Architecture navale et compétition

Dossier : La passion de la merMagazine N°646 Juin 2009
Par François LEFAUDEUX (59)

La fig­ure emblé­ma­tique d’Éric Tabar­ly a don­né à la voile de com­péti­tion un élan remar­quable en France. Cet élan n’est pas retombé avec sa dis­pari­tion pré­maturée, le secteur reste très vivant, avec grandes com­péti­tions et ten­ta­tives de record se suc­cé­dant à un rythme soutenu. La plus emblé­ma­tique de ces com­péti­tions est la coupe de l’Amer­i­ca qui béné­fi­cie de son aura his­torique et de sa démesure même : cela fait un siè­cle et demi que des for­tunes s’y engloutis­sent pour domin­er de quelques sec­on­des le concurrent.

REPÈRES
L’amélioration des records et celle des vitesses moyennes lors des com­péti­tions mon­trent que l’architecture et la con­struc­tion des voiliers con­tin­u­ent de pro­gress­er. Le sujet con­tin­ue à pas­sion­ner les jeunes de toutes orig­ines. Ain­si, les spé­cial­istes du secteur sont sol­lic­ités chaque année par les élèves des class­es pré­para­toires qui désirent con­sacr­er leur tra­vail per­son­nel à une ques­tion ayant rap­port avec la per­for­mance des voiliers. De même, les élèves de l’École abor­dent régulière­ment le sujet dans leur tra­vail de recherche de groupe inclus dans la sco­lar­ité. Enfin, quelques-uns pour­suiv­ent en s’intégrant aux pro­jets en cours.

Même si on peut la com­par­er à la for­mule 1 en sport auto­mo­bile, la coupe de l’Amer­i­ca est un peu frus­trante pour les archi­tectes et les ingénieurs. En effet, ce type de com­péti­tion peut priv­ilégi­er soit le duel d’hommes, soit le duel de tech­niques. La coupe de l’Amer­i­ca a claire­ment choisi celui du duel d’hommes, et c’est très bien ainsi.

La coupe de l’América béné­fi­cie de sa démesure

Mais cela veut dire a con­trario que l’ar­chi­tecte et l’ingénieur doivent s’ex­primer dans le cadre de con­traintes extrême­ment fortes. Pour en don­ner quelques illus­tra­tions par­lantes : le poids est imposé à 20 kg près, le tirant d’eau au cen­timètre près, la hau­teur du mât, son poids, son cen­tre de grav­ité sont fixés, même la pein­ture de coque est imposée… Il ne reste donc que très peu de créneaux, très spé­ci­fiques — des points de détail -, sur lesquels se dépensent des sommes d’ar­gent con­sid­érables pour, finale­ment, gag­n­er quelques cen­tièmes de nœuds, par exem­ple sur la forme et la matière des appendices.

Créer et animer une équipe scientifique

Sim­u­la­tion et expérience
La sim­u­la­tion numérique, qu’il s’agisse d’aéro­dy­namique ou d’hy­dro­dy­namique dans le domaine sci­en­tifique, la sim­u­la­tion de la marche du voili­er dans la mer dans les dif­férentes con­di­tions océano-météorologiques ren­con­trées, dans le domaine appli­catif, per­me­t­tent d’ori­en­ter la con­cep­tion paramétrique vers les solu­tions les mieux adap­tées à tel ou tel pro­gramme de nav­i­ga­tion. Cette sim­u­la­tion ne va pas sans quelques dan­gers, le prin­ci­pal étant celui d’un relâche­ment de l’e­sprit physique cri­tique du sci­en­tifique et du bon sens de l’ingénieur en faisant une con­fi­ance aveu­gle aux sim­u­la­tions. Cela veut dire qu’il y a là aus­si place pour de véri­ta­bles ingénieurs et sci­en­tifiques ayant une solide expéri­ence con­crète de la mer, pour con­stru­ire, exploiter et, encore plus, juger et appréci­er les résul­tats de ces mod­èles qui incor­porent, en un jeu gigan­tesque de poupées russ­es, de mul­ti­ples sous-mod­èles dont la valeur intrin­sèque, la pré­ci­sion et le domaine de valid­ité doivent être bien appréhendés…

