Aux origines du langage ; une histoire naturelle de la parole

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°566 Juin/Juillet 2001Par : Jean-Louis DESSALLES (76)Rédacteur : Notes de lecture de Gérard SABAH (68)

Le livre de Jean-Louis Dessalles vise à retrac­er l’émergence des fac­ultés de lan­gage dans l’espèce humaine, en met­tant en évi­dence les fonc­tions biologiques rem­plies par les divers­es évo­lu­tions. La ques­tion essen­tielle à laque­lle il veut répon­dre est : Pourquoi con­sacrons-nous env­i­ron 20% de notre temps éveil­lé à l’interaction sociale lan­gag­ière (essen­tielle­ment la narration) ?

En trois par­ties, l’auteur vise à pré­cis­er la place du lan­gage dans l’espèce humaine, puis, après une étude fonc­tion­nelle de la parole, il pro­pose une étholo­gie du langage.

La pre­mière par­tie mon­tre que l’existence du lan­gage n’est pas si naturelle qu’il y paraît. Après avoir analysé la com­mu­ni­ca­tion ani­male (non spon­tanée, oblig­a­toire et émo­tion­nelle) et l’avoir com­parée à la com­mu­ni­ca­tion humaine (détachée, indépen­dante des con­tin­gences immé­di­ates et de l’état de l’individu), l’auteur souligne l’aspect para­dox­al du lan­gage humain (trop com­plexe pour servir à la seule nar­ra­tion). Il ren­verse alors quelques mythes (comme la langue mère ou l’origine cul­turelle du lan­gage), redresse quelques idées fauss­es sur l’apprentissage ani­mal du lan­gage et met en évi­dence cer­tains ancrages biologiques du langage.

Sont égale­ment analysées les rela­tions dif­fi­ciles entre lan­gage et intel­li­gence et la ques­tion de savoir qui est pre­mier. Sur ce point, la réflex­ion d’Edelman (Biolo­gie de la con­science, 1992, édi­tions Odile Jacob, Paris) est essen­tielle, puisqu’il pro­pose une genèse aboutis­sant simul­tané­ment aux capac­ités lan­gag­ières, à l’intelligence et à la con­science. J’ai regret­té ici que cette référence enrichissante ne soit pas présente dans la réflex­ion de Jean-Louis Dessalles… Si le lan­gage n’est pas là par hasard, bien que soumis à la sélec­tion naturelle, il faut expli­quer son opti­mal­ité locale, d’un point de vue fonc­tion­nal­iste (ce qui est l’objet essen­tiel du présent livre) et l’auteur cherche à décou­vrir le type de pres­sion sélec­tive qui nous a con­duits à une telle inten­sité de com­mu­ni­ca­tion et pourquoi cela fut béné­fique à l’espèce humaine.

La par­tie deux vise alors à détailler les divers­es struc­tures qui sous-ten­dent le lan­gage, en vue de ren­dre sa fonc­tion explicite. Par­tant du pro­tolan­gage intro­duit par Bick­er­ton (une com­mu­ni­ca­tion sans syn­taxe où les mots sont seule­ment généra­teurs d’images), Jean-Louis Dessalles intro­duit la notion de pro­to­sé­man­tique : une capac­ité à com­bin­er des images venant de sit­u­a­tions vécues pro­to­typ­iques (là encore des références à Edel­man et à son “présent remé­moré” m’auraient sem­blé par­ti­c­ulière­ment bien­v­enues et pertinentes!).

Le rôle essen­tiel du pro­tolan­gage est de rap­porter des sit­u­a­tions sail­lantes, mais les prin­ci­pales car­ac­téris­tiques des syn­tax­es des langues en étant absentes, il ne peut exprimer d’idée abstraite ni d’argumentation. La syn­taxe est alors présen­tée comme l’outil essen­tiel pour la prédi­ca­tion, ce qui per­met la nais­sance des fac­ultés sémantiques.

