Du climat à la biodiversité : penser une action commune

Dossier : BiodiversitéMagazine N°786 Juin 2023
Par João PEREIRA DA FONSECA (X15)
Par David MAGNIER

Dans la prise de conscience et les actions déci­dées pour la pré­ser­va­tion de notre envi­ron­ne­ment, le dérè­gle­ment cli­ma­tique et l’effondrement de la bio­di­ver­si­té sont les deux sujets majeurs. Mais ces deux sujets ne béné­fi­cient pas de la même atten­tion du public et des poli­tiques, le pre­mier étant net­te­ment pri­vi­lé­gié par rap­port au second. Or leurs gra­vi­tés sont de même ordre pour notre espèce et leur trai­te­ment a tout à gagner dans une prise en compte com­mune et dans une bonne arti­cu­la­tion des poli­tiques envi­ron­ne­men­tales les concernant.

Le dérè­gle­ment cli­ma­tique et l’effondre­ment de la bio­di­ver­si­té sont deux phé­no­mènes connus et étu­diés depuis plu­sieurs décen­nies par les scien­ti­fiques, tous deux sources de risques majeurs pour l’ensemble des socié­tés humaines. Alors que ces crises sont inti­me­ment liées, comme l’ont rap­pe­lé dans leur Work­shop com­mun le GIEC et l’IPBES – Inter­go­vern­men­tal Science-Poli­cy Plat­form on Bio­di­ver­si­ty and Eco­sys­tem Ser­vices – (2020), la conscience et la prise en compte de ces crises sont très différentes.

On observe à ce titre encore trop sou­vent une pré­va­lence du sujet cli­ma­tique sur l’érosion du vivant à l’ensemble des échelles de la socié­té (éco­no­mie, mise à l’agenda poli­tique, etc.) : cf. Lega­gneux et al., 2018 ; ou un trai­te­ment trop indé­pen­dant des deux sujets. De nom­breux fac­teurs expliquent ces dif­fé­rences et cet écart de trai­te­ment. Alors que les appels à un ren­for­ce­ment de la tran­si­tion éner­gé­tique se mul­ti­plient du côté tant de la socié­té civile que de l’ambition affi­chée par les poli­tiques publiques, il est impor­tant de com­prendre ce qui oppose et rap­proche ces deux crises.


Lire aus­si : La finance au ser­vice de la bio­di­ver­si­té et de la tran­si­tion écologique


Des imaginaires différenciés

L’imaginaire du risque cli­ma­tique est simple : il mobi­lise des images telles que la récur­rence des cani­cules, l’augmentation de l’intensité des phé­no­mènes météo­ro­lo­giques extrêmes, l’apparition dans cer­taines régions de phé­no­mènes de séche­resse et leur aug­men­ta­tion dans d’autres. La média­ti­sa­tion de phé­no­mènes tels que les méga­feux ou l’imputation au dérè­gle­ment cli­ma­tique de la vio­lence des inon­da­tions faci­litent éga­le­ment la sen­si­bi­li­sa­tion. La bio­di­ver­si­té reste pour sa part un élé­ment aux contours larges et aux dimen­sions polyphoniques.

Caté­go­rie com­plexe dési­gnant la diver­si­té des formes du vivant (gènes, espèces, éco­sys­tèmes), la bio­di­ver­si­té est des­ser­vie par la dimen­sion tan­tôt plu­ri­di­men­sion­nelle, tan­tôt sym­bo­lique du vivant. Si la dis­pa­ri­tion d’espèces ou d’écosystèmes remar­quables pro­duit sou­vent des réac­tions émo­tion­nelles, ces phé­no­mènes sont sou­vent aus­si géo­gra­phi­que­ment loin­tains et n’impactent pas ou peu notre quo­ti­dien, et notre émoi est rapi­de­ment oublié.

