Alchimie

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°579 Novembre 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Com­bien de pia­nistes obtiennent, chaque année, un pre­mier prix d’un grand conser­va­toire (Paris, Mos­cou, etc.), et com­bien peu d’entre eux seront, dans quelques années, deve­nus des solistes – ou cham­bristes, ou accom­pa­gna­teurs – de renom­mée inter­na­tio­nale ? Et pour­tant, tous ont une tech­nique irré­pro­chable, infi­ni­ment supé­rieure à celle des pia­nistes légen­daires d’autrefois, tous sont capables de “ bien ” jouer une pièce com­plexe, avec toutes les notes, toutes les nuances indi­quées sur la par­ti­tion, tous peuvent imi­ter les tics des grands, y com­pris la ges­tuelle, si exas­pé­rante au concert.

Mais pour être un vrai musi­cien, il faut en plus ce pou­voir magique d’exprimer l’inexprimable, que le com­po­si­teur, limi­té par les codes de l’écriture musi­cale, n’a pu fixer sur la par­ti­tion. Ceux-là seule­ment sont tou­chés par la grâce et pour­ront emme­ner leur audi­toire hors du temps et de l’espace perceptible.

Claviers

Mar­tha Arge­rich a entre­pris ce que devrait faire tout grand musi­cien recon­nu : faire connaître de jeunes pia­nistes qu’elle juge excep­tion­nels, par le concert et par le disque.

Tout d’abord, une révé­la­tion, à décou­vrir toutes affaires ces­santes : Dong-Hyek Lim, 18 ans, qui avait déjà enthou­sias­mé le public du fes­ti­val de La Roque‑d’Anthéron en 2000, joue Cho­pin (2e Scher­zo, 1re Bal­lade, etc.), Schu­bert (4 Impromp­tus) et La Valse de Ravel1. Au-delà d’une tech­nique stu­pé­fiante, un jeu habi­té, magique, incroya­ble­ment mûr, et, dans La Valse, une inter­pré­ta­tion véri­ta­ble­ment hal­lu­ci­nante, que vous ne pour­rez plus oublier, et qui efface à jamais toutes les autres, y com­pris celles à deux pianos.

Alexandre Mogi­levs­ky, autre décou­verte de Mar­tha Arge­rich, joue, de Brahms, trois des Inter­mez­zos de l’opus 116, de Schu­mann les Scènes d’enfants, et la 7e Sonate de Pro­ko­fiev2. On pré­fé­re­rait les Scènes d’enfants jouées plus simple, mais les Inter­mez­zos de Brahms (ceux de l’opus 116 sont les moins joués) sont inef­fables, proustiens.

Phi­lippe Cas­sard, lui, est un musi­cien confir­mé depuis une ving­taine d’années, d’abord musi­cien de chambre et accom­pa­gna­teur. Il a lon­gue­ment tra­vaillé et inté­rio­ri­sé Schu­bert, dont il vient d’enregistrer deux sonates qui sont, pour nous, les plus belles de Schu­bert, la DV960 en si bémol et la DV664 en la majeur (opus post­hume)3. Bien sûr, il y a eu Bren­del et d’autres, mais Cas­sard a un jeu lim­pide et sans effets, il est de toute évi­dence ému par ce qu’il joue et cette émo­tion est com­mu­ni­ca­tive, il est Schubert.

Les édi­tions Actes Sud, qui avaient décou­vert Ker­tès bien avant qu’il ait le prix Nobel, publient en un joli petit fas­ci­cule noir les Varia­tions Gold­berg de Bach, jouées par Jean-Louis Steuer­man, et un texte de Hubert Nys­sen, les Varia­tions sur les Varia­tions Gold­berg4.

L’idée est excel­lente : le texte de Nys­sen, non une ana­lyse mais un petit essai sur le plai­sir d’écoute des Gold­berg, est court et sub­til, mais l’édition d’une nou­velle ver­sion des Varia­tions Gold­berg sus­cite d’abord le doute : après Glenn Gould, Per­ahia et tant d’autres, ce nou­veau disque tien­dra-t-il la rampe ?

