Après les épisodes de canicule marine en Méditerranée, le taux de mortalité de certaines espèces a été très important. Ici une gorgone rouge (Paramuricea clavata) à moitié dénudée laisse apparaître son squelette. © Alexis Rosenfeld

Changement climatique : l’océan sous pression

Dossier : L'océanMagazine N°791 Janvier 2024
Par Marie-Hélène VUILLEMIN-TUSSEAU (X87)
Par Clara AZARIAN (X16)
Par Benoît MEYSSIGNAC (X99)

On a long­temps pen­sé que l’océan était aus­si immuable que son pH de 8,2 ou la pro­por­tion des sels marins. Puis de nom­breuses avan­cées scien­ti­fiques ont per­mis de mettre en lumière le dyna­misme de l’océan et sa varia­bi­li­té à dif­fé­rentes échelles spa­tiales et tem­po­relles, ain­si que ses échanges avec l’atmosphère. L’océan est un acteur majeur du sys­tème cli­ma­tique. Il nous pro­tège en absor­bant cha­leur et CO2, ce qui le réchauffe et l’acidifie. Le chan­ge­ment cli­ma­tique exerce donc une double pres­sion sur l’océan, dont les scien­ti­fiques constatent les effets dès à pré­sent et sans équi­voque. Si l’on a sou­vent ten­dance à les pré­sen­ter un par un, les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique ne sont pour­tant pas iso­lés les uns des autres et leur com­bi­nai­son accroît la menace qui pèse sur les éco­sys­tèmes océaniques.

L’aug­men­ta­tion de la concen­tra­tion atmo­sphé­rique en gaz à effet de serre d’origine anthro­pique a dimi­nué la quan­ti­té d’énergie réémise par la Terre vers l’espace. En consé­quence, la Terre reçoit aujourd’hui plus d’énergie du Soleil qu’elle n’en réémet vers l’espace et elle accu­mule cette éner­gie, essen­tiel­le­ment sous forme de cha­leur. Ce fai­sant, la Terre se réchauffe et aug­mente pro­gres­si­ve­ment ses émis­sions radia­tives vers l’espace. Cette période tran­si­toire de réchauf­fe­ment est ce qu’on appelle le « chan­ge­ment cli­ma­tique », qui va durer jusqu’à ce que les émis­sions de la Terre vers l’espace com­pensent à nou­veau l’énergie reçue du Soleil. Dans le nou­vel équi­libre que la Terre attein­dra (dans quelques siècles), les concen­tra­tions atmo­sphé­riques de gaz à effet de serre seront plus éle­vées et l’augmentation glo­bale de tem­pé­ra­ture aura chan­gé signi­fi­ca­ti­ve­ment l’environ­nement. L’amplitude de ces chan­ge­ments et de leurs effets dépend de nos émis­sions actuelles et à venir.

Aide-toi et l’océan t’aidera

L’océan absorbe de 20 à 30 % des émis­sions de CO2 d’origine anthro­pique et, à lui seul, capte 91 % du réchauf­fe­ment de la pla­nète. Cela est dû à sa capa­ci­té calo­ri­fique supé­rieure de plu­sieurs ordres de gran­deur à celle du reste du sys­tème cli­ma­tique (atmo­sphère, sur­faces conti­nen­tales, calottes polaires, gla­ciers, etc.). En cap­tant cette cha­leur et en la pié­geant dans ses couches pro­fondes, l’océan ralen­tit consi­dé­ra­ble­ment le chan­ge­ment cli­ma­tique, de plu­sieurs décen­nies à quelques siècles.

De ce fait, la sur­face de la Terre se réchauffe len­te­ment et offre à la plu­part des espèces, dont l’humanité, plus de temps pour s’adapter. Ce déca­lage tem­po­rel est aus­si une occa­sion à sai­sir pour réduire nos émis­sions de gaz à effet de serre, car plus nous les rédui­rons dans cet inter­valle de temps plus l’océan atté­nue­ra et ralen­ti­ra l’effet du réchauf­fe­ment cli­ma­tique. En d’autres termes, aide-toi et l’océan t’aidera ! Met­tons donc à pro­fit cette pos­si­bi­li­té offerte par un océan si grand et rédui­sons dès main­te­nant nos émis­sions de gaz à effet de serre pour vivre mieux aujourd’hui et demain !

La montée du niveau de la mer s’accélère

Le réchauf­fe­ment de l’océan entraîne de nom­breuses modi­fi­ca­tions de la phy­sique de l’océan. Par la dila­ta­tion de l’eau de mer, le réchauf­fe­ment contri­bue à aug­men­ter le niveau de la mer. De plus, le réchauf­fe­ment de la cryo­sphère fait fondre les glaces conti­nen­tales (gla­ciers de mon­tagne et calottes polaires – Groen­land et Antarc­tique), ce qui ajoute de l’eau à l’océan.

