L’art australien ou l’invention d’un continent

Dossier : L'AustralieMagazine N°592 Février 2004
Par Stéphane JACOB
Par Christian LEROY

Naissance de l’art australien

Art australien et art colonial

Lorsque l’ex­pé­di­tion conduite par James Cook aborde, en 1770, la côte aus­tra­lienne, elle ne com­porte aucun artiste capable de rendre compte de ce nou­veau monde où tout – Abo­ri­gènes, faune, flore – est source d’é­ton­ne­ment et d’ad­mi­ra­tion. Quelques marins esquissent néan­moins pay­sages et scènes de la vie quo­ti­dienne qu’ils envoient ou rap­portent en Angleterre.

Le pre­mier artiste bri­tan­nique à poser le pied sur le conti­nent aus­tra­lien, Tho­mas Wat­ling, y arri­ve­ra seule­ment en 1792… comme for­çat, condam­né à qua­torze ans de bagne pour faux et usage de faux. Ses pre­mières œuvres repré­sentent la baie de Syd­ney et ses alen­tours déjà colo­ni­sés : la nature sau­vage y sert de cadre à l’é­vo­ca­tion des pre­mières ins­tal­la­tions bri­tan­niques, mais, selon les canons esthé­tiques en vogue dans l’Eu­rope du XVIIIe siècle, l’en­semble tient plus d’un pay­sage » idéal » que d’un pay­sage réel.

De la même manière, les artistes qui s’ins­tallent peu à peu en Aus­tra­lie voient avant tout le pays et ses habi­tants avec les » lunettes » du néo­clas­si­cisme : ain­si les guer­riers abo­ri­gènes sont-ils sai­sis dans des poses évo­quant celles des guer­riers romains et grecs peints à la même époque par un David, pour prendre un exemple dans le domaine fran­çais1.

C’est ce qui a fait qua­li­fier cette pre­mière période de l’art aus­tra­lien d’art colo­nial : le point de vue est celui d’Oc­ci­den­taux per­ce­vant et ren­dant ce qu’ils découvrent selon leurs a prio­ri pic­tu­raux, d’a­bord » clas­siques » (cf. supra) puis » roman­tiques » (pre­mière moi­tié du XIXe siècle) – comme en témoignent les œuvres du por­trai­tiste et peintre d’his­toire Augus­tus Earle ou du colo­riste Conrad Mar­tens – et enfin » aca­dé­miques » (à par­tir des années 1860), les artistes, tel William Strutt, met­tant alors l’ac­cent sur la dimen­sion didac­tique de leurs œuvres, sou­vent de for­mat monumental.

C’est à ce moment qu’est créé le pre­mier musée des beaux-arts aus­tra­lien : la Natio­nal Gal­le­ry of Victoria.

Marie Tuck, Femme de profil (huile sur toile collée sur bois). Le portrait de cette femme est celui d’une Étaploise réalisé lors d’un des séjours de l’artiste en Picardie (1907-8)
Marie Tuck, Femme de pro­fil (huile sur toile col­lée sur bois). Le por­trait de cette femme est celui d’une Éta­ploise réa­li­sé lors d’un des séjours de l’artiste en Picar­die (1907−8). Marie Tuck retour­ne­ra en Aus­tra­lie en 1914 pour y ensei­gner le des­sin et la peinture.
Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). 
© PHOTO X/COLL. PARTICULIÈRE, AUSTRALIE.

L’École de Heidelberg (1885) ou lorsque l’Australie visite l’Europe et y découvre » sa » propre lumière

À ce pre­mier moment, où les artistes aus­tra­liens créent pour ain­si dire sous influence euro­péenne, suc­cède une période où l’emprise de l’Eu­rope est net­te­ment moins subie : en 1883, des peintres aus­tra­liens (Tom Roberts, John et Syd­ney Rus­sell, William Malo­ney) partent pour l’Es­pagne, la Grande-Bre­tagne et la France et y découvrent l’im­pres­sion­nisme : à leur retour, ils savent adap­ter cette esthé­tique aux exté­rieurs aus­tra­liens si lumi­neux, fon­dant l’É­cole de Hei­del­berg (du nom d’une loca­li­té proche de Mel­bourne où ces peintres s’é­taient installés).