En fait, cette œuvre est si pro­fon­dé­ment inti­miste et si ancrée en cha­cun de nous, qu’aucune nou­velle ver­sion ne peut nous lais­ser indif­fé­rents, et celle-ci moins que d’autres : elle rap­pelle Glenn Gould par son dépouille­ment, et elle est le média­teur idéal pour nos retours sur soi les plus secrets, pour ces moments où, pour­sui­vis par les pro­blèmes de l’entreprise ou de la cité, nous recher­chons un moment de sérénité.

Notre cama­rade Jean-Pierre Ferey, pia­niste et édi­teur (Skar­bo), joue et publie tou­jours hors des sen­tiers bat­tus, ce qui exige cou­rage et téna­ci­té. Il réci­dive avec un disque de pia­no et orgue, asso­cia­tion raris­sime5 qui laisse per­plexe avant l’écoute. Eh bien, c’est un suc­cès. L’orgue est, par nature, un ins­tru­ment orches­tral, aux timbres mul­tiples et tota­le­ment dis­tincts de ceux du piano.

Les Varia­tions sur deux thèmes, de Mar­cel Dupré, sont une petite mer­veille d’associations de timbres et d’harmonies sub­tiles, une sorte de concer­to de chambre assez proche de Déodat de Séverac.

Le Concer­to pour pia­no et orgue de Flor Peters, nova­teur et très inté­res­sant, dis­tingue clai­re­ment un pia­no per­cu­tant à la Bar­tok et un orgue orchestral.

Le Dip­tyque pour pia­no et orgue de Jean Lan­glais est un concer­to en deux mou­ve­ments très bien écrit, dont le deuxième, alle­gro, témoigne, s’il en était besoin, que Jean-Pïerre Ferey est l’un des grands pia­nistes fran­çais contemporains.

Musique française

Gérard Pou­let et Noël Lee ont enre­gis­tré en 1991 l’intégrale de l’œuvre pour vio­lon et pia­no de Fau­ré, que l’on publie aujourd’hui6. Noël Lee est un concer­tiste bien connu par ses enre­gis­tre­ments de Ravel et Debus­sy, notam­ment. Gérard Pou­let, ancien enfant pro­dige, a effec­tué une car­rière dis­crète, consa­crant l’essentiel de son temps à l’enseignement. L’interprétation des deux Sonates et de la Ber­ceuse, la Romance et l’Andante est toute de mesure et de dis­cré­tion aus­si. Comme jadis Fran­ces­cat­ti et Casa­de­sus, Pou­let et Lee jouent calme, sans effets de manche. La musique de Fau­ré s’accommode bien de ce style typi­que­ment français.

C’est une tout autre vision de la musique fran­çaise que donne la flam­boyante vio­lo­niste japo­naise Mido­ri, accom­pa­gnée au pia­no par Robert McDo­nald, dans les Sonates de Pou­lenc, Debus­sy, et n° 1 de Saint-Saëns7, et une inter­pré­ta­tion entiè­re­ment renou­ve­lée. Mido­ri fait par­tie de ces jeunes vio­lo­nistes ultra-brillants qui, comme Ven­ge­rov, pri­vi­lé­gient l’explosion sen­suelle et la couleur.

La Sonate de Saint-Saëns est inter­pré­tée comme ce qu’elle est, un exer­cice de vir­tuo­si­té auquel Mido­ri par­vient même à don­ner une âme. Mais les Sonates de Pou­lenc et Debus­sy, jouées géné­ra­le­ment en demi-teinte, comme pour ne pas effa­rou­cher les dames des salons pari­siens, sont ici exa­cer­bées, comme tzi­ganes, sans un écart cepen­dant avec ce qui est écrit, grâce à une tech­nique éblouis­sante. Et l’on se dit que Pou­lenc, qui dédia en 1943 sa Sonate à Fede­ri­co Gar­cia Lor­ca, et Debus­sy, dont la Sonate fut la der­nière œuvre, écrite en 1917 dans les tour­ments de la Pre­mière Guerre mon­diale et de la mala­die, auraient aimé cette alchi­mie décapante.

_____________________________________
1. 1 CD EMI 5 67933 2
2. 1 CD EMI 5 67934 2
3. 1 CD AMBROISIE AMB 9923
4. 1 CD ACTES SUD/NAIVE 4660
5. 1 CD SKARBO DSK 4027
6. 1 CD ARION AB 035
7. 1 CD SONY SK 89699.

Poster un commentaire