A l’écoute des Français au travail : quelles leçons pour le management ?

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°608 Octobre 2005Par Touhami BENCHEIKH

Une nouvelle donne : loyauté conditionnelle et déficit de confiance au cœur de la relation à l’entreprise

Prin­ci­paux enseignements :

  • l’in­vestisse­ment dans le tra­vail per­siste mais il a changé de nature : non plus con­sid­éré comme un devoir mais comme une source d’ac­com­plisse­ment indi­vidu­el, il ne se fait plus, pour la grande majorité des salariés (65 %), au détri­ment de leur vie privée, et surtout, il traduit l’aspi­ra­tion à la recon­nais­sance de l’in­di­vidu en tant qu’ac­teur et sujet ;
  • une rela­tion à l’employeur dis­ten­due à mesure que les salariés se sont sen­tis plus frag­ilisés et men­acés (un salarié sur deux s’est sen­ti récem­ment frag­ilisé). De façon large­ment majori­taire, les salariés sont dans la pos­ture du ” pas­sager clan­des­tin ” c’est-à-dire celui dont l’im­pli­ca­tion peut s’in­ter­rompre s’il pressent des raisons de red­outer que l’en­tre­prise ne tien­dra pas ses promess­es si rien ne la contraint.


Ces paramètres remod­è­lent pro­fondé­ment la façon dont les salariés sont, dans leur organ­i­sa­tion — qu’elle soit privée ou publique -, prêts à s’en­gager sur l’avenir et à être par­ties prenantes du changement.

La ten­dance dom­i­nante est à la loy­auté con­di­tion­nelle, elle-même frag­ile. Pour autant, on con­state une rel­a­tive ” disponi­bil­ité ” des salariés face au change­ment, 59 % d’en­tre eux con­sid­érant que la meilleure tac­tique est de s’en­gager dans sa réussite.

En con­trepar­tie, ils affir­ment de nou­velles exi­gences, déter­mi­nantes dans ce nou­veau ” con­trat social ” qui les lie à l’entreprise :

  • une nette reven­di­ca­tion de retour sur investisse­ment de leur engagement,
  • une aspi­ra­tion à l’empowerment (avoir des marges d’au­tonomie, pou­voir faire enten­dre sa voix, par­ticiper à des pro­jets, une rémunéra­tion équitable),
  • la volon­té d’avoir la con­fi­ance des dirigeants et d’avoir con­fi­ance en eux, ce qui passe notam­ment par une exi­gence de sens (seuls 29 % con­sid­èrent que le change­ment va dans la bonne direc­tion con­tre 49 % qui ne savent pas et 22 % qui esti­ment que l’on va dans la mau­vaise direction).

Le triple défi posé au management et aux DRH

Prendre en compte le salarié dans sa relation personnelle à l’entreprise et sa trajectoire de développement individuel

Com­ment pren­dre en compte la nou­velle pos­ture ” stratégique ” des salariés, et répon­dre à l’at­tente d’in­di­vid­u­al­i­sa­tion par la prise en compte des aspi­ra­tions des salariés et leur tra­duc­tion dans une ges­tion indi­vidu­elle des car­rières ? Et cela, dans des organ­i­sa­tions où il n’est évidem­ment pas ques­tion de plac­er un DRH der­rière chaque salarié. Est donc ici posée toute la ques­tion de la décen­tral­i­sa­tion de la fonc­tion RH, d’une meilleure artic­u­la­tion entre DRH et man­age­ment, ain­si que d’une ges­tion plus indi­vid­u­al­isée, plus en phase avec l’ap­pel général à l’ini­tia­tive, à la prise de risque.

Sur ce point, les inter­viewés insis­tent sur deux préoccupations :

  • tout d’abord, l’équité et la recon­nais­sance des mérites
    La vie économique broie la valeur d’é­gal­ité, grande pas­sion française. Ain­si la rémunéra­tion est moins un ressort de moti­va­tion que de démo­ti­va­tion lorsqu’elle est inéquitable, et les act­ifs français, comme d’ailleurs leurs col­lègues européens, con­sid­èrent que si la rémunéra­tion est un critère de recon­nais­sance, c’est la clarté du proces­sus de déter­mi­na­tion des mérites qui pose problème.
  • ensuite, l’ef­fet de taille de l’en­tité à laque­lle on appar­tient struc­ture les perceptions


Plus la taille de l’en­tre­prise croît, plus la con­fi­ance à son endroit baisse, plus la per­cep­tion que sa sit­u­a­tion se dégrade aug­mente, moins l’on a le sen­ti­ment que ses mérites sont recon­nus et récompensés.