L’ex­péri­ence mon­tre cepen­dant que les équipes gag­nantes sont bien celles qui, en plus d’une sélec­tion et d’un entraîne­ment par­ti­c­ulière­ment réus­si des équipages, ont su créer et ani­mer une équipe sci­en­tifique et tech­nique interne au chal­lenge, qual­i­fiée et per­for­mante, ouverte sur le monde de la recherche des grandes uni­ver­sités de tech­nolo­gie. L’É­cole poly­tech­nique fédérale de Lau­sanne (EPFL) s’il­lus­tre par­ti­c­ulière­ment dans son sou­tien en matière d’aéro­dy­namique et d’hy­dro­dy­namique appliquées au chal­lenge suisse. Aucun des chal­lenges français depuis plusieurs décen­nies n’a su mon­ter une équipe tech­nique pro­pre ayant cette effi­cac­ité et sachant s’as­soci­er des par­tic­i­pa­tions extérieures sig­ni­fica­tives. Avec le peu d’ar­gent disponible dans le domaine tech­nique, de bien meilleurs résul­tats auraient pu être obtenus en asso­ciant dès le départ à l’équipe interne, et de manière ouverte, un ou plusieurs lab­o­ra­toires de recherch­es académique et appliquée. Aucun chal­lenge français sérieux n’au­rait pour­tant de dif­fi­cultés à recruter de bril­lants jeunes chercheurs ou ingénieurs, par exem­ple poly­tech­ni­ciens, pour struc­tur­er l’or­gan­i­sa­tion interne de l’équipe tech­nique et, encore plus, créer, ori­en­ter et ani­mer le réseau externe qui a tou­jours man­qué aux chal­lenges français.

La créativité au cœur des courses transocéaniques

Les cours­es et records transocéaniques sont, en moyenne, net­te­ment moins riche­ment dotés finan­cière­ment, mais sont plus moti­vants pour les archi­tectes et les ingénieurs, l’ex­pres­sion sci­en­tifique et tech­nique y étant net­te­ment moins bridée.

Pour ce qui con­cerne les cours­es transocéaniques, qu’il s’agisse de mul­ti­co­ques ou de mono­co­ques, il y a naturelle­ment un règle­ment de jauge qui assure, en principe, l’é­gal­ité des chances des équipages, mais dans un cas comme dans l’autre, il est net­te­ment moins con­traig­nant que le règle­ment de la coupe de l’Amer­i­ca. Cette ouver­ture du règle­ment a per­mis au fil des ans une pro­gres­sion spec­tac­u­laire des per­for­mances. En effet, les archi­tectes ont pu inté­gr­er dans leurs réal­i­sa­tions les pro­grès en prove­nance de divers hori­zons, au pre­mier rang desquels les pro­grès dans le domaine des matéri­aux et de leur mise en oeu­vre pour réalis­er des coques et des mâts beau­coup plus légers et des appen­dices ayant des pro­fils moins épais, matéri­aux pour les voiles et méth­odes de mise en oeu­vre ” 3D” per­me­t­tant d’at­tein­dre une effi­cac­ité aéro­dy­namique encore inespérée il y a une ving­taine d’années.

À la frontière de la science et de la modélisation

Le domaine des voiliers de record de tra­ver­sées transocéaniques est dif­férent de celui des cours­es. La dif­férence fon­da­men­tale est qu’il n’y a plus la moin­dre con­trainte de jauge et donc plus de garde-fou ! Le com­pro­mis est entre le bud­get et la capac­ité de l’équipage (soli­taire éventuelle­ment) à maîtris­er l’en­gin dans les pires con­di­tions. La sec­onde dif­férence en découle, elle est dans l’ap­proche du dimen­sion­nement. Pour les voiliers entrant dans la jauge des cours­es transocéaniques (grosso modo ce que l’on appelle dans le jar­gon de la voile les soix­ante pieds, c’est-à-dire des bateaux de dix-huit mètres), si l’ar­chi­tecte et l’ingénieur font des cal­culs de struc­ture, ils se fient aus­si à leur expéri­ence des réal­i­sa­tions passées : ils ont appris des défauts con­statés sur les unités précé­dentes. Pour ces bateaux hors jauge, sou­vent aujour­d’hui de plus de trente mètres, seul le cal­cul per­met le dimensionnement.

