Plus aucun lieu n’est épargné par la pollution plastique. Même sur des zones très éloignées, comme ici dans le sud de la mer Rouge en Égypte, les sachets plastiques virevoltent au-dessus des récifs coralliens. © Éric Brun

Plaidoyer pour l’océan : de la science vers le politique

Dossier : L'océanMagazine N°791 Janvier 2024
Par Éric BRUN (X79)
Par Romy HENTINGER
Par Patricia RICARD

Les nou­velles approches scien­ti­fiques sont aujourd’hui essen­tielles pour mieux com­prendre l’état de san­té de l’océan et donc orien­ter les prises de déci­sion poli­tiques pour sa pré­ser­va­tion. Pour cela, il faut chaque jour construire le dia­logue science to poli­cy entre deux mondes qui se parlent trop peu et qui ont des tem­po­ra­li­tés dif­fé­rentes. La gou­ver­nance mul­ti­la­té­rale de l’océan oscille entre avan­cées et dés­illu­sions, ambi­tions et inco­hé­rences des pays. Aujourd’hui, l’objectif est d’établir une feuille de route opé­ra­tion­nelle pour l’océan à 2050 qui se tra­duise par des actions locales à impacts signi­fi­ca­tifs sur la san­té de l’océan.

Comment les discussions politiques sur l’océan ont-elles évolué ces dernières années ? et en quoi consiste le dialogue entre science et politique sur l’océan ?

Patri­cia Ricard : Le dia­logue entre la science et le poli­tique sur l’océan consiste à faire se rejoindre deux mondes. D’une part, la démarche scien­ti­fique de com­pré­hen­sion de l’environnement marin et, d’autre part, la démarche de déve­lop­pe­ment des déci­deurs poli­tiques et éco­no­miques, dont les réso­lu­tions se voient désor­mais inflé­chies par cette même connais­sance scien­ti­fique dans le cadre du chan­ge­ment climatique.

Au fil de l’histoire du rap­port de l’homme à son envi­ron­ne­ment, le dia­logue science-poli­tique sur l’océan a pei­né à se construire. Il a été accé­lé­ré par l’iconographie de la catas­trophe : conta­mi­na­tion au mer­cure à Mina­ma­ta en 1956, pour­suite des balei­niers par Green­peace, marées noires du Tor­rey Canyon, catas­trophe de Fuku­shi­ma. Ces images se sont heur­tées de plein fouet à la démo­cra­ti­sa­tion ful­gu­rante de l’accessibilité à un océan réson­nant avec nos fan­tasmes d’évasion et de tou­risme. Peu à peu la notion de l’océan, « bien com­mun » de l’humanité mena­cé, a pris place dans une conscience envi­ron­ne­men­tale globalisée.

Romy Hen­tin­ger : L’océan a long­temps été le grand oublié des négo­cia­tions sur le cli­mat ou la bio­di­ver­si­té. Fort heu­reu­se­ment, l’océan et sa bio­di­ver­si­té sont désor­mais consi­dé­rés pour atteindre les objec­tifs cli­ma­tiques, son rôle dans la régu­la­tion du cli­mat est recon­nu dans le cadre des confé­rences des par­ties (COP). Chaque année, davan­tage d’États mènent des actions pour pro­té­ger l’océan dans leurs plans natio­naux. Une véri­table avan­cée, quand on se rap­pelle qu’il a fal­lu attendre 2015 pour que l’océan soit men­tion­né expli­ci­te­ment dans le pré­am­bule de l’Accord de Paris lors de la COP21 !

Quels traités internationaux mobilisent les discussions autour de l’océan ?

RH : Aujourd’hui, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale se mobi­lise autour d’un objec­tif ambi­tieux pour la bio­di­ver­si­té océa­nique, mais attei­gnable si la volon­té poli­tique est au ren­dez-vous : pro­té­ger 30 % de la sur­face de l’océan d’ici 2030 (actuel­le­ment seuls 8 % de l’océan et 1 % de la haute mer sont réel­le­ment pro­té­gés). Sur le plan du droit inter­na­tio­nal, le trai­té sur la bio­di­ver­si­té en haute mer, dit trai­té BBNJ, a déjà été signé par 84 États depuis son adop­tion en mars 2023, c’est his­to­rique ! La haute mer, qui repré­sente 64 % de la sur­face de l’océan, sera bien­tôt régie par un texte contrai­gnant dans lequel se retrouvent les notions de patri­moine mon­dial de l’humanité, de par­tage équi­table des béné­fices des res­sources géné­tiques marines col­lec­tées en haute mer, de ren­for­ce­ment de capa­ci­tés des pays du Sud et de sou­tien à la recherche internationale.

