Développer des projets de production d’hydrogène

Développer des projets de production d’hydrogène

Dossier : HydrogèneMagazine N°795 Mai 2024
Par Antoine HUARD (X07)

Pour que toutes les inno­va­tions puissent effec­ti­ve­ment cata­ly­ser les muta­tions de nos sys­tèmes éner­gé­tiques, il reste un chaî­non man­quant sans lequel rien n’est pos­sible : la capa­ci­té à ima­gi­ner, déve­lop­per et faire sor­tir de terre des pro­jets, qu’il s’agisse de fermes solaires, de parcs éoliens, d’usines de pro­duc­tion d’hydrogène… Les por­teurs de pro­jets, allant du simple pro­mo­teur indé­pen­dant au grand groupe éner­gé­ti­cien, ont la lourde tâche de mener à bien des pro­jets mobi­li­sant toutes les inno­va­tions dans un envi­ron­ne­ment de plus en plus com­plexe. Déve­lop­per des pro­jets de tech­no­lo­gies matures comme le solaire ou l’éolien est dif­fi­cile en soi, mais cette dif­fi­cul­té se trouve décu­plée lorsqu’il s’agit de tech­no­lo­gies plus inno­vantes, notam­ment de pro­jets de pro­duc­tion d’hydrogène.

Le sec­teur éner­gé­tique mon­dial est confron­té à des muta­tions extrê­me­ment pro­fondes. Ces bou­le­ver­se­ments ont débu­té il y a une quin­zaine d’années avec l’irruption de l’éolien et du solaire comme sources de pro­duc­tion d’électri­cité renou­ve­lables, se pour­suivent sous diverses formes (bat­te­ries, élec­tro­ly­seurs, numé­ri­sa­tion des sys­tèmes, etc.) et s’accélèrent très for­te­ment depuis le début de cette décen­nie 2020. L’existence de ce qu’il faut bien appe­ler une révo­lu­tion éner­gé­tique ne fait plus vrai­ment débat, y com­pris en France – bien que notre pays soit long­temps res­té enli­sé dans une forme de déni à ce sujet, pour de mul­tiples rai­sons qui ne seront pas déve­lop­pées ici.

Des innovations prometteuses

Cette révo­lu­tion est ren­due pos­sible par la conver­gence de plu­sieurs inno­va­tions qui, com­bi­nées entre elles, ont pu enclen­cher des dyna­miques expo­nen­tielles de déploie­ment, notam­ment décrites par Tony Seba, fon­da­teur du think tank RethinkX.

On peut en dis­tin­guer plu­sieurs formes, les inno­va­tions tech­no­lo­giques (par exemple le déve­lop­pe­ment d’électrolyseurs avec un meilleur ren­de­ment et plus éco­nomes en eau), les inno­va­tions de modèles d’affaires (par exemple, la mise au point de modèles de cou­plage élec­tron-molé­cule pour cap­ter la valeur d’option), les inno­va­tions régle­men­taires ou juri­diques (le cadre se trans­forme pour s’adapter à des objets nou­veaux qui pou­vaient, jusqu’à encore très récem­ment, être juri­di­que­ment non iden­ti­fiés : cen­trales solaires flot­tantes, fermes agri­vol­taïques, etc.) ou les inno­va­tions contrac­tuelles (aux méca­nismes de tarifs d’achat garan­tis viennent ain­si pro­gres­si­ve­ment se sub­sti­tuer les contrats de vente d’électricité de type PPA power pur­chase agree­ment ou contrat d’achat d’électricité offrant aux indus­triels une élec­tri­ci­té au coût maî­tri­sé et pré­vi­sible, un atout pré­cieux face aux incer­ti­tudes actuelles).

Un parcours jalonné d’obstacles

En pre­mier lieu, il convient de rap­pe­ler en quoi consiste le déve­lop­pe­ment d’un pro­jet. Il s’agit d’une phase com­mune à tout pro­jet d’infrastructure, mais force est de consta­ter qu’elle est peu connue du grand public. Et pour cause : en admi­rant un parc éolien sor­tir de terre ou en assis­tant à l’inauguration d’une ferme solaire, qui ima­gi­ne­rait spon­ta­né­ment qu’il a fal­lu entre cinq et dix années de tra­vail préa­lable avant d’amorcer la construc­tion pro­pre­ment dite ? 