Si les villes de la côte sud et leurs envi­rons res­tent une source d’ins­pi­ra­tion pour cer­tains d’entre eux (Arthur Stree­ton ou Charles Conder), les artistes de l’É­cole de Hei­del­berg s’in­té­ressent aus­si aux vastes pay­sages du bush qu’ils repré­sentent, non seule­ment sous forme de pay­sages, mais encore comme toile de fond à la vie quo­ti­dienne des fer­miers, éle­veurs, sai­son­niers ou mineurs (Fre­de­rick McCubbin).

Par ce biais, l’art aus­tra­lien acquiert des traits propres dont, à par­tir des années 1920, le pério­dique Art in Aus­tra­lia se fera le défenseur.

Entre-temps, des artistes comme John Rus­sell ou Rup­pert Bun­ny, ins­tal­lés en France depuis la fin des années 1890 enri­chissent de leur apport ori­gi­nal les avant-gardes qui se suc­cèdent en Europe (poin­tillisme, nabis, cubisme) : Rup­pert Bun­ny est recon­nu comme » un peintre des plus pari­siens « , J. Rus­sell vit et peint à Mor­laix en Bre­tagne, Marie Tuck tra­vaille et prend pour sujets Étaples et ses habi­tants2.

De la » Décennie de la colère » aux Antipodiens

Comme en Europe, les consé­quences de la Pre­mière Guerre mon­diale se font éga­le­ment sen­tir en Aus­tra­lie, où se déve­loppe un art contes­ta­taire s’ins­cri­vant aus­si bien dans le cou­rant du réa­lisme social (Josl Ber­gner), que dans celui de l’ex­pres­sion­nisme (Albert Tucker) ou du sur­réa­lisme (James Glee­son). On qua­li­fie cette période de révolte contre tous les confor­mismes (fin des années 1930 – fin des années 1940), de » décen­nie de la colère « .

Une des consé­quences de cette nou­velle sen­si­bi­li­té est bien sûr le regard neuf et cor­ro­sif qui est désor­mais por­té sur la réa­li­té aus­tra­lienne et dont l’œuvre de Sid­ney Nolan est cer­tai­ne­ment la plus par­faite expres­sion. S’ins­pi­rant de la vie des éle­veurs et des colons aus­tra­liens, cet artiste revi­site l’his­toire de son pays, délais­sée par les peintres au pro­fit de la repré­sen­ta­tion de la Nature, depuis les années 1850.

Léon Puruntatameri, Poteau funéraire
Léon Purun­ta­ta­me­ri, Poteau funé­raire (bois sculp­té et pig­ments natu­rels, 2000).
Ce poteau, typique de l’art des Abo­ri­gènes tiwis de l’île de Mel­ville, se signale par ses formes abstraites.
Il en existe d’autres, pré­sen­tant des formes ani­males voire humaines.

Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Ain­si Sid­ney Nolan consacre-t-il une série de toiles au ban­dit de grand che­min Ned Kel­ly, dont il évoque la car­rière dans un style très expres­sion­niste3.

Se déve­loppe de cette manière une conscience artis­tique natio­nale de plus en plus aiguë que le mou­ve­ment figu­ra­tif des Anti­po­diens (groupe de six artistes, prin­ci­pa­le­ment de Mel­bourne, dont le plus connu est Arthur Boyd) por­te­ra à son point culmi­nant à par­tir des années 1960.