Ces deux pro­ces­sus expliquent plus de 90 % de la hausse du niveau de la mer obser­vée depuis le début du XXe siècle. Cette hausse est plus de trois fois supé­rieure à la hausse maxi­male obser­vée sur les 4 000 der­nières années et elle s’accélère depuis les années 2010, du fait en par­ti­cu­lier de l’accélération de la fonte des calottes polaires.

C’est l’impact du réchauf­fe­ment cli­ma­tique le plus connu du grand public. De fait, cha­cun peut déjà en voir les impacts, même sur nos côtes, avec des sub­mer­sions plus im­portantes lors des évé­ne­ments extrêmes, une éro­sion accé­lé­rée, la sali­ni­sa­tion des terres et des aqui­fères côtiers ou encore la des­truc­tion d’écosystèmes côtiers tels que les man­groves ou les marais maritimes.

Inondation de zones côtières du Bengale occidental, Inde.
Inon­da­tion de zones côtières du Ben­gale occi­den­tal, Inde. © SB Stock / Adobe Stock

La fonte des calottes polaires : un point de non-retour ? 

Les calottes polaires sont les grandes masses de glace situées aux pôles, qui se forment par accu­mu­la­tion de neige à leur sur­face et qui s’écoulent len­te­ment vers la mer le long des bas­sins ver­sants. Depuis les années 1990, on observe par satel­lite que l’accumulation de neige à la sur­face des calottes dimi­nue, en par­ti­cu­lier sur le Groen­land et dans une moindre mesure sur la pénin­sule antarc­tique, cette dis­tinc­tion entre les pôles étant due aux dif­fé­rences de géo­gra­phie et de cir­cu­la­tion océanique.

Mais il y a plus inquié­tant. On observe que l’écoulement vers la mer des calottes polaires s’accélère. L’océan, réchauf­fé, vient éro­der les langues de glace à leur ligne d’échouage, dimi­nuant ain­si l’effet bou­chon et accé­lé­rant l’écoulement du bas­sin ver­sant en amont. Or, pour de nom­breux bas­sins ver­sants de l’ouest de l’Antarctique, la géo­mé­trie locale du socle rocheux sur lequel s’appuie la glace est telle que l’écoulement de l’ensemble du bas­sin ver­sant est instable. Cela veut dire que ces bas­sins ver­sants se déver­se­raient entiè­re­ment et de manière irré­ver­sible dans l’océan, si celui-ci venait à éro­der leur langue de glace.

On pense que cer­tains bas­sins ver­sants sont déjà désta­bi­li­sés et l’on estime que le chan­ge­ment cli­ma­tique pour­rait désta­bi­li­ser à terme suf­fi­sam­ment de bas­sins ver­sants pour pro­vo­quer une hausse du niveau de la mer de 7 mètres en quelques siècles ! Cepen­dant, en dimi­nuant les émis­sions de gaz à effet de serre, non seule­ment moins de bas­sins ver­sants seront désta­bi­li­sés mais, en plus, l’écoulement de la glace vers l’océan sera ralen­ti, dif­fé­rant d’autant la hausse du niveau de la mer.

Des menaces globales aux impacts régionaux : importance de la dynamique océanique 

Tra­duire ces menaces glo­bales en impacts sur les éco­sys­tèmes néces­site une des­cente à l’échelle régio­nale et une prise en compte d’effets com­bi­nés sur des échelles de temps plus courtes. Par exemple, les vagues de cha­leur marines peuvent s’accompagner d’événements extrêmes de pH ou de larges zones d’anoxie (dimi­nu­tion forte, voire absence d’oxygène dis­sous dans l’eau). On parle alors d’« évé­ne­ment com­po­sé à plu­sieurs variables ».

Le plus célèbre a été bap­ti­sé « le Blob » et s’est dérou­lé au nord-est de l’océan Paci­fique entre 2013 et 2015, avec des tem­pé­ra­tures très éle­vées (ano­ma­lie de plus de 5 °C sur plus de 350 jours) et des concen­tra­tions en oxy­gène et un pH anor­ma­le­ment bas. Cela a conduit à une baisse de la pro­duc­ti­vi­té pri­maire, à de fortes mor­ta­li­tés d’oiseaux marins, de céta­cés et de pois­sons, en par­ti­cu­lier ceux ne pou­vant pas migrer. On manque encore de recul sur la cani­cule de 2022 en Médi­ter­ra­née, mais des plon­geurs ont décrit des gor­gones « brû­lées, comme les forêts du conti­nent ». De tels évé­ne­ments com­bi­nés sont favo­ri­sés par une plus grande stra­ti­fi­ca­tion de l’océan liée au réchauf­fe­ment cli­ma­tique et pour­raient deve­nir plus fré­quents dans le futur.