Le dilemme : une politique de ressources humaines qui doit être marquée par la différenciation des âges mais doit rester fédératrice du tissu social

Com­ment sor­tir du mod­èle de l’en­tre­prise ” biologique “, pour mieux pren­dre en compte les indi­vidus indépen­dam­ment de leur appar­te­nance à une classe d’âge ou à un genre et tir­er un meilleur par­ti du poten­tiel qu’ils représen­tent alors que le retourne­ment démo­graphique va durable­ment mod­i­fi­er le marché de l’emploi dans les dix prochaines années* ?

L’é­tude fait appa­raître des cli­vages très nets au sein du monde du tra­vail, au-delà de la dis­tan­ci­a­tion à l’en­tre­prise déjà observée chez les quin­quagé­naires et les jeunes :

  • le décrochage pré­maturé des ” quadras “…
  • et la pos­ture des femmes, en retrait, con­va­in­cues que leur employeur mise beau­coup moins sur elles que leurs col­lègues mas­culins. Cette per­cep­tion reflète aus­si la réal­ité d’une poli­tique de ressources humaines focal­isée sur les 30–40 ans qui les exclut de fac­to du jeu, elles qui ont sou­vent une disponi­bil­ité moin­dre durant cette période.


Ain­si l’en­tre­prise génère, chez des seg­ments impor­tants de leur pop­u­la­tion salariée, un fort sen­ti­ment de frus­tra­tion qui con­duit ces mem­bres à mod­uler l’in­ten­sité de leur engage­ment. Or il est intéres­sant de not­er que, du point de vue des DRH, la ges­tion par âge reste un axe de tra­vail fondamental…

Est-il encore per­ti­nent au vu des évo­lu­tions pro­fondes des deman­des des salariés et de leurs poten­tiels d’in­vestisse­ment ” sous ” ou ” mal ” exploités ? Faut-il ” seg­menter l’of­fre ressources humaines ” et s’en­gager dans la voie du mar­ket­ing social ? Com­ment repenser la ques­tion des âges et des sex­es dans cha­cune des grandes poli­tiques de l’entreprise ?

Fig­ure 1 – La crise de con­fi­ance dans les chefs d’entreprise
 

La confiance, au cœur de la coopération…, au cœur de l’efficacité

Com­ment rétablir la con­fi­ance alors même que nous sommes face à un triple déficit de con­fi­ance : à l’é­gard de soi-même (38 % ont douté de leur valeur pro­fes­sion­nelle), à l’é­gard de l’en­tre­prise (40 % se sen­tent per­dants), à l’é­gard des dirigeants (cf. fig­ure 1).

Or la con­fi­ance reste, on le voit (cf. fig­ure 2 ), le moteur pré­dom­i­nant de la mobilisation.

Si les aspects rationnels entrent en ligne de compte (rétri­bu­tion, per­spec­tives, cal­cul du coût de l’en­gage­ment au regard de l’a­van­tage perçu…), la part du rela­tion­nel et de l’af­fec­tif qui lie, au quo­ti­di­en, le salarié à son tra­vail, à son entre­prise, à son man­ag­er, est déci­sive pour établir ce rap­port de con­fi­ance. C’est d’é­coute et d’en­gage­ment de la hiérar­chie dont il est question.

Le man­age­ment de prox­im­ité a donc plus que jamais un rôle cru­cial à jouer pour vitalis­er ce lien social, à con­di­tion, cepen­dant, de pos­er la ques­tion de ses rap­ports avec les dirigeants.

Non pas en rati­oci­nant sur le pré­ten­du malaise des cadres de façon cul­pa­bil­isatrice et incan­ta­toire, non pas en faisant appel au charisme, au lead­er­ship, à l’au­torité, mais en posant de façon con­crète le prob­lème du pou­voir et des moyens que l’on donne à ceux qui en sont les représen­tants. Car ce sont les encad­rants qui se dis­ent les plus impliqués dans la con­duite des change­ments (63 % des encad­rants de plus de 20 per­son­nes con­tre 34 % pour les non encad­rants) même s’ils ne se con­sid­èrent pas plus loy­aux que les autres. Chez eux aus­si, l’en­gage­ment sous con­di­tions est la règle.