Les uni­tés indus­trielles de pro­duc­tion d’hydrogène ne font pas excep­tion. Avant d’en poser la pre­mière pierre, un por­teur de pro­jet devra s’armer de patience et fran­chir une à une les étapes sui­vantes : la sécu­ri­sa­tion d’une emprise fon­cière, les dos­siers de demande d’autorisation, l’obtention des auto­ri­sa­tions, la sécu­ri­sa­tion des intrants, la contrac­tua­li­sa­tion avec des clients et la concer­ta­tion du public. L’avenir du pro­jet dépend du suc­cès avec lequel ces dif­fé­rentes étapes sont menées à bien par le déve­lop­peur. Il suf­fit qu’un obs­tacle vienne entra­ver l’atteinte d’un seul de ces jalons (refus d’une auto­ri­sa­tion, indis­po­ni­bi­li­té des intrants, recours d’un tiers, etc.) pour conduire à l’abandon du pro­jet – et la perte irré­mé­diable de tous les coûts que le déve­lop­peur aura préa­la­ble­ment consentis.


Quelques chiffres :

  • La consom­ma­tion fran­çaise d’hydrogène s’élève à 900 000 tonnes par an, essen­tiel­le­ment dans le sec­teur indus­triel. La qua­si-tota­li­té de cet hydro­gène est pro­duit à par­tir de méthane, géné­rant 11,5 mil­lions de tonnes de CO2, soit 3 % du total des émis­sions françaises.
  • Pour res­pec­ter la tra­jec­toire de décar­bo­na­tion qu’elle s’est fixée au tra­vers de sa Stra­té­gie natio­nale bas car­bone (SNBC), la France vise un objec­tif de 6,5 GW de capa­ci­tés d’électrolyseurs ins­tal­lés en 2030. Cela repré­sente 600 000 tonnes/an d’hydrogène décar­bo­né. Il fau­dra 50 TWh d’électricité pour assu­rer une telle pro­duc­tion d’hydrogène.
  • En 2022, l’Allemagne a rac­cor­dé 7,2 GW de nou­velles capa­ci­tés solaires (por­tant la capa­ci­té ins­tal­lée totale à 66 GW) et la France 2,4 GW (capa­ci­té totale : 17 GW). En août 2023, le chan­ce­lier alle­mand a fixé pour objec­tif d’atteindre un rythme de déploie­ment de 22 GW par an à par­tir de 2026. À ce rythme, l’Allemagne ins­tal­le­ra en deux ans la capa­ci­té requise pour pro­duire 50 TWh, volume d’électricité équi­valent à celui néces­saire pour pro­duire l’intégralité de l’hydrogène dont la France aura besoin à l’horizon 2030.
  • 440 GW de nou­velles capa­ci­tés élec­triques renou­ve­lables auront été rac­cor­dées dans le monde sur la seule année 2023, dont 286 GW de solaire et 124 GW d’éolien (source : Agence inter­na­tio­nale de l’énergie). Cela repré­sente près de 90 % des nou­velles capa­ci­tés élec­triques rac­cor­dées en 2023.

La sécurisation d’une emprise foncière

Il peut s’agir par exemple de signer une pro­messe de bail emphy­téo­tique avec un pro­prié­taire fon­cier, lequel s’engage ain­si à « réser­ver » le ter­rain pour le pro­jet pro­po­sé. En contre­par­tie, le por­teur de pro­jet s’engage à mener à bien toutes les études et démarches requises pour rendre pos­sible la réa­li­sa­tion du projet.

Les dossiers de demande d’autorisation

Avant de sol­li­ci­ter auprès de la pré­fec­ture les auto­ri­sa­tions néces­saires, en par­ti­cu­lier au titre du Code de l’urbanisme (le per­mis de construire) et au titre du Code de l’environnement (l’autorisation ICPE, ins­tal­la­tions clas­sées pour la pro­tec­tion de l’environnement), le por­teur de pro­jet doit effec­tuer un tra­vail préa­lable pen­dant une à deux années, afin de pré­pa­rer un dos­sier com­por­tant de nom­breuses pièces, par­mi les­quelles une étude d’impact envi­ron­ne­men­tal dont le volet « faune-flore » doit inclure des ana­lyses sur une année com­plète d’observation.