Une acidification de l’océan déjà en cours

C’est parce que la sol­va­ta­tion du CO2 conduit à la for­ma­tion d’acide car­bo­nique (H2CO3) que les océans s’acidifient pro­gres­si­ve­ment. Les auteurs du GIEC estiment, sur le fon­de­ment de séries tem­po­relles de plus de quinze ans, que les eaux de sur­face de l’océan ouvert ont per­du en moyenne de 0,017 à 0,027 uni­té de pH par décen­nie depuis la fin des années 80. Cette aci­di­fi­ca­tion n’est pas uni­forme, elle est beau­coup plus mar­quée dans les zones d’upwel­ling et aux hautes latitudes.

Avec un pH moyen des eaux de sur­face de 7,9 à la fin du siècle pro­chain, il ne faut pas s’attendre à voir les coquillages se dis­soudre, comme si on les plon­geait dans du jus de citron ! Néan­moins, le scé­na­rio d’émissions de CO2 le plus pes­si­miste du GIEC pré­voit que les eaux de mer des régions polaires, ain­si que du Paci­fique Nord et de l’Atlantique Nord-Ouest, deviennent cor­ro­sives pour la plu­part des formes miné­rales de car­bo­nate de cal­cium d’ici à 2080–2100, ce qui augu­re­rait de pro­fonds bou­le­ver­se­ments éco­sys­té­miques et biogéochimiques.

Un des premiers signes visibles du réchauffement de l’océan est le tristement célèbre blanchissement des coraux. Ici à Moorea en Polynésie française sur la pente externe du lagon en mai 2019. © Alexis Rosenfeld
Un des pre­miers signes visibles du réchauf­fe­ment de l’océan est le tris­te­ment célèbre blan­chis­se­ment des coraux. Ici à Moo­rea en Poly­né­sie fran­çaise sur la pente externe du lagon en mai 2019. © Alexis Rosenfeld

L’impact sur de multiples organismes marins

De très nom­breux orga­nismes marins s’appuient sur un exos­que­lette en car­bo­nate de cal­cium (coc­co­li­tho­phores, coraux) ou s’abritent dans une coquille (tous les mol­lusques). Avec un pH légè­re­ment abais­sé, la bio­minérali­sation reste pos­sible mais devient plus coû­teuse en éner­gie pour les orga­nismes, péna­li­sant leurs autres fonc­tions vitales (méta­bo­lisme, crois­sance, repro­duc­tion), déjà éprou­vées par le réchauf­fe­ment et les pollutions.

Sont concer­nés les coc­co­li­tho­phores, des algues uni­cel­lu­laires ubi­quistes dont l’exosquelette est consti­tué de minus­cules plaques de cal­cite. Pre­mier maillon de la chaîne tro­phique, elles fixent la moi­tié de la cal­cite océa­nique et par­ti­cipent à la pompe à car­bone de l’océan.

Sont concer­nés éga­le­ment les emblé­ma­tiques récifs coral­liens, qui fabriquent un sque­lette cal­caire que l’acidification fra­gi­lise, d’autant plus qu’elle est asso­ciée à l’élévation du niveau de la mer, de la tem­pé­ra­ture et à diverses pollutions.

Moins exo­tiques mais plus proches de nous, les bancs de maërl, habi­tats remar­quables pour d’autres espèces, for­més par un ensemble d’algues, dont des algues cal­caires pro­dui­sant de la cal­cite magné­sienne, sen­sible à l’acidification. Par­mi les espèces direc­te­ment exploi­tées par l’homme, tous les mol­lusques sont poten­tiel­le­ment sen­sibles à l’acidification. Enfin les pois­sons, en dépit de leur bonne capa­ci­té d’homéostasie, souffrent éga­le­ment de l’acidification. Des obser­va­tions réa­li­sées au voi­si­nage de panaches hydro­ther­maux sous-marins ont mon­tré que l’acidité affec­tait leur sys­tème ner­veux, les ren­dant par exemple inca­pables de retrou­ver leur abri ou de se pro­té­ger de leur pré­da­teur. Des pro­blèmes simi­laires à ceux que ren­contrent sur le conti­nent les abeilles expo­sées aux néonicotinoïdes !

Un changement climatique favorable à certaines espèces toxiques

Bien que le déclen­che­ment des efflo­res­cences de microalgues toxiques et leur dyna­mique soient encore mal com­pris, il a été mon­tré très récem­ment que le chan­ge­ment cli­ma­tique aug­men­tait leur risque d’occurrence, du fait d’une tem­pé­ra­ture plus éle­vée et d’apports en nutri­ments plus favo­rables. Ces microalgues sont accu­mu­lées par les coquillages et par les pois­sons her­bi­vores qui les trans­mettent à leurs pré­da­teurs et à l’homme. En Europe, elles sont sur­veillées pour limi­ter le risque sanitaire.