Le nom même de cette école tra­duit bien le sou­ci d’in­sis­ter sur la situa­tion par­ti­cu­lière de l’art aus­tra­lien : aux anti­podes de l’art euro­péen. Néan­moins (et c’est aus­si ce qui lui a per­mis de dépas­ser les fron­tières du pays où elle était née), les artistes de cette école n’ont jamais vou­lu pro­mou­voir un art » natio­nal » fon­dé sur l’i­dée » d’aus­tra­lia­ni­té » : refu­sant avant tout l’abs­trac­tion triom­phante, ils défendent l’i­dée d’un art ins­pi­ré des réa­li­tés de la vie humaine et recou­rant, pour les dire, à l’i­mage, dans sa dimen­sion la plus universelle.

Émergence nationale et reconnaissance internationale des arts aborigènes

La découverte de l’art aborigène par les artistes australiens anglo-saxons

Paral­lè­le­ment à cet art, dont les repré­sen­tants étaient d’o­ri­gine anglo-saxonne ou euro­péenne, l’exis­tence d’un art abo­ri­gène (pein­ture, sculp­ture, pote­rie, batik, etc.) s’est peu à peu impo­sée comme une évidence.

Ins­tal­lés en Aus­tra­lie depuis cin­quante mille ans, les Abo­ri­gènes y avaient déve­lop­pé une culture com­plexe qui fut d’a­bord igno­rée par les colons anglo-saxons (XVIIIe-XIXe siècles) ou consi­dé­rée d’un simple point de vue eth­no­gra­phique (début du XXe siècle). C’est seule­ment à par­tir des années 1930–1940 que les pro­duc­tions qui expri­maient cette culture accé­dèrent au sta­tut d’œuvres d’art4 : en 1941–1942, une expo­si­tion iti­né­rante consa­crée à L’Art en Aus­tra­lie : 1788–1941 pré­sen­ta pour la pre­mière fois aux États-Unis et au Cana­da l’art abo­ri­gène d’un point de vue esthé­tique. Dès lors, le mou­ve­ment de recon­nais­sance de l’art abo­ri­gène était enclen­ché5.

D’autre part, dans les années 1950, des artistes anglo-saxons se mirent à par­cou­rir l’Aus­tra­lie sep­ten­trio­nale et entrèrent en contact direct avec les Abo­ri­gènes : les pre­nant comme sujets de leurs œuvres tout en essayant, tel Rus­sell Drys­dale avec son Fai­seur de pluie (1958), de rendre compte de leur spé­ci­fi­ci­té, ils contri­buèrent aus­si à faire entrer le monde du Temps du Rêve dans l’ho­ri­zon de l’art aus­tra­lien contemporain.

Rap­pe­lons ici ce que recouvre cette notion de Temps du Rêve : pour les Abo­ri­gènes, elle désigne tout d’a­bord l’é­poque où, sor­tis du mag­ma ori­gi­nel, de Grands ancêtres (esprits, hommes et femmes, ani­maux mais aus­si plantes) façon­nèrent le conti­nent aus­tra­lien à leur image, créèrent tri­bus et clans, don­nèrent aux hommes leurs lois et leurs cou­tumes et leur ensei­gnèrent la culture des plantes, la chasse et la pêche, la méde­cine, la musique, la pein­ture et les rites reli­gieux pour les célé­brer. Au moment de dis­pa­raître, ces Grands Ancêtres lais­sèrent aux hommes le sou­ve­nir de leurs exploits sous la forme de rêves. D’où le nom de Temps du Rêve pour dési­gner cette période sem­blable à notre Genèse6.

Temps du Rêve et création continue : le rôle de l’art dans la culture aborigène

Cepen­dant, pour les Abo­ri­gènes, le Temps du Rêve n’ap­par­tient nul­le­ment au pas­sé : il consti­tue une réa­li­té bien vivante, sorte de créa­tion conti­nue que l’art a pour fonc­tion de célé­brer et de per­pé­tuer en met­tant en scène les grands ancêtres, leur légende ou les pay­sages qu’ils ont créés.