L’obtention des autorisations

Le per­mis de construire et l’autorisation ICPE sont déli­vrés par les auto­ri­tés au terme d’une pro­cé­dure d’instruction impli­quant la consul­ta­tion de mul­tiples par­ties pre­nantes (élus, ges­tion­naires de réseaux, avia­tion civile, archi­tectes des bâti­ments de France, pom­piers, armée, etc.) ain­si qu’une enquête publique. Cette ins­truc­tion s’étend sur un délai d’un an dans le meilleur des cas, sou­vent bien au-delà. La déli­vrance des auto­ri­sa­tions ne signi­fie pas tou­jours le bout du tun­nel, puisqu’il n’est pas rare que des recours sur­viennent et que s’engagent alors de longues pro­cé­dures devant les tri­bu­naux admi­nis­tra­tifs. Par ailleurs, la décou­verte d’espèces pro­té­gées sur le site envi­sa­gé conduit à devoir sol­li­ci­ter une « déro­ga­tion à la des­truc­tion d’espèces pro­té­gées » ins­truite non plus par la pré­fec­ture mais par un organe natio­nal, le Conseil natio­nal de la pro­tec­tion de la nature (CNPN), dans un délai moyen obser­vé entre un et trois ans.

La sécurisation des intrants

Pro­duire de l’hydrogène néces­site de l’électricité et de l’eau : à titre d’exemple, une uni­té indus­trielle pré­vue pour pro­duire 50 000 tonnes d’hydrogène par an à par­tir d’électrolyseurs d’une capa­ci­té de 300 MW néces­site un volume d’eau d’environ 90 m3/heure (dont 60 seront consom­més et 30 seront reje­tés à l’issue du pro­cé­dé de démi­né­ra­li­sa­tion) et une consom­ma­tion d’électricité de l’ordre de 2,5 TWh. Le por­teur de pro­jet doit iden­ti­fier la méthode d’approvisionnement en eau la moins impac­tante pour les res­sources dis­po­nibles loca­le­ment (cela pas­se­ra géné­ra­le­ment par un rac­cor­de­ment sur le réseau des eaux industrielles). 

Il doit éga­le­ment sécu­ri­ser auprès du ges­tion­naire de réseau d’électricité (RTE) le droit de sou­ti­rage de la puis­sance néces­saire, dans le cadre d’une pro­cé­dure de rac­cor­de­ment impli­quant le paie­ment de frais d’étude et de réser­va­tion de capa­ci­té (quelques cen­taines de mil­liers d’euros pour ce type de pro­jets). Il doit enfin sécu­ri­ser l’électricité, soit auprès d’un four­nis­seur tiers, soit en la pro­dui­sant lui-même dans une logique inté­grée. Cette étape est déter­mi­nante pour la via­bi­li­té éco­no­mique du pro­jet, car l’électricité repré­sente envi­ron les trois quarts du coût de pro­duc­tion d’une molé­cule d’hydrogène.

La contractualisation avec des clients

Construire une uni­té indus­trielle de pro­duc­tion d’hydrogène repré­sente un inves­tis­se­ment très impor­tant (à titre d’exemple, autour de 500 mil­lions d’euros pour une usine telle que celle décrite ci-des­sus). Mobi­li­ser de tels mon­tants néces­site d’avoir contrac­tua­li­sé la vente de l’hydrogène avec le(s) client(s) en amont de la déci­sion d’investissement.

La concertation du public

Tout au long de ces dif­fé­rentes étapes, le por­teur de pro­jet doit veiller à asso­cier étroi­te­ment les acteurs du ter­ri­toire (élus, asso­cia­tions, citoyens). Pour des pro­jets d’une telle ampleur, la Com­mis­sion natio­nale du débat public (CNDP) est sai­sie et désigne un garant char­gé de veiller à la sin­cé­ri­té des infor­ma­tions dif­fu­sées et au bon dérou­le­ment de la pro­cé­dure de concertation.