On doit cepen­dant com­plé­ter ce pano­ra­ma avec Gam­bier­dis­cus toxi­cus, un dino­fla­gel­lé ben­thique res­pon­sable de la plus fré­quente des mala­dies dues aux pro­duits de la mer : la cigua­te­ra. Il s’agit d’une grave intoxi­ca­tion qui touche chaque année plus de 50 000 per­sonnes, loca­li­sées prin­ci­pa­le­ment dans la cein­ture inter­tro­pi­cale du Paci­fique et de l’Atlantique. Les cas les plus proches de l’Europe se trouvent aux Açores, mais la Poly­né­sie fran­çaise et la Nou­velle-Calé­do­nie sont très tou­chées. Or Gam­bier­dis­cus a la par­ti­cu­la­ri­té de se déve­lop­per sur des coraux morts, où il est ensuite brou­té par les pois­sons. Par le pas­sé, il a déjà été obser­vé des regains de pro­li­fé­ra­tion après des épi­sodes de blan­chi­ment de coraux.

Il ne fait donc aucun doute que l’élévation de tem­pé­ra­ture, fatale aux coraux, sera pro­pice à Gam­bier­dis­cus, ce qui remet poten­tiel­le­ment en ques­tion le régime ali­men­taire de cen­taines de mil­liers de personnes.

La fuite des espèces mobiles 

Avec le chan­ge­ment cli­ma­tique, les habi­tats des espèces peuvent être dépla­cés, voire se contrac­ter au béné­fice de nou­veaux habi­tats. Cer­taines espèces sont mobiles et peuvent accom­pa­gner le chan­ge­ment en se dépla­çant pour res­ter dans des condi­tions favo­rables. On observe déjà par exemple une « atlan­ti­fi­ca­tion » de l’Arctique qui s’accompagne d’un dépla­ce­ment des com­mu­nau­tés de pois­sons. Ces migra­tions intro­duisent une forte incer­ti­tude dans la ges­tion des pêches actuelles. En effet, les stocks sont le plus sou­vent gérés à tra­vers des quo­tas de pêches alloués (et ardem­ment négo­ciés !) pour une zone fixe, déli­mi­tée. Outre une com­plexi­té accrue pour éva­luer l’état des stocks, de telles migra­tions peuvent avoir de fortes consé­quences éco­no­miques et géopolitiques.

Un exemple fameux est celui de la « guerre du hareng » déclen­chée dans les années 2000 après la migra­tion du stock de hareng pêché par l’Union euro­péenne et la Nor­vège vers la zone éco­no­mique exclu­sive des îles Féroé. Ce phé­no­mène va s’accentuer avec le chan­ge­ment cli­ma­tique et on s’attend aus­si, par exemple, à ce que les thons lis­tao, patu­do et à nageoires jaunes dans l’océan Paci­fique migrent en dehors des juri­dic­tions natio­nales, ce qui pour­rait entraî­ner une baisse jusqu’à 17 % des recettes annuelles de cer­tains petits États insu­laires du Paci­fique comme Nau­ru ou Kiribati.

“Continuer à bénéficier des multiples contributions d’un océan en bonne santé.”

Agissons !

Les scien­ti­fiques du monde entier, et par­mi eux de très nom­breux Fran­çais, ont été aux avant-postes du diag­nos­tic du chan­ge­ment cli­ma­tique et de la créa­tion du GIEC en 1988. Grâce à eux, grâce à leurs suc­ces­seurs, nous avons les moyens de com­prendre ces séquences météo­ro­lo­giques dérou­tantes et meur­trières qui adviennent de plus en plus fré­quem­ment et ces dérè­gle­ments de la belle méca­nique éco­sys­té­mique. Nous savons ce qu’il fau­drait faire pour les conte­nir et faire en sorte qu’elles ne s’aggravent pas.

C’est parce que l’inertie de l’océan nous pro­tège de cer­tains des excès du chan­ge­ment cli­ma­tique que ce chan­ge­ment est ins­tal­lé pour long­temps. Cela peut nous effrayer, mais c’est aus­si du temps qui nous est don­né pour nous adap­ter et réduire nos émis­sions de gaz à effet de serre. Il est encore temps d’agir et il est indis­pen­sable d’agir, pour main­te­nir un cli­mat vivable et pour conti­nuer à béné­fi­cier des mul­tiples contri­bu­tions d’un océan en bonne santé.

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