L’auteur intro­duit ensuite les notions de thème et de référen­tiel, et la fac­ulté de seg­men­ta­tion pour dis­tinguer les deux. Ces aspects per­me­t­tent de pro­duire un raison­nement explicite pour étay­er ses inférences, don­nant nais­sance à l’argumentation, car les raison­nements qui lui sont dus peu­vent être com­mu­niqués grâce à la grande sim­plic­ité des dis­tinc­tions opérées dans les cartes men­tales. La capac­ité séman­tique résul­terait ain­si de la pro­to­sé­man­tique à laque­lle est jointe cette capac­ité de seg­men­ta­tion thématique.

La par­tie suiv­ante (étholo­gie du lan­gage) abor­de alors la ques­tion : quel est l’intérêt de par­ler ? et avec elle le niveau prag­ma­tique du lan­gage, qui com­mence dès qu’on détecte un aspect sail­lant (une sit­u­a­tion, improb­a­ble ou désagréable, dont la men­tion pro­duit une infor­ma­tion). Les réac­tions pos­si­bles à l’énoncé d’un fait sail­lant cor­re­spon­dent à deux modes con­ver­sa­tion­nels dis­tincts : le mode logique (com­pren­dre puis expli­quer un état bizarre) et le mode de l’enjeu (peser le pour et le con­tre de divers­es façons de sor­tir d’un état indésir­able), plaisam­ment illus­trés comme l’opposition entre Holmes (le détec­tive) et Churchill (l’homme politique).

Le point de vue orig­i­nal de Jean-Louis Dessalles sur le lan­gage appa­raît claire­ment ici, en par­ti­c­uli­er le para­doxe suiv­ant : le lan­gage sem­ble avoir un intérêt négatif puisqu’il sert à com­mu­ni­quer aux autres (qui sont des con­cur­rents) des infor­ma­tions qui leur sont utiles. L’existence de “ tricheurs ” (menteurs) et le coût impor­tant d’acquisition de con­nais­sances nou­velles per­me­t­tent de rejeter l’hypothèse d’une coopéra­tion réciproque. L’auteur souligne alors les aspects dis­symétriques de la con­ver­sa­tion : celui qui présente une infor­ma­tion prend un risque, puisque l’auditeur éval­ue la qual­ité de l’information trans­mise et le juge donc en con­séquence. L’intérêt n’est donc pas du côté du récep­teur, le béné­fice est pour l’émetteur : ce que gagne le locu­teur n’est pas d’ordre infor­ma­tion­nel, mais de l’ordre du pres­tige, le statut social ne pou­vant être gag­né par la force seule (ce qui est le lot com­mun des com­mu­ni­ca­tions scientifiques !).

Ain­si arrive-t-on tout naturelle­ment à la con­clu­sion de l’auteur : après avoir intro­duit les notions de coali­tion et de critères de regroupe­ment, il explique par des raisons rationnelles l’usage inten­sif de la con­ver­sa­tion : 1° le lan­gage per­met de sélec­tion­ner les indi­vidus parais­sant recon­naître les élé­ments les plus per­ti­nents dans l’environnement et 2° la per­for­mance con­ver­sa­tion­nelle est un “bon” critère d’alliance. Bien sûr, il existe beau­coup d’autres usages du lan­gage (chant, humour, poésie…), mais ils restent annex­es par rap­port aux raisons essen­tielles ain­si mis­es en évidence.

J’ai éprou­vé un très grand intérêt à analyser ce livre très clair et d’une lec­ture très agréable. Son con­tenu apporte un point de vue orig­i­nal et extrême­ment bien doc­u­men­té sur le lan­gage, qui mon­tre la grande cul­ture de l’auteur et sa rigueur pour dévelop­per des raison­nements con­va­in­cants jus­ti­fi­ant ses con­clu­sions. Même si quelques argu­men­ta­tions sont par­fois un peu répéti­tives, et mal­gré les quelques références sup­plé­men­taires qui auraient pu y fig­ur­er, ce livre con­stitue une référence de pre­mière impor­tance en matière de com­préhen­sion des langues. J’en con­seille très vive­ment la lec­ture atten­tive à toute per­son­ne intéressée par le langage !

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