Esquisse architecturale d’une unité industrielle de production d’hydrogène – Exemple du projet CarlHYng développé par Verso Energy.
Esquisse archi­tec­tu­rale d’une uni­té indus­trielle de pro­duc­tion d’hydrogène – Exemple du pro­jet Carl­HYng déve­lop­pé par Ver­so Ener­gy. © https://www.espace-architecture.fr/

Appréhender et maîtriser les risques

Savoir mener à bien les étapes décrites ci-des­sus est donc néces­saire ; mais pas suf­fi­sant. Le prin­ci­pal atout du déve­lop­peur n’est pas l’expertise des méandres sou­vent arides du cadre régle­men­taire, aus­si indis­pen­sable soit-elle ; mais bien l’aptitude à prendre ses déci­sions et à enga­ger ses res­sources finan­cières et humaines en étant en per­ma­nence confron­té à l’éventualité d’un aban­don de son pro­jet. Maî­trise de la prise de risques, agi­li­té déci­sion­nelle et capa­ci­té d’innovation sont ses meilleures armes et les prin­ci­paux fac­teurs de dif­fé­ren­cia­tion dont il dispose.

La maî­trise des risques peut s’appuyer sur des méthodes éprouvées.

  • La diver­si­fi­ca­tion : un déve­lop­peur s’attachera tou­jours à tra­vailler sur plu­sieurs pro­jets en paral­lèle, tout en veillant à évi­ter l’écueil de la dilu­tion de ses res­sources par nature limi­tées – un équi­libre déli­cat à trouver !
  • Le séquen­ce­ment des étapes : il s’agit de pro­cé­der aux dif­fé­rentes démarches dans un ordre tel que l’on opti­mise le rap­port entre les coûts échoués et la durée de déve­lop­pe­ment. Par exemple, on sécu­rise géné­ra­le­ment le fon­cier avant de lan­cer l’étude d’impact et on sécu­rise l’accès au réseau RTE avant de lan­cer la demande d’autorisation ICPE. Plus on paral­lé­lise les démarches, plus on réduit la durée de déve­lop­pe­ment mais aus­si plus on aug­mente le mon­tant des coûts échoués en cas d’abandon du projet…
  • La cou­ver­ture : le déve­lop­peur peut réduire son expo­si­tion à cer­tains risques en les fai­sant por­ter (tota­le­ment ou par­tiel­le­ment) par des contre­par­ties. À titre d’exemple, il existe désor­mais des assu­rances contre le risque de recours d’un tiers sur un per­mis de construire. Néan­moins, cela reste mar­gi­nal : pour l’essentiel, les risques de déve­lop­pe­ment demeurent inas­su­rables et dif­fi­ciles à couvrir.

Décider rapidement

Ces méthodes peuvent consti­tuer une aide, mais elles ne sau­raient se sub­sti­tuer à ce qui demeure la qua­li­té essen­tielle d’un déve­lop­peur : la capa­ci­té à déci­der rapi­de­ment et à avan­cer dans l’incertitude. Évo­quer la rapi­di­té de prise de déci­sion peut sem­bler une évi­dence, car cette qua­li­té est syno­nyme de per­for­mance dans de nom­breux sec­teurs d’activité. Tou­te­fois, il y a une dif­fé­rence de taille : en matière de déve­lop­pe­ment de pro­jets, la rapi­di­té n’est pas seule­ment un fac­teur de per­for­mance, mais aus­si il déter­mine sou­vent la concré­ti­sa­tion ou l’abandon du pro­jet. Cer­taines étapes d’un pro­jet imposent de prendre dans l’urgence des déci­sions par­fois radi­cales, met­tant en jeu l’existence même du projet.

Cela est d’autant plus pré­sent dans un domaine comme la pro­duc­tion d’hydrogène, où la faible matu­ri­té et la ful­gu­rance des évo­lu­tions tech­no­lo­giques pour­raient inci­ter à prendre le temps d’une ana­lyse exhaus­tive avant toute déci­sion d’ampleur : or c’est para­doxa­le­ment cet atten­tisme qui sou­vent mène, de proche en proche, les pro­jets dans une impasse. En la matière et comme sou­vent dans un sec­teur d’innovation de pointe, il est au contraire pré­fé­rable d’échouer rapi­de­ment, car ces échecs sont alors de moindre consé­quence – et sont autant d’occasions d’apprendre afin de cor­ri­ger la trajectoire.