Ces avan­cées ont été le fruit d’un dia­logue poli­tique crois­sant avec les scien­ti­fiques et orga­ni­sa­tions de la socié­té civile, qui ont par­ta­gé les der­nières connais­sances pour aler­ter et por­ter la voix de l’océan dans les dif­fé­rents pro­ces­sus de gou­ver­nance. Ce dia­logue science to poli­cy doit être d’autant ren­for­cé que nous sommes aujourd’hui dans un momen­tum pour l’océan, entre des points de bas­cule de notre envi­ron­ne­ment, des cadres de gou­ver­nance contrai­gnants qui voient le jour, des posi­tions d’États plus enga­gées, mais aus­si des avan­cées tech­no­lo­giques qui per­mettent aujourd’hui un sui­vi et une science de haut niveau pour aider à la déci­sion publique.

Qu’en est-il des initiatives locales ?

PR : La mer Médi­ter­ra­née, sou­vent qua­li­fiée d’« océan modèle », nous offre un retour d’expériences inter­pe­lant. Depuis les années 1960 sur la façade fran­çaise méditer­ranéenne, des avan­cées majeures ont vu le jour en matière d’aménagement du lit­to­ral et des espaces marins, de pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té marine, d’assainissement et d’épuration et de res­tau­ra­tion des milieux. Toutes ces actions concrètes et éprou­vées ont été pos­sibles grâce à la concer­ta­tion et à la cocons­truc­tion des par­ties pre­nantes et un dia­logue socié­té civile-science-poli­tique apai­sé et construc­tif. Para­doxa­le­ment, l’inter­nationalisation des débats dans des cadres contrai­gnants, supra­na­tio­naux, le temps court des poli­tiques et le temps lent des struc­tures onu­siennes, limitent et ralen­tissent les actions de terrain.

L’accélération des urgences donne plus de voix aux ONG et médias, plus de dilemmes aux gou­ver­ne­ments et moins de capa­ci­tés d’action aux ges­tion­naires locaux. Les trai­tés issus de dif­fi­ciles consen­sus sont des vic­toires his­to­riques mais, dans l’attente des rati­fi­ca­tions et tra­duc­tions régle­men­taires, l’effondrement du « Sys­tème océan » s’accélère. Ce déca­lage de pers­pec­tives relègue mal­heu­reu­se­ment au second plan l’action locale et les ini­tia­tives concrètes. Le texte semble désor­mais l’emporter sur l’action.

En tant qu’ancien point focal du GIEC pour la France, pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent son rôle et son dialogue avec le politique ? 

Éric Brun : La Conven­tion-cadre des Nations unies pour le chan­ge­ment cli­ma­tique (CCNUCC) régit les accords inter­na­tio­naux pour lut­ter contre le chan­ge­ment cli­ma­tique, notam­ment l’Accord de Paris. Cet accord men­tionne expli­ci­te­ment le rôle de la science, en par­ti­cu­lier pour comp­ta­bi­li­ser les émis­sions natio­nales de gaz à effet de serre, pour fixer les objec­tifs de réduc­tion des émis­sions com­pa­tibles avec l’objectif de réchauf­fe­ment cli­ma­tique à ne pas dépas­ser et pour contri­buer au bilan mon­dial de cet accord éta­bli tous les cinq ans. Le Groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’experts sur l’évolution du cli­mat (GIEC), créé avant la CCNUCC, et ses rap­ports sont men­tion­nés expli­ci­te­ment dans l’Accord de Paris.

Dans les faits, les rap­ports du GIEC, dont les résu­més sont approu­vés à l’unanimité par la qua­si-tota­li­té des pays du monde, sont pré­sen­tés for­mel­le­ment aux Par­ties signa­taires de la CCNUCC ou de l’Accord de Paris qui en reprennent cer­tains conte­nus scien­ti­fiques dans les déci­sions prises chaque année lors des COP (Confe­rence of Par­ties) ou bien dans le pre­mier bilan mon­dial publié en 2023. Les rap­ports du GIEC traitent l’océan sous dif­fé­rents aspects, notam­ment du point de vue phy­sique compte tenu de son rôle pri­mor­dial vis-à-vis du sys­tème cli­ma­tique (cir­cu­la­tion océa­nique, bilan et sto­ckage d’énergie et de car­bone, échanges avec l’atmosphère, varia­bi­li­té inter­an­nuelle du climat…).

