Couleurs

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°580 Décembre 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Les cor­res­pon­dances sont un jeu favo­ri des poètes et aus­si des scien­ti­fiques de tout poil. Les sons et les par­fums, les cou­leurs et les voyelles, même les musiques et les saveurs. C’est que nous avons – fort heu­reu­se­ment – de la dif­fi­cul­té à orga­ni­ser nos sen­sa­tions en fonc­tion des cap­teurs qui les génèrent, et plus encore à iso­ler l’un de nos sens de tous les autres. Un film muet sans musique nous met mal à l’aise, un tableau dans un musée est insé­pa­rable de la per­sonne qui nous accom­pa­gnait ce jour-là, ou, si nous étions seuls, de celle que nous avons aper­çue au détour d’une cimaise et qui nous a lais­sé un sou­ve­nir désor­mais lié à jamais à cette pein­ture. De toutes les cor­res­pon­dances, celles qui lient les sons et les cou­leurs sont les plus faciles à res­sen­tir et à concep­tua­li­ser, et les musi­ciens en ont d’ailleurs usé à pro­fu­sion : En blanc et noir, Rhap­so­dy in Blue, etc.

Couleurs et valeurs sûres

Que la musique de Bach soit per­çue en noir et blanc par la majo­ri­té de ceux qui l’écoutent n’est pas pour éton­ner. Et pour­tant, un disque récent nous la ferait assez bien voir en cou­leurs : des arias de can­tates et du Mag­ni­fi­cat, une sonate pour haut­bois et cla­ve­cin (jouée ordi­nai­re­ment à la flûte), une par­ti­ta pour haut­bois seul, par des solistes par­mi les­quels Oli­vier Doise, haut­bois, et Gaële Le Roi, sopra­no1. Bach n’aurait cer­tai­ne­ment pas désa­voué ces pré­sen­ta­tions d’arias iso­lées de leurs can­tates, lui qui réuti­li­sait cou­ram­ment arias et mou­ve­ments de concer­tos dans d’autres œuvres. Et les cou­leurs, ici, sont liées autant au haut­bois et à la voix – magni­fi­que­ment asso­ciés – qu’à la joie pure et sereine qui jaillit de ces pièces, proches de la danse ; mais ce sont celles des tableaux de Vermeer.

Les cou­leurs de la musique baroque, nous les avons connues dans le film Tous les matins du monde, consa­cré à Marin Marais, dont des pièces aux titres jolis (la minau­dière, le tact, le nœud d’amour) en côtoient d’autres de For­que­ray, Mou­ton, d’Hervelois, de Visée, dans un enre­gis­tre­ment récent à la basse de viole et au luth2 par deux musi­ciens ita­liens. Cou­leurs pas­sées mais non fanées, que celles de ces pièces exquises et par­fois fortes comme Le Resveur de Charles Mou­ton ou Plainte de Marin Marais.

Vival­di, ce sont sans doute pos­sible les cou­leurs non des pein­tures d’église mais des tableaux de Wat­teau à l’érotisme tem­pé­ré. 7 Concer­ti con mol­ti ins­tru­men­ti ont été enre­gis­trés par l’Ensemble Matheus de vio­lons, haut­bois, flûtes, bas­sons3. Tous ces concer­tos ont été écrits pour l’ensemble La Pie­tà, que diri­geait Vival­di, entiè­re­ment com­po­sé de jeunes filles ex-enfants trou­vées, et qui jouaient mas­quées du public par des grilles et de la gaze, comme le décrit Casa­no­va dans ses Mémoires. Une musique lumi­neuse, jaillis­sante, libre, propre à récon­ci­lier avec Vival­di ceux-là mêmes qui sont les plus exas­pé­rés par ses “ ficelles ” et ses redites.

Découvertes et couleurs inattendues

Au-delà des valeurs sûres et recon­nues, la musique baroque reste à décou­vrir pour la plus grande part. Deux com­po­si­teurs sortent de l’oubli : Johann Rosenmül­ler, dont l’ensemble Men­sa Sono­ra a enre­gis­tré l’intégrale des Sonates pour vio­lons et autres ins­tru­ments4, et Tar­qui­no Meru­la, dont des motets et sonates d’église viennent de paraître sous le titre La Cara­vag­gia dans un enre­gis­tre­ment par l’ensemble vocal et ins­tru­men­tal Suo­nare e Can­tare5 (ensemble fran­çais). Johann Rosenmül­ler, éva­dé de Leip­zig, fut sous le nom de Gio­van­ni Rosen­mil­ler le pré­dé­ces­seur de Vival­di à La Pie­tà de Venise, et ses sonates, en réa­li­té de petites Sin­fo­nias riches de trou­vailles chro­ma­tiques, ont tour à tour la cou­leur sombre et fraîche des nefs des églises ita­liennes, et les teintes vives des danses du XVIIe siècle. La musique de Meru­la, proche de celle de Mon­te­ver­di, a les tons chauds et raf­fi­nés – à domi­nante rouge et or – des palais et des cha­pelles de Cré­mone, ville de Mon­te­ver­di et de Stra­di­va­rius, avec beau­coup d’innovations poly­pho­niques et un style plus proche de l’opéra que de la musique religieuse.