Avancer dans l’incertitude

La rapi­di­té de déci­sion implique donc par nature que les déci­sions soient prises sans dis­po­ser de toute l’information que l’on sou­hai­te­rait avoir, parce que l’accès à cette infor­ma­tion est impos­sible ou néces­si­te­rait trop de temps et de res­sources. Cette capa­ci­té à avan­cer dans l’incertitude recouvre tou­te­fois un champ plus vaste encore, qui est au cœur même de la spé­ci­fi­ci­té du métier de déve­lop­peur. Il s’agit de recon­naître que non seule­ment aucune ana­lyse, aus­si appro­fon­die soit-elle, ne sera jamais en mesure de résoudre la ques­tion de l’indétermination du futur, mais de sur­croît que c’est pré­ci­sé­ment le fait d’agir qui révèle les options à notre dis­po­si­tion. Machia­vel l’écrivait déjà dès le xvie siècle : « En agis­sant se dévoilent les par­tis qui seraient demeu­rés cachés si l’on n’avait pas agi. »


Exemple d’un projet industriel de production d’hydrogène

  • Le pro­jet Carl­HYng est un pro­jet de pro­duc­tion d’hydrogène renou­ve­lable et bas car­bone par élec­tro­lyse de l’eau mené par la socié­té Ver­so Ener­gy sur la com­mune de Car­ling en Moselle, sur un site de sto­ckage de déchets inertes qui sera réhabilité.
  • Il consiste en un déploie­ment suc­ces­sif de trois uni­tés de pro­duc­tion d’hydrogène par élec­tro­lyse de 100 MW cha­cune entre 2027 et 2030, soit une pro­duc­tion cumu­lée de 51 000 tonnes d’hydrogène par an à terme, des­ti­né à rem­pla­cer le gaz et le char­bon uti­li­sés dans l’industrie.
  • Afin de per­mettre l’acheminement de l’hydrogène pro­duit vers les sites indus­triels consom­ma­teurs (notam­ment sidé­rur­gistes), le pro­jet sera rac­cor­dé au réseau Mosa­HYc, gazo­duc trans­fron­ta­lier en cours de recon­ver­sion pour le trans­port de l’hydrogène entre la France, l’Allemagne et le Luxem­bourg, sous l’impulsion des ges­tion­naires de réseaux GRT­gaz et Creos.
  • Le mon­tant d’investissement du pro­jet est aujourd’hui esti­mé à 450 mil­lions d’euros.

Agilité et prise de risques

Il est sou­vent consi­dé­ré que les grands pro­jets doivent être por­tés par de grandes entre­prises. C’est notam­ment une per­cep­tion qui trans­pa­raît dans les cri­tères d’éligibilité pré­vus par la plu­part des appels à pro­jets, mar­chés publics et autres ini­tia­tives lan­cées par les pou­voirs publics. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le méca­nisme de sou­tien à la pro­duc­tion d’hydrogène décar­bo­né pro­po­sé par l’État pré­voit un cri­tère de chiffre d’affaires annuel moyen supé­rieur à 100 mil­lions d’euros… Or cette croyance méri­te­rait d’être nuan­cée à plus d’un titre.

D’une part, s’il est vrai que la capa­ci­té à por­ter les coûts de déve­lop­pe­ment est essen­tielle, ceux-ci repré­sentent une por­tion rela­ti­ve­ment faible (de l’ordre de 5 à 10 %) du mon­tant total d’investissement. Et la capa­ci­té à finan­cer l’investissement lui-même devrait être consi­dé­rée comme secon­daire : des pro­jets de cette ampleur se financent au regard de leur équi­libre éco­no­mique propre, par des ins­tru­ments de finan­ce­ment de pro­jet sans recours, pour les­quels la taille du bilan du por­teur de pro­jet n’a qu’une faible per­ti­nence dans l’analyse finan­cière qui condi­tionne la déci­sion d’investissement.

“Les structures de petite taille présentent généralement une capacité à décider rapidement et à avancer dans l’incertitude plus affûtée.”