De bien meilleurs résul­tats auraient pu être obtenus en asso­ciant dès le départ des lab­o­ra­toires de recherche

L’ex­trap­o­la­tion par un fac­teur de l’or­dre de deux sur les dimen­sions linéaires (et de huit sur les déplace­ments) n’est pas pos­si­ble, le pas à franchir est trop impor­tant. De plus, les efforts induits par la mer ne sont pas du tout pro­por­tion­nels, sans, de plus, que l’on sache dire sim­ple­ment et avec cer­ti­tude ce qu’ils seront. Le prob­lème réside donc plus dans la con­nais­sance de l’hy­dro­dy­namique forte­ment insta­tion­naire autour du voili­er dans la mer que dans le cal­cul pro­pre­ment dit : cha­cun sait main­tenant men­er à bien un cal­cul aux élé­ments finis, le hic est d’avoir les bonnes don­nées d’en­trée, cela reste actuelle­ment à la fron­tière de la sci­ence et de la mod­éli­sa­tion appliquée.

L’in­dus­trie du recy­clage pos­sède donc de for­mi­da­bles oppor­tu­nités de développement

Trente ans de recherch­es sur l’Hy­drop­tère


L’Hydrop­tère dépasse régulière­ment les cinquante noeuds.

Pour les records transocéaniques, l’ab­sence de règles per­met en out­re d’en­vis­ager des solu­tions rad­i­cales : c’est le pari qui avait été fait avec l’Hy­drop­tère, fruit d’une évo­lu­tion com­mencée, en France, avec Paul-Ricard, le dernier tri­maran d’Éric Tabar­ly, final­isé en 1978, mais étudié depuis 1974–1975. L’idée était, pour aug­menter notable­ment la vitesse, de faire “vol­er” le bateau sur des ailes por­tantes par­tielle­ment immergées : des foils. Le pari était trop ambitieux en 1978, les matéri­aux alors disponibles, à base d’a­lu­mini­um, étant trop peu résis­tants. Il nous a d’ailleurs fal­lu plus de vingt ans pour com­pren­dre l’essen­tiel des prob­lèmes de sta­bil­ité, de con­trôla­bil­ité et de vitesse sous-jacents. C’est en con­juguant les recherch­es sur un voili­er de record de vitesse pure Tech­niques avancées pro­jet d’é­cole de l’EN­S­TA, la maque­tte de fais­abil­ité qui a précédé l’Hy­drop­tère et l’analyse et l’ex­péri­ence acquis­es suite aux dif­fi­cultés ren­con­trées en nav­i­ga­tion avec Tech­niques avancées et l’Hydrop­tère lui-même que nous avons pu franchir pro­gres­sive­ment et suc­ces­sive­ment un cer­tain nom­bre d’é­tapes dans la com­préhen­sion et imag­in­er les solu­tions pour faire face, notam­ment, à plusieurs types d’instabilités.
L’Hydrop­tère a fait ses preuves dans le domaine de la vitesse pure mais pas encore dans celui des grandes tra­ver­sées hauturières.

De nouveaux concepts pour la vitesse pure

Dis­ci­pline de pas­sion­nés, mécon­nue du grand pub­lic, la vitesse pure à la voile se présente sous deux formes : les semaines de vitesse, sur le mod­èle de la très anci­enne semaine de Wey­mouth et les ten­ta­tives de record au sens strict. Dans le pre­mier cas, il s’ag­it d’une forme de com­péti­tion : est vain­queur celui qui a fait le par­cours de 500 mètres, matéri­al­isé par des bouées, le plus rapi­de de la semaine. Ces man­i­fes­ta­tions peu­vent attir­er des spec­ta­teurs, il y a des rebondisse­ments au cours de la semaine en fonc­tion de l’évo­lu­tion des réglages apportés aux navires ou engins et des facéties de la météo.


Kite surfer en action.

 
Plus de 50 nœuds pour des kite surf

 
Les derniers déten­teurs du record absolu de vitesse sont des kite surfers , c’est-à-dire des véli­plan­chistes util­isant non pas une voile mais une voil­ure de type para­chute ascen­sion­nel, ce qui leur per­met d’employer une “planche” encore plus petite ! Est-ce à dire que l’ar­chi­tecte, le sci­en­tifique et l’ingénieur n’ont plus rien à dire dans cette dis­ci­pline ? Cer­taine­ment pas et cela pour plusieurs raisons : tout d’abord, une planche de vitesse n’est pas un engin rus­tique, loin de là ! Ses qual­ités de glisse dans ces con­di­tions d’emploi doivent être excel­lentes, mais, surtout, elle doit assur­er de manière effi­cace et sta­ble la fonc­tion anti-dérive, sans laque­lle il n’y aurait pas de force propulsive !
 
