma­tion ? Nous avons une salle dédiée au con­cert de 90 m² de très belle acous­tique, avec 4 pianos à queue, un grand Erard de 1892, un 3/4 Bosendor­fer de la même année, enfin un D et un B stein­way respec­tive­ment de 1985 et 1960 tous en bon état. Nous avons égale­ment un appareil d’en­reg­istrement pro­fes­sionel qui pour­rait éventuelle­ment servir à de jeunes cama­rades qui souhait­ent enreg­istr­er un disque à coûts très réduits ?
dans l’at­tente de ta réponse, reçois mes sincères salu­ta­tions en espérant que notre com­mune pas­sion de la musique, surtout en ce qui me con­cerne musique vivante plus qu’en­reg­istrée d’ailleurs, nous per­me­tte des échanges ami­caux con­struc­tifs. bien ami­cale­ment Pierre 06 87 48 10 65 

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