D’autre part, les struc­tures de petite taille pré­sentent géné­ra­le­ment une capa­ci­té à déci­der rapi­de­ment et à avan­cer dans l’incertitude plus affû­tée que les orga­ni­sa­tions impor­tantes, les­quelles doivent com­po­ser avec une gou­ver­nance plus lourde et une aver­sion au risque sou­vent plus forte. Au regard des fac­teurs clés de suc­cès évo­qués plus haut, ces carac­téristiques conduisent à pos­tu­ler que les grandes orga­ni­sa­tions sont moins favo­ra­ble­ment armées que les struc­tures à taille humaine pour déve­lop­per de tels pro­jets – même s’il existe bien évi­dem­ment des contre-exemples.


Exemple d’un projet industriel de production de carburants de synthèse

  • Ver­so Ener­gy pré­voit l’implantation d’une uni­té indus­trielle de pro­duc­tion d’hydrogène bas car­bone et de car­bu­rants de syn­thèse sur la zone indus­tria­lo-por­tuaire de Rouen.
  • Le prin­cipe consiste à com­bi­ner de l’hydrogène pro­duit par élec­tro­lyse et du CO2 cap­té chez des indus­triels émet­teurs, afin de pro­duire du car­bu­rant de syn­thèse ayant voca­tion à se sub­sti­tuer au car­bu­rant fos­sile uti­li­sé dans le trans­port aérien (e‑jet fuel) ou mari­time (e‑méthanol). Le règle­ment ReFuel EU oblige notam­ment les com­pa­gnies aériennes à incor­po­rer une part de car­bu­rant de syn­thèse dans les vols euro­péens à par­tir de 2030.
  • Le pro­jet pré­voit une pro­duc­tion d’hydrogène par élec­tro­lyse de l’eau pou­vant atteindre une capa­ci­té de 350 MW, accom­pa­gné d’une uni­té de pro­duc­tion de car­bu­rants de syn­thèse à par­tir d’un volume annuel de 300 000 tonnes de CO2 cap­té chez des indus­triels du territoire.
  • Implan­té au cœur de l’axe Seine, le futur site indus­triel pour­ra ache­mi­ner les car­bu­rants pro­duits par voie flu­viale vers les ports (pour usage mari­time) ou via la cana­li­sa­tion LHP exploi­tée par la socié­té Tra­pil, avec qui Ver­so Ener­gy a signé un accord de partenariat.
  • Le mon­tant d’investissement du pro­jet est esti­mé à plus d’un mil­liard d’euros.

Atouts des petites structures

Enfin, et au risque d’aller à l’encontre de l’intuition immé­diate, les petites struc­tures témoignent d’une plus grande per­sé­vé­rance face aux dif­fi­cul­tés qui se pré­sentent inévi­ta­ble­ment dans la phase de déve­lop­pe­ment d’un projet. 

Ce constat découle pro­ba­ble­ment du fait qu’un grand pro­jet repré­sente sou­vent pour une petite entre­prise un enjeu exis­ten­tiel : elle aura donc natu­rel­le­ment ten­dance à inves­tir davan­tage d’énergie et d’efforts pour sur­mon­ter les obs­tacles, face aux­quels un grand groupe sera quant à lui d’autant plus faci­le­ment enclin à renon­cer qu’il dis­pose de mul­tiples autres pro­jets en faveur des­quels il peut arbi­trer. Par­mi les dif­fé­rentes rai­sons pou­vant expli­quer le retard accu­mu­lé par la France dans sa tran­si­tion éner­gé­tique figure sans doute en bonne place notre obs­ti­na­tion symp­to­ma­tique à consi­dé­rer que les « cham­pions natio­naux » sont les seuls à même de trai­ter les enjeux indus­triels en géné­ral et éner­gé­tiques en particulier. 

Pour­tant, l’atteinte des objec­tifs ambi­tieux de notre Stra­té­gie natio­nale bas car­bone sup­pose impli­ci­te­ment que des mil­liers de pro­jets de toutes tailles soient déve­lop­pés et concré­ti­sés par­tout sur le ter­ri­toire, et donc la mobi­li­sa­tion mas­sive de l’ensemble des acteurs de notre tis­su éco­no­mique. Les grands groupes y auront toute leur place, mais nous n’y par­vien­drons pas sans la contri­bu­tion d’entreprises agiles, inno­vantes, struc­tu­rées pour rele­ver les défis inhé­rents au déve­lop­pe­ment de pro­jets – que ces quelques pages se sont effor­cées de décrire sans pré­tendre à l’exhaustivité.


Références :

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