L’aéro­dy­namique du kite n’est pas non plus à nég­liger : il lui faut une bonne sta­bil­ité intrin­sèque, notam­ment d’alti­tude, sinon le surfer aura du mal à con­trôler son main­tien dans l’eau, et, peut-être encore plus, la géométrie doit se déformer sous les rafales de manière à liss­er la por­tance, là aus­si pour per­me­t­tre le con­trôle de la voile et de l’équili­bre d’ensem­ble du système…
 
Les kite surfers visent main­tenant les 100 km/h.

Plusieurs mois d’attente du vent favorable

Les ten­ta­tives de record sont des opéra­tions beau­coup plus ingrates : les équipes recherchent les endroits, les spots, les plus prop­ices à leur ten­ta­tive, comme la côte nami­bi­enne ; ils y restent par­fois plusieurs mois à atten­dre les épisodes de vent les plus favor­ables, bref rien de spec­tac­u­laire. Une ten­ta­tive vic­to­rieuse de record ne dure que vingt sec­on­des, elle se fait main­tenant sur un par­cours dématéri­al­isé, le GPS rem­plaçant les anciens sys­tèmes “physiques ” de mesure.

Une effi­cac­ité aéro­dy­namique encore inespérée il y a une ving­taine d’années

Alors que le record de vitesse absolu a longtemps été détenu par un splen­dide cata­ma­ran d’une ving­taine de mètres, Cross­bow II, ce record est détenu depuis le début des années qua­tre-vingt-dix par des engins — il est dif­fi­cile de par­ler encore de bateaux — de plus en plus petits (voir encadré).

Mais il n’est pas sûr que les ” navires ” aient dit leur dernier mot. L’Hy­drop­tère a porté le record des navires à 47 noeuds. Alain Thébault, son équipage et l’équipe sci­en­tifique et tech­nique cen­trée sur l’EPFL espèrent faire encore net­te­ment mieux. Le prin­ci­pal point dur tech­nique pour pro­gress­er est la maîtrise des foils cav­i­tants (super­cav­i­tants, super­ven­tilés, etc., plusieurs solu­tions sont en concurrence).

Comme pour les voiliers transocéaniques pour la con­nais­sance de l’in­ter­ac­tion mer-voili­er, on est là à la fron­tière de la sci­ence et de l’ap­pli­ca­tion, la cav­i­ta­tion étant un prob­lème mul­ti­phasique riche en insta­bil­ités. L’équipe de l’EPFL qui tra­vaille ce sujet com­prend plusieurs jeunes poly­tech­ni­ciens absol­u­ment pas­sion­nés par ce tra­vail de pionnier.

La logique des effets d’échelle

Alors que l’Hydrop­tère avait été dess­iné ini­tiale­ment pour env­i­ron 30 noeuds, sa ver­sion actuelle dépasse en pointe régulière­ment les cinquante. Dis­pose-t-il encore d’une marge de pro­gres­sion impor­tante ? Les avis diver­gent sur ce point.

Une ten­ta­tive de record ne dure que vingt secondes

Il est vraisem­blable que, même si l’Hydrop­tère dis­pose d’une marge lui per­me­t­tant de dépass­er la moyenne de 50 nœuds sur 500 mètres, des voiliers plus petits spé­ci­fique­ment étudiés auraient un poten­tiel encore plus impor­tant. L’ar­gu­ment le plus fort à l’ap­pui de cette remar­que est sim­ple : il s’ag­it de la logique des effets d’échelle. La puis­sance des voiles est pro­por­tion­nelle au car­ré des dimen­sions et la masse du bateau au cube.

Cela veut dire que l’e­spoir est grand, même si l’Hydrop­tère arrive à bat­tre les kite surfers, qu’il puisse lui-même être bat­tu ultérieure­ment par un voili­er plus spé­ci­fique. Cela main­tient donc ouvert, pour longtemps encore, ce domaine de la con­quête de l’inu­tile, mais que d’é­mo­tions et de passion !

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