Dave Ross Pwerle, Chemins du rêve (acrylique sur toile, 1998)
Dave Ross Pwerle, Che­mins du rêve (acry­lique sur toile, 1998). Ori­gi­naire d’Utopia dans le Grand Désert cen­tral, l’artiste des­sine, à l’aide de motifs simples mais savam­ment com­bi­nés, les pistes sui­vies au Temps du Rêve par les Grands Ancêtres de son clan.
Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). Col­lec­tion par­ti­cu­lière. © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Dans les îles de Mel­ville ou de Bathurst, sur la côte nord, les Abo­ri­gènes pri­vi­lé­giaient, depuis des mil­lé­naires, la confec­tion de totems en bois d’eu­ca­lyp­tus qu’ils déco­raient de motifs géo­mé­triques réa­li­sés à l’aide de pig­ments natu­rels, tels l’ocre, le kao­lin et le char­bon. En Terre d’Arn­hem (Aus­tra­lie sep­ten­trio­nale), c’é­tait la paroi des grottes et l’é­corce des arbres qui étaient prises pour sup­ports à des repré­sen­ta­tions d’es­prits ou d’a­ni­maux sacrés vus comme aux rayons X. Ils s’ins­cri­vaient sur des fonds tan­tôt mono­chromes tan­tôt consti­tués de hachures à valeur sym­bo­lique et cla­nique (rarrk).

Dans les com­mu­nau­tés du désert, on des­si­nait et pei­gnait sur le sol avec des bâton­nets enduits de pig­ments natu­rels des motifs géo­mé­triques racon­tant la créa­tion du monde et met­tant en scène la vita­li­té de la Nature : des cercles concen­triques pré­sen­taient, vus du ciel, les sites où les Grands Ancêtres s’é­taient arrê­tés ; des empreintes plus ou moins réa­listes sym­bo­li­saient la gre­nouille, le kan­gou­rou ou l’é­meu qui ser­vaient de totems aux clans des artistes les repré­sen­tant ; des lignes ondu­lées figu­raient le ruis­sel­le­ment des eaux de pluie per­met­tant de sur­vivre dans le désert, ou des branches d’ar­bustes lourdes de fruits nour­ri­ciers. Sous forme de » U » étaient repré­sen­tés les ini­tiés aux mys­tères de cette créa­tion et ain­si le pas­sé dont on fai­sait mémoire se confon­dait-il avec le pré­sent de sa célé­bra­tion – les pein­tures réa­li­sées garan­tis­sant magi­que­ment un ave­nir où la pro­tec­tion des Ancêtres ne ferait pas plus défaut que les moyens de sub­sis­tance pro­duits par la Nature

Iden­ti­té du pas­sé du pré­sent et de l’a­ve­nir, le Temps du Rêve consti­tue en fait l’es­pace men­tal dans lequel se meuvent, encore aujourd’­hui, tous les Abo­ri­gènes, et par­ti­cu­liè­re­ment les artistes qui pro­jettent dans leurs œuvres cette concep­tion mys­tique du monde – où tous les plans se confondent et où s’a­bo­lissent les perspectives.

Le développement de l’art aborigène contemporain

Res­té mal­gré tout assez confi­den­tiel, l’art abo­ri­gène doit son déve­lop­pe­ment et sa recon­nais­sance sur la scène inter­na­tio­nale à l’Aus­tra­lien Geof­fey Bar­don (1940−2003). Nom­mé ins­ti­tu­teur dans la colo­nie de peu­ple­ment de Papu­nya (Désert cen­tral) en 1970, ce pro­fes­seur de des­sin fut très vite fas­ci­né par les pein­tures sur sol réa­li­sées par les Abo­ri­gènes pour célé­brer le » Rêve de la Four­mi à miel « . Il deman­da à ses jeunes élèves de repro­duire les motifs de celui-ci sur les murs de leur école.