« Le GIEC ne traite presque pas de sujets liés à la pollution de l’océan ou à son exploitation. »

Les impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique sur l’élévation du niveau de la mer, sur l’acidification, sur les cycles bio­géo­chi­miques et les éco­sys­tèmes sont éga­le­ment trai­tés dans les rap­ports d’évaluation ou bien dans des rap­ports spé­ciaux, comme ce fut le cas en 2019 avec le rap­port spé­cial sur l’océan et la cryo­sphère. Pour cela, le GIEC fait appel à des auteurs experts scien­ti­fiques de ces domaines. En revanche, le GIEC ne traite presque pas de sujets liés à la pol­lu­tion de l’océan ou à son exploi­ta­tion, sauf pour les aspects liés à la géo-ingé­nie­rie. Ces sujets sont évi­dem­ment cru­ciaux pour l’avenir de l’océan, mais leur lien avec l’évolution cli­ma­tique est trop ténu ou trop indi­rect pour qu’ils entrent dans le péri­mètre des tra­vaux du GIEC.

51e session plénière du GIEC à Monaco lors de l’approbation du rapport spécial du GIEC sur l’océan, la cryosphère et le changement climatique en septembre 2019.
51e ses­sion plé­nière du GIEC à Mona­co lors de l’approbation du rap­port spé­cial du GIEC sur l’océan, la cryo­sphère et le chan­ge­ment cli­ma­tique en sep­tembre 2019.

Quel est aujourd’hui le consensus scientifique adressé au politique et comment les messages scientifiques peuvent trouver un écho efficace au sein de la CCNUCC ? 

EB : Aujourd’hui, le consen­sus scien­ti­fique est in­dis­cutable sur la réa­li­té et la gra­vi­té du chan­ge­ment cli­ma­tique. Fon­dées sur des modèles et le réchauf­fe­ment déjà obser­vé, les pro­jec­tions du niveau de réchauf­fe­ment mon­dial en fonc­tion des émis­sions futures ne sont plus sujettes à sus­pi­cion, d’autant que les pro­jec­tions pré­sen­tées dans les anciens rap­ports du GIEC se sont, hélas, véri­fiées lors de la der­nière décennie.

Le 7e cycle du GIEC a com­men­cé en juillet 2023. Une par­ti­ci­pa­tion active d’experts océa­no­graphes aux réunions dites de sco­ping per­met­tra d’identifier quelles nou­velles connais­sances scien­ti­fiques devront être éva­luées d’ici 2028 dans les pro­chains rap­ports du GIEC. Une atten­tion par­ti­cu­lière sera sans doute don­née au rôle de l’océan dans l’action cli­ma­tique, notam­ment la décar­bo­na­tion, ce qui per­met­tra d’alimenter en connais­sances scien­ti­fiques le pro­ces­sus dit Ocean and cli­mate change dia­logue qui est désor­mais un évé­ne­ment récur­rent lors des COP de la CCNUCC.

Il fau­dra être très vigi­lant sur l’intégrité scien­ti­fique de mes­sages que pour­ront por­ter cer­tains pays sur la géo-ingé­nie­rie fon­dée sur l’océan ou bien sur la comp­ta­bi­li­té des émis­sions dites néga­tives de gaz à effet de serre induites par cer­taines actions anthro­piques sur les éco­sys­tèmes côtiers. Compte tenu de son man­dat, il est cer­tain que le GIEC ne trai­te­ra pas de façon appro­fon­die la ques­tion de la pol­lu­tion et de l’exploitation de l’océan, au-delà des aspects les plus liés à la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique. Le cadre de gou­ver­nance pour trai­ter de façon exhaus­tive et inté­grée ces sujets reste donc à définir.

Comment la science peut-elle devenir plus accessible dans son dialogue avec le politique ?

