Après la fête

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°541 Janvier 1999Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Roger Vailland fai­sait dire par l’un de ses per­son­nages mas­cu­lins, à la femme avec qui il venait de faire l’amour : “Je pour­rais dési­rer n’importe quelle femme qui entre­rait dans cette pièce à l’instant, sauf toi 1. Cette phrase résume assez bien tout ce que l’on pour­ra écrire sur l’amertume du désir satis­fait. Dans un tout autre registre, il est vrai, jan­vier com­mence par la satié­té un peu triste, mal auquel la musique peut être l’exquis remède.

Brahms paraît, à cet égard, l’optimum pour des len­de­mains de fête : sa musique n’est ni fes­tive ni gour­mande (qui pour­rait ima­gi­ner un mets à goû­ter en écou­tant du Brahms ? alors que Ravel, Mozart, Bach lui-même…), et les films écrits sur du Brahms en témoignent (Los Hur­da­nos, de Bunuel, Ren­dez-vous à Bray, de Del­vaux, par exemple). Donc, com­men­çons par Brahms.

Brahms

Un grand bon­heur, d’abord, à retrou­ver en CD des disques aimés et deve­nus inau­dibles avec le temps. C’est l’objet de la col­lec­tion “ Great recor­dings of the Cen­tu­ry ” de EMI, où viennent de prendre place Un Requiem alle­mand, avec la dis­tri­bu­tion de rêve Schwartz­kopf, Fischer- Dies­kau, Klem­pe­rer, Phil­har­mo­nia (1961)2, et les Sonates pour vio­lon et pia­no par Perl­man et Ash­ke­na­zi (1983)3.

La sono­ri­té lumi­neuse de Perl­man et le tou­cher rete­nu et dur d’Ashkenazi s’accordent mer­veilleu­se­ment aux Sonates, qui ne sup­portent pas un lyrisme trop flam­boyant, et dont c’est là l’un des enre­gis­tre­ments de réfé­rence. Quant à Un Requiem alle­mand, qui, comme on le sait, n’est pas un requiem mais une œuvre pro­fane, écrite “ en son­geant à l’humanité tout entière ”, il n’y a pas, il n’y aura peut-être jamais aus­si bien que cette ver­sion, où Klem­pe­rer et les deux solistes étaient au som­met de leur art, et où il eut une sorte de conju­gai­son magique avec l’orchestre et les chœurs du Philharmonia.

Les deux Concer­tos pour pia­no, de même, nous feron­tils jamais une impres­sion aus­si forte et qui s’impose à nous comme une évi­dence que dans l’interprétation de Leon Flei­sher avec le Cle­ve­land Orches­tra diri­gé par George Szell (1956 et 1962)4 ? Flei­sher n’avait pas encore eu l’accident de san­té qui devait lui rendre dif­fi­cile l’usage de la main droite, et la puis­sance et la cha­leur de son jeu, comme la per­fec­tion de sa tech­nique, emportent l’enthousiasme, tout comme dans les Varia­tions Haen­del qui com­plètent l’enregistrement (avec les Valses, qui occupent une place plus modeste dans l’œuvre de Brahms).

À côté de ce disque phare, une inter­pré­ta­tion inso­lite du 1er Concer­to, celle de Glenn Gould avec le New York Phil­har­mo­nic diri­gé par Bern­stein5 : un jeu lent, déca­lé, hyper­ex­pres­sif, tel­le­ment à contre-cou­rant que Bern­stein s’en explique non sans humour auprès du public (il s’agit d’un enre­gis­tre­ment en concert) avant l’exécution. À écou­ter, si vous en avez l’occasion et si vous êtes un incon­di­tion­nel de Glenn Gould, par curiosité.

Poulenc

Après une cure de Brahms, on peut reve­nir à une musique d’apparence plus super­fi­cielle, avec Pou­lenc, dont EMI publie la qua­si-tota­li­té de l’œuvre enre­gis­trée. Un pre­mier cof­fret contient la musique pour pia­no et la musique de chambre, avec une pléiade de musi­ciens dont les inter­prètes légen­daires de Pou­lenc : Gabriel Tac­chi­no, Jacques Février, Michel Debost, Pierre Four­nier, etc.6.

De toute cette musique pour pia­no, pia­no et vio­lon, vio­lon­celle et pia­no, vents et pia­no, gui­tare, etc., pour par­tie fami­lière, pour par­tie tout à fait incon­nue, s’échappe comme un par­fum ambi­gu, mul­ti­forme, déli­cieux et peu­têtre véné­neux par ins­tants : à la fois musique de salon, enso­leillée et comme insou­ciante, sou­vent savante mal­gré une appa­rente faci­li­té, et où semble se dis­si­mu­ler, der­rière une feinte pudeur, un esprit com­plexe et dif­fi­cile à cer­ner entre musique popu­laire et sub­ti­li­tés proustiennes.

C’est aus­si la quin­tes­sence d’une cer­taine musique fran­çaise, moins éloi­gnée de Brahms, en défi­ni­tive, qu’il n’y paraît : Pou­lenc est à décou­vrir, mais ne cher­chez pas à l’analyser comme vous le feriez pour Brahms : lais­sez-vous gui­der par le simple plai­sir de l’écoute déten­due ; c’est un plai­sir d’une qua­li­té assez rare.

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1. Trans­crit de mémoire, donc approximatif.
2. 1 CD EMI 5 66903 2.
3. 1 CD EMI 5 66893 2.
4. 2 CD SONY 7464 63225 2.
5. 1 CD SONY hors commerce.
6. 5 CD EMI 5 66831 2.

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