Amy Johnson Jirwulurr, Certains Animaux ont des chants secrets (acrylique sur toile, 1996).
Amy John­son Jir­wu­lurr, Cer­tains Ani­maux ont des chants secrets (acry­lique sur toile, 1996). L’artiste met ici en scène des grands ancêtres abo­ri­gènes (ani­maux et plantes) réunis près d’un étang sacré où des céré­mo­nies en célèbrent encore aujourd’hui le souvenir.
Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). Col­lec­tion Muséum d’histoire natu­relle de Lyon. © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Cette réa­li­sa­tion atti­ra l’at­ten­tion d’i­ni­tiés pro­pre­ment dits, qui, pour pré­ser­ver et trans­mettre le mes­sage sacré de ce rêve, le pei­gnirent sur papier, car­ton et contre­pla­qué, en se ser­vant d’a­bord de bâton­nets enduits de pig­ments natu­rels. Bar­don leur four­nit ensuite des toiles, des pin­ceaux et de la pein­ture syn­thé­tique. Il les inci­ta aus­si à se grou­per en coopé­ra­tive. Leurs œuvres pou­vaient désor­mais être trans­por­tées et com­mer­cia­li­sées. Elles ren­con­trèrent très vite l’en­goue­ment du public.

D’autres com­mu­nau­tés s’or­ga­ni­sèrent sur le modèle de Papu­nya : Uto­pia, Yuen­du­mu, Kin­tore, autour de Papu­nya, et Laja­ma­nu plus au nord dans le Ter­ri­toire-du-Nord ; Bal­go dans le Grand Désert de sable à la fron­tière du Ter­ri­toire-du-Nord et de l’É­tat d’Aus­tra­lie-Occi­den­tale ; War­mun dans le Kim­ber­ley (côte nord-ouest). D’a­bord pri­vi­lège des hommes, cette pein­ture fut aus­si pra­ti­quée par des femmes. Cer­taines intro­dui­sirent même des pra­tiques ori­gi­nales comme le recours à la séri­gra­phie (batik, à Uto­pia à par­tir de 1977). Dès lors, l’art des com­mu­nau­tés du désert n’a ces­sé de se déve­lop­per et des artistes comme Clif­ford Pos­sum Tja­palt­jar­ri, Dave Ross Pwerle, Emi­ly Kame Kng­war­reye ou Lin­da Syd­dick Napal­jar­ri ont accé­dé à une répu­ta­tion qui a désor­mais dépas­sé les fron­tières de l’Aus­tra­lie. Par­tout dans le monde, leurs œuvres d’une excep­tion­nelle qua­li­té sont entrées dans les musées (musée natio­nal des Arts d’A­frique et d’O­céa­nie, à Paris, par exemple) et dans les col­lec­tions particulières.

Dans le même temps, inci­tées à mieux se faire connaître par le suc­cès des artistes du désert, les com­mu­nau­tés de la côte nord déve­lop­pèrent à leur tour la pein­ture sur écorce (puis sur toile) et leur sta­tuaire. Comme dans le désert, ces com­mu­nau­tés se ser­virent de ces œuvres pour affir­mer la valeur de leur culture, voire appuyer des reven­di­ca­tions ter­ri­to­riales7.

Art aborigène et art occidental australiens : les deux faces d’un même art profondément original

Modernité de l’art aborigène

Mal­gré un atta­che­ment vis­cé­ral des com­mu­nau­tés à leurs tra­di­tions esthé­tiques, il ne fau­drait pas croire que l’art abo­ri­gène soit res­té figé dans la per­pé­tua­tion de son pas­sé. C’est au contraire un art très vivant, qui évo­lue sans cesse : depuis les années 1980, des com­mu­nau­tés de peintres n’ont ces­sé de se consti­tuer, pro­po­sant une vision tou­jours nou­velle du Temps du Rêve, comme par exemple le groupe des artistes d’Ampilatwatja.