Sous le titre Vêpres sous Charles VI à Vienne, l’ensemble vocal Arsys Bour­gogne et l’ensemble ins­tru­men­tal L’Arpeggiata ont enre­gis­tré une série de pièces reli­gieuses de Fux, Rein­hardt et d’autres, qui donnent un aper­çu de l’extraordinaire richesse musi­cale de la cour des Habs­bourgs au XVIIe siècle6. Il s’agit d’œuvres com­plexes et mul­ti­co­lores, proches elles aus­si de la musique de danse et de l’opéra, et dont le raf­fi­ne­ment et la qua­li­té musi­cale témoignent de la part de la cour de Vienne d’un niveau de connais­sance appro­fon­die de l’art musi­cal, qui laisse rêveur.

Autre décou­verte pleine de cou­leurs que celle de la musique de Georg Dru­schetz­ky, com­po­si­teur vien­nois contem­po­rain de Mozart et Bee­tho­ven, dont trois œuvres viennent d’être enre­gis­trées, qui sont de petites mer­veilles : un qua­tuor, un quin­tette et une sonate, asso­ciant tous les trois vents et cordes, par l’ensemble Zefi­ro7. Dru­schetz­ky a par­fai­te­ment assi­mi­lé Haydn, Mozart et Bee­tho­ven, il pos­sède un métier musi­cal sans faille, et il com­pose pour le plai­sir de ses com­man­di­taires des œuvres savantes et exquises, que l’on pour­ra écou­ter en syba­rite en dégus­tant une Sacher ou une Lin­zer Torte avec un cho­co­lat viennois.

Couleurs fauves

Brit­ten est un clas­sique, au même titre que Ravel ou Bar­tok, et, tout en res­pec­tant comme eux les axiomes de la musique tonale, il a comme eux son écri­ture propre, qui ne res­semble à aucune autre, de même que nul ne sau­rait confondre, par exemple, Matisse, Bon­nard et Van Gogh. Les Can­ticles, qui sont des can­tates à une ou deux voix plus un ou deux ins­tru­ments choi­sis par­mi pia­no, harpe et cor, viennent d’être enre­gis­trés par trois mer­veilleux chan­teurs, Ian Bos­tridge, David Daniels, Chris­to­pher Malt­man8. Sur des textes très forts, pro­fon­dé­ment émou­vants, à décou­vrir abso­lu­ment, ils sont au XXe siècle ce que les Lie­der de Schu­bert ont été pour le siècle pré­cé­dent. Sur le même disque figurent des arran­ge­ments de Brit­ten sur des folk songs bien connus, comme The fog­gy, fog­gy dew, un délice.

Leme­land, com­po­si­teur fran­çais contem­po­rain fidèle lui aus­si à l’esprit de la musique tonale, est un mer­veilleux orches­tra­teur. Sa 10e sym­pho­nie, sur des textes de lettres de sol­dats alle­mands pris dans la bataille de Sta­lin­grad, vient d’être enre­gis­trée par le Staat­sor­ches­ter Rhei­nische Phil­har­mo­nie diri­gé par Shao-Chia Lü avec Svet­la­na Kat­chour, sopra­no, et Pame­la Hun­ter, réci­tante9.

Au-delà du pro­pos – le côté oppo­sé de celui de Vie et Des­tin de Gross­mann – ceux qui ne connaissent pas encore Leme­land décou­vri­ront un style musi­cal très per­son­nel, qui recherche et pro­voque l’émotion immé­diate, un peu comme Chos­ta­ko­vitch ou même Mah­ler. Au total, une des œuvres les plus fortes que vous puis­siez décou­vrir dans la musique contemporaine.

Enfin, à l’approche des fêtes de fin d’année, il faut citer un mer­veilleux DVD, celui de Pierre et le Loup (de Pro­ko­fiev), avec Jean Roche­fort comme réci­tant et l’orchestre de la Suisse ita­lienne diri­gé par Jean-Ber­nard Pom­mier10. L’originalité de cet enre­gis­tre­ment par rap­port aux innom­brables ver­sions de Pierre et le Loup tient non seule­ment au des­sin ani­mé qui le sous-tend, mais à l’interactivité offerte par le CD-ROM que consti­tue le DVD, qui per­met aux enfants de jouer avec le conte, avec plu­sieurs astuces et variantes, et qui en amé­liore consi­dé­ra­ble­ment le carac­tère péda­go­gique. Sur le plan musi­cal, le DVD offre évi­dem­ment une musi­ca­li­té optimale.

De bonnes cou­leurs de fêtes. n

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1 – 1 CD ARION ARN 68566.
2 – 1 CD OPUS 111 OP 30351.
3 - 1 CD PIERRE VERANY PV702091.
4 - 1 CD PIERRE VERANY PV700041.
5 - 1 CD PIERRE VERANY PV700040.
6 – 1 CD AMBROISIE AMB9924.
7 – 1 CD AMBROISIE AMB9925.
8 – 1 CD VIRGIN 45525.
9 – 1 CD SKARBO DSK2025.
10 – 1 DVD AMBROISIE AMI99902001.

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