PR : Il nous faut déve­lop­per des outils de pilo­tage, la science fon­da­men­tale doit nour­rir la science de la dura­bi­li­té : il est néces­saire de com­bi­ner une science des­crip­tive avec des méthodes d’approche axées sur la recherche de solu­tions. Les comi­tés de pilo­tage et ins­tances inter­dis­ci­pli­naires mul­tiac­teurs jouent un rôle essen­tiel en favo­ri­sant l’acculturation des dif­fé­rentes par­ties. Ain­si, les feuilles de route de demain devront valo­ri­ser la science au ser­vice des solu­tions. Elles doivent ser­vir de cadres entre toutes les par­ties pre­nantes afin de tra­duire la connais­sance dis­po­nible en action indispensable.

La prochaine conférence des Nations unies pour l’océan aura lieu à Nice en 2025, quelles sont vos attentes pour ce prochain grand rendez-vous ? 

RH : Cette confé­rence doit être celle des enga­ge­ments – par exemple la rati­fi­ca­tion du trai­té BBNJ ou d’un consen­sus pour un mora­toire sur l’exploitation des grands fonds marins – et pas un nou­veau cata­logue de bonnes inten­tions de la part des États. En tant que fon­da­tion qui construit chaque jour le pont entre science et poli­tique, nous espé­rons que l’appropriation de la connais­sance scien­ti­fique par les États sera centrale.

“La prochaine conférence des Nations unies pour l’océan aura lieu à Nice en 2025.”

Nous espé­rons éga­le­ment que le lien entre san­té envi­ron­ne­men­tale et san­té humaine sera dis­cu­té de manière plus sys­té­ma­tique, mais aus­si l’importance du conti­nuum terre-mer pour la défi­ni­tion des réglementa­tions et des poli­tiques de ges­tion cohé­rentes entre les dif­fé­rents milieux (ter­restres, flu­viaux et marins). La pol­lu­tion plas­tique est un exemple de l’impact de la terre vers la mer. Dans le cadre du futur trai­té contre la pol­lu­tion plas­tique actuel­le­ment négo­cié à l’ONU, la réduc­tion de sa pro­duc­tion doit être la prio­ri­té, en agis­sant tout au long de la chaîne de valeur du plas­tique, pour évi­ter de pen­ser le plas­tique que comme déchet en bout de chaîne.

Comment intégrer dans ce dialogue les acteurs du secteur privé et de la finance ? 

PR : Le modèle du car­ré magique dans le cadre de finan­ce­ments publics-pri­vés apporte une dyna­mique par­te­na­riale inté­res­sante. Ce car­ré asso­cie les quatre piliers de la tran­si­tion : la science, qui œuvre à la cocons­truc­tion de la connais­sance et à sa dif­fu­sion ; l’économie, qui per­met de déve­lop­per l’innovation en sou­te­nant la créa­tion de nou­velles filières ; la socié­té civile (ONG, syn­di­cats, médias), qui anime l’acceptation socié­tale et la pres­sion régle­men­taire ; et enfin l’institution et le ter­ri­toire, qui veillent à l’adaptation légis­la­tive et à la tran­si­tion des territoires.

Cepen­dant, le sec­teur pri­vé n’a pas encore com­plè­te­ment trou­vé sa place dans cette dyna­mique ver­tueuse. Si les entre­prises fran­çaises sont déjà enga­gées dans la dura­bi­li­té, leur res­pon­sa­bi­li­té envi­ron­ne­men­tale envers l’océan se heurte à l’absence d’indicateurs de per­for­mance. Le recours à la phi­lan­thro­pie serait plus effi­cace et per­ti­nent mais reste trop rare en faveur de l’océan. Par ailleurs, on peut noter des effets de levier ver­tueux entre finan­ce­ments pri­vés sur finan­ce­ments publics. Com­ment la finance peut-elle faire rimer dura­bi­li­té et ren­ta­bi­li­té et trans­for­mer les obs­tacles en trem­plins de trans­for­ma­tion durable ? Les sciences du vivant et les sciences de la dura­bi­li­té nous pro­posent des solu­tions ver­tueuses pre­nant en compte les solu­tions fon­dées sur la nature ou bio-inspirées.

L’océan est le miroir de nos usages et nous ren­voie l’image de nos erreurs ; il est temps d’inverser nos gestes, car l’océan sera l’accélérateur de nos dérè­gle­ments ou le socle de notre résilience.

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