Dean Bowen, The Big Little Man (Bronze, 1999).
Dean Bowen, The Big Lit­tle Man (Bronze, 1999). Cette sculp­ture monu­men­tale évoque un sol­dat du Corps expé­di­tion­naire aus­tra­lien et néo-zélan­dais (Anzac) qui a com­bat­tu en France lors de la Guerre de 1914–1918.
Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO DEAN BOWEN/COURTESY

C’est aus­si un art qui se montre ouvert aux autres cultures.

Pour preuve, les tableaux » syn­cré­tiques » de Lin­da Syd­dick Napal­jar­ri qui fait se ren­con­trer mythes ori­gi­nels, sou­ve­nirs de son enfance pas­sée dans une mis­sion chré­tienne et clins d’œil à la vie occi­den­tale. Sous son pin­ceau, les Grands Ancêtres abo­ri­gènes se retrouvent nim­bés d’une gloire à la manière des icônes byzan­tines ou prennent l’as­pect éton­nant d’un E.T. à la Spielberg.

De leur côté, les artistes de la côte nord ont intro­duit des élé­ments figu­ra­tifs dans leurs œuvres tra­di­tion­nel­le­ment abs­traites pour les rendre plus acces­sibles au public, sans pour autant révé­ler leurs secrets ancestraux.

Plus géné­ra­le­ment, les artistes abo­ri­gènes du désert ont par­fai­te­ment su s’a­dap­ter à la pein­ture acry­lique et au sup­port de la toile, ne serait-ce que pour des rai­sons de dif­fu­sion de leur œuvres. Cer­tains se sont même mis à des tech­niques qui leur étaient étran­gères comme l’aquarelle.

Enfin, la dimen­sion en grande par­tie abs­traite de l’art abo­ri­gène cor­res­pond bien sûr aux ten­dances pro­fondes de l’art contem­po­rain, volon­tiers non-figu­ra­tif et pri­vi­lé­giant formes et cou­leurs : elle per­met­trait même de par­ler à son pro­pos d’un art essen­tiel­le­ment moderne, qui semble par­ti­ci­per du même mou­ve­ment que celui qui anime l’art contem­po­rain en géné­ral et l’é­cole occi­den­tale aus­tra­lienne en par­ti­cu­lier8.

L’art occidental australien contemporain

Ann Thomson, CR-7 (huile sur bois, 1994).
Ann Thom­son, CR‑7 (huile sur bois, 1994). Peintre d’inspiration abs­traite, l’artiste mêle dans le tour­billon de sa toile cou­leurs et formes pleines d’énergie et les com­bine avec des élé­ments emprun­tés au mar­quage des balles de laine australienne.
Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

En effet, de la même manière que l’art abo­ri­gène entre­tient des liens avec l’art occi­den­tal, l’art occi­den­tal aus­tra­lien n’a ces­sé depuis les années 1980 de s’en­ri­chir du dia­logue qu’il entre­tient avec le reste du monde : non seule­ment la tra­di­tion des voyages d’ar­tistes en Europe et aux Amé­riques s’est main­te­nue, mais l’Aus­tra­lie a aus­si accueilli des artistes ori­gi­naires du monde médi­ter­ra­néen ou moyen-orien­tal comme Wil­ma Tabac­co, née en Ita­lie, ou Hos­sein Vala­ma­nesh, ori­gi­naire d’Iran.

Christopher Croft, Koala Dreaming (aquarelle et technique mixte, 2000).
Chris­to­pher Croft, Koa­la Drea­ming (aqua­relle et tech­nique mixte, 2000). Cette oeuvre appar­tient à une série de planches ani­ma­lières où le peintre a ima­gi­né de repré­sen­ter les “ rêves ” des ani­maux les plus carac­té­ris­tiques de la faune australienne.
Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Néan­moins, si elle mani­feste un esprit très inter­na­tio­nal, l’é­cole occi­den­tale se nour­rit, peut-être plus net­te­ment qu’ailleurs, des réa­li­tés et des mythes fon­da­teurs du pays : ain­si Dean Bowen ou William Robin­son évoquent-ils avec humour la vie quo­ti­dienne aus­tra­lienne en met­tant en scène bush­men et nageurs dans leurs sculp­tures et céramiques.