Fig­ure 2 – Cha­cun de ces leviers serait-il effi­cace pour faciliter le change­ment dans votre entre­prise ou administration ?

Le con­cept de hiérar­chie, lié à celui d’au­torité et de lead­er­ship, reste bien encore por­teur de sens pour le salarié à con­di­tion de lui don­ner un autre con­tenu. De ce point de vue d’ailleurs, ce sont les cadres qui expri­ment le plus de malaise face aux organ­i­sa­tions matricielles, aux injonc­tions para­doxales de tout ordre, aux réduc­tions dras­tiques des éch­e­lons hiérar­chiques, aux struc­tures ” pro­jet ” créées au détri­ment de la spé­cial­i­sa­tion par métier.

Si la con­fi­ance appa­raît donc comme un champ pri­or­i­taire à réin­ve­stir par les dirigeants qui l’avaient déserté (par cynisme, ou parce qu’ils ne savaient plus faire…), elle est un des leviers les plus dif­fi­ciles à sus­citer et à manier. La con­fi­ance ne se décrète pas ; elle résulte d’un mode de fonc­tion­nement, d’un tra­vail per­ma­nent sur le con­texte des organ­i­sa­tions qui con­di­tionne la rela­tion employeur-salarié.

Or les salariés expri­ment com­bi­en l’é­cart s’est con­sid­érable­ment creusé entre les efforts con­sacrés par l’en­tre­prise sur les fac­teurs de per­for­mance tech­niques et économiques, et les efforts investis dans la ges­tion des ressources humaines.

Ce défi majeur n’ap­pelle prob­a­ble­ment pas une réponse unique, mais impose d’ex­plor­er de nou­velles pistes, mul­ti­ples et complémentaires :

  • invers­er les per­spec­tives en cher­chant à con­stru­ire la con­fi­ance, plutôt qu’à rechercher l’ad­hé­sion ; ceci passe par une obses­sion : la cohérence du dis­cours et des actes,
  • recon­stituer mod­este­ment, pas à pas et par la preuve, les ” briques ” de con­fi­ance qui per­me­t­tront d’in­vers­er la ten­dance actuelle ;
  • refuser l’in­can­ta­tion et jouer l’exemplarité ;
  • expli­quer, encore et tou­jours, pour don­ner du sens aux évo­lu­tions et aux décisions…


Au cœur de cette nou­velle dynamique : un appel à l’é­coute non pas de ceux qui ” savent ” mais de ceux qui ” vivent ” la réal­ité con­crète des entre­pris­es et à la mod­estie, à tra­vers des actes et les actions engagées, dans la durée. Ce n’est pas un faible enjeu pour les élites dirigeantes français­es qui con­tin­u­ent de croire qu’é­couter se résume à recueil­lir les attentes pour y répon­dre alors que l’é­coute sert à redonner du sens à l’action.

Revisiter en profondeur l’art du management…

En con­clu­sion, cette enquête révèle la fin d’une vision mythique des rela­tions entre salariés et l’en­tre­prise comme si les uns et les autres avaient com­pris que leur fragilité réciproque devait les amen­er à plus de prag­ma­tisme. Mais elle révèle aus­si l’ar­dente néces­sité, pour les dirigeants, de refonder la réflex­ion sur leurs pro­pres modes de fonc­tion­nement, sans tabous.

Il leur faut ain­si accepter cette réal­ité, pren­dre la mesure des lim­ites de toute forme d’in­stru­men­tal­i­sa­tion — le fait que les Français ne cèdent pas sur le niveau de leur exi­gence dans un monde du tra­vail plus dur est un para­doxe riche d’enseignement.

Il leur est néces­saire de mieux cern­er les moteurs de moti­va­tion de leurs salariés ; pren­dre con­science de la néces­sité de s’oc­cu­per des hommes, vraiment.

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* Cf. Point de vue Capgem­i­ni Consulting
” Les entre­pris­es face au choc démo­graphique ” — sep­tem­bre 2004.

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