De même, Ann Thom­son récu­père le let­trage des balles de laine aus­tra­lienne pour les ins­crire dans le tour­billon de sa palette pleine d’éner­gie. Et si Mat­thew John­son uti­lise des boî­tiers de CD pour consti­tuer ses séries de pein­tures vitraux, c’est avant tout pour sai­sir et rendre la lumière de son pays d’adoption.

Ajou­tons enfin que des ponts existent désor­mais entre l’é­cole occi­den­tale et la culture abo­ri­gène, dont cer­tains artistes anglo-saxons défendent les droits à une exis­tence auto­nome : ain­si Fio­na Mac Donald a‑t-elle conçu sa Mer de mains, ensemble mul­ti­co­lore de mains en plas­tique, qu’elle a plan­té dans le désert, en soli­da­ri­té avec les Abo­ri­gènes dépos­sé­dés de leurs terres. De même, le pho­to­graphe d’o­ri­gine anglaise Alas­tair Mc Naug­thon a long­temps vécu dans la com­mu­nau­té abo­ri­gène de Coona­na d’où il a rap­por­té d’é­ton­nants clichés.

Un art double

Ces rela­tions entre école occi­den­tale et monde abo­ri­gène dépassent le simple enga­ge­ment d’ar­tistes en faveur des droits de l’homme : bien des peintres » occi­den­taux » ont trou­vé dans l’art abo­ri­gène une ins­pi­ra­tion ou le moyen de renou­ve­ler leur propre technique.

Walangari Karntawarra Jakamarra, Le Rêve du serpent (acrylique sur toile, 1996).
Walan­ga­ri Karn­ta­war­ra Jaka­mar­ra, Le Rêve du ser­pent (acry­lique sur toile, 1996). Par ses motifs ins­pi­rés des arts déco­ra­tifs anglais de la fin du XIXe siècle, cette oeuvre est carac­té­ris­tique de l’art urbain aborigène.
Gale­rie Arts d’Australie – Sté­phane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO : PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

C’est ain­si que Chris­to­pher Hodges recourt dans ses toiles à la sym­bo­lique abo­ri­gène des cercles concen­triques, ou que les œuvres de Rosa­lie Gas­coigne retrouvent le point de vue » satel­li­taire » des peintres du désert pour repré­sen­ter ses scènes de » cir­cu­la­tion urbaine « . De son côté, Wil­ma Tabac­co semble réécrire, dans l’on­du­la­tion des lignes colo­rées qui font vibrer ses toiles, l’i­mage des dunes de sable telles qu’on les découvre chez un Heli­cop­ter Tjun­gur­rayi ou plus géné­ra­le­ment chez les artistes de l’é­cole de Bal­go. De même, en évo­quant les » rêves » des ani­maux les plus typiques de la faune aus­tra­lienne (koa­la, orni­tho­rynque), Chris­to­pher Croft adresse un clin d’œil humo­ris­tique au monde du Temps du Rêve.

Inver­se­ment, il existe aus­si des artistes abo­ri­gènes, dits » urbains » : le plus sou­vent issus de la » géné­ra­tion volée « 9, ils vivent dans les villes, à majo­ri­té anglo-saxonne, et ont déve­lop­pé dans ce contexte un art – par­fois très contes­ta­taire, comme chez Richard Bell – emprun­tant ses tech­niques à la tra­di­tion occi­den­tale. C’est le cas de Walan­ga­ri Karn­ta­war­ra Jaka­mar­ra, qui a sui­vi des études d’his­toire de l’art à l’u­ni­ver­si­té, et s’ins­pire de cer­tains cou­rants occi­den­taux pour évo­quer le Temps du Rêve. On men­tion­ne­ra éga­le­ment l’œuvre hyper­réa­liste de Lin Onus, célèbre pour ses ins­tal­la­tions de din­gos (chiens du désert) en fibre de verre et peints des cou­leurs abo­ri­gènes fon­da­men­tales (rouge, jaune, noir, blanc).

Ces cor­res­pon­dances objec­tives ou vou­lues entre art abo­ri­gène et art occi­den­tal ont une valeur sym­bo­lique bien plus pro­fonde : elles signi­fient que l’un et l’autre n’existent que comme les deux faces d’une même réa­li­té esthé­tique. En effet, les repré­sen­tants des deux com­mu­nau­tés par­tagent le plus sou­vent un rap­port char­nel à la terre aus­tra­lienne qui les a vus naître et où ils vivent. Ce qu’ils expriment, les uns par l’é­vo­ca­tion de mythes plu­ri­mil­lé­naires, les autres par celle de » légendes » modernes, c’est un rap­port sin­gu­lier à un pays à la fois très ancien et très récent dont le carac­tère double trouve pré­ci­sé­ment son expres­sion dans l’art aus­tra­lien contem­po­rain : art à deux visages, éga­le­ment fas­ci­nants et sin­gu­liers, où l’Aus­tra­lie se donne à décou­vrir et se construit.


__________________________________________
1.
Cf. Robert Hughes, The Art of Aus­tra­lia (Londres : Pen­guin books, 1970, p. 32).
2. Sur les peintres aus­tra­liens en France, voir, par exemple, de Jean-Claude Lesage, Peintres aus­tra­liens à Étaples (Étaples : A.M.M.E. édi­tions, 2000).
3. Sur ce Robin des bois aus­tra­lien, voir la toute récente Véri­table His­toire du Gang Kel­ly de l’Aus­tra­lien Peter Carey, dont la tra­duc­tion vient de paraître (Paris : Plon, » Feux croi­sés « , 2003).
4. Cf. par exemple l’in­té­rêt d’An­dré Bre­ton pour les écorces peintes de la côte nord et son article, « Main pre­mière », en pré­face à l’ou­vrage de Karel Kup­ka, Un Art à l’é­tat brut (Lau­sanne : Éd. Clai­re­fon­taine, 1962). Cet article est repro­duit dans André Bre­ton, Pers­pec­tive cava­lière (Paris : Gal­li­mard, coll. « L’i­ma­gi­naire » n° 341, 1996).
5. Cf. Wal­ly Carua­na, L’Art des Abo­ri­gènes d’Aus­tra­lie (Paris : Thames & Hud­son, 1994).
6. Sur la civi­li­sa­tion abo­ri­gène, voir, par exemple, de Ste­phen Muecke et Adam Shoe­ma­ker, Les Abo­ri­gènes d’Aus­tra­lie (Paris : Gal­li­mard, coll. « Décou­vertes », 2002).
7. Les auto­ri­tés aus­tra­liennes acce­ptèrent en effet de voir dans les toiles ou les écorces évo­quant des sites sacrés la preuve d’un droit ter­ri­to­rial immé­mo­rial des Abo­ri­gènes sur ces sites.
8. On appelle « art occi­den­tal aus­tra­lien » l’art non aborigène.
9. On appelle « géné­ra­tion volée » les jeunes Abo­ri­gènes enle­vés à leur com­mu­nau­té et confiés à des familles anglo-saxonnes dans le cadre de la poli­tique d’as­si­mi­la­tion for­cée menée par le gou­ver­ne­ment aus­tra­lien après la Seconde Guerre mondiale.

La gale­rie « Arts d’Australie-Stéphane Jacob « : Visite sur ren­dez-vous : 179, bou­le­vard Per­eire, 75017 PARIS, tél. : 01.46 .22.23;20.
 site : www.artsdaustralie.com

Poster un commentaire