Une question d’expérience sensible

Il paraît éga­le­ment impor­tant d’évoquer la dimen­sion à la fois invi­sible et silen­cieuse de l’érosion de la bio­di­ver­si­té, notam­ment à cause de l’expérience que nous en fai­sons. L’évolution des modes de vie des cin­quante der­nières années s’est accom­pa­gnée d’un éloi­gne­ment tou­jours plus impor­tant à l’échelle mon­diale des espaces natu­rels. Avec la tran­si­tion urbaine, la dis­tance entre le lieu de vie et un espace natu­rel conti­nue de s’accroître (cf. Fron­tiers in Eco­lo­gy and the Envi­ron­ment, 2022), phé­no­mène qui recoupe et inten­si­fie celui de l’amnésie envi­ron­ne­men­tale géné­ra­tion­nelle (d’une géné­ra­tion à l’autre, on s’habitue aux dégra­da­tions de l’environnement) : Kahn, 2002.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement

Les méca­nismes du dérè­gle­ment cli­ma­tique, bien que com­plexes, res­tent plus faciles à s’approprier que ceux liés à l’effondrement de la bio­di­ver­si­té, en par­ti­cu­lier grâce à l’existence d’une métrique unique faci­le­ment com­pré­hen­sible, la tonne équi­valent car­bone (ou tCO2e). Cette métrique consen­suelle a per­mis de favo­ri­ser d’une part la com­pré­hen­sion des causes et des consé­quences du dérè­gle­ment cli­ma­tique, d’autre part la pro­po­si­tion des tra­jec­toires dif­fé­ren­ciées (selon le type d’acteur sou­hai­tant ou devant agir) en matière de prise en charge du sujet. Elle a donc joué un rôle déci­sif dans la construc­tion de réfé­ren­tiels aux échelles inter­na­tio­nales et natio­nales sou­te­nus par un consen­sus scien­ti­fique, pour les gou­ver­ne­ments et les acteurs économiques. 

Trouver un indicateur de biodiversité 

À l’inverse, la mesure de l’évolution de la bio­di­ver­si­té ne connaît pas encore sa métrique unique et consen­suelle (CDC Bio­di­ver­si­té, 2017) et les tra­vaux qui vont en ce sens subissent des cri­tiques sur l’irréductibilité du vivant à un indi­ca­teur unique. Ses com­po­santes (diver­si­té géné­tique, diver­si­té des espèces et des éco­sys­tèmes) sont dif­fi­ciles à éva­luer selon que l’on tente de s’intéresser à l’une d’entre elles ou à l’ensemble.

De nom­breux indi­ca­teurs et indices plus ou moins répan­dus peuvent don­ner des aper­çus à l’échelle tant locale que régio­nale des dyna­miques d’évolution de la bio­di­ver­si­té. Ils servent alors de proxy (inter­mé­diaires approxi­ma­tifs) selon qu’on s’intéresse aux espèces en voie d’extinction, à l’abondance moyenne des popu­la­tions, au niveau de dégra­da­tion de sur­faces natu­relles (arti­fi­cia­li­sa­tion, défo­res­ta­tion). Ce pre­mier état de fait, accom­pa­gné par la com­plexi­té de la prise en compte des inter­ac­tions entre les espèces au sein d’un éco­sys­tème et des inter­ac­tions entre les éco­sys­tèmes eux-mêmes, n’a pas faci­li­té l’appropriation du sujet par les acteurs poli­tiques et économiques.

Deux horizons d’action différents

La prise en charge his­to­ri­que­ment plus pré­sente du sujet cli­mat que du sujet bio­di­ver­si­té par les acteurs éco­no­miques s’explique éga­le­ment par une plus grande faci­li­té à conce­voir des solu­tions. L’existence d’un dis­cours cohé­rent sur la néces­si­té d’agir sur un élé­ment pré­cis, les émis­sions de gaz à effet de serre, per­met de dis­tin­guer net­te­ment des pos­si­bi­li­tés d’action concep­tuel­le­ment simples : réduire la consom­ma­tion d’énergie, sub­sti­tuer aux éner­gies fos­siles des sources d’énergie durables, réorien­ter les usages en cohérence.

Par ailleurs, une grande par­tie de ces actions font sens d’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique : réduire ses consom­ma­tions d’énergie et rem­pla­cer des sources fos­siles dont le prix aug­mente à long terme (sujet à des fluc­tua­tions d’ordre géo­po­li­tique) par des sources d’énergie renou­ve­lables dont le prix baisse ten­dan­ciel­le­ment per­met aux acteurs éco­no­miques de réduire leurs dépenses sur le long terme. Pour de nom­breuses entre­prises et des gou­ver­ne­ments, ce retour sur inves­tis­se­ment qua­si garan­ti est un fac­teur déci­sif pour jus­ti­fier des inves­tis­se­ments consé­quents à court terme.

Une réorganisation fondamentale, systémique… 

Il n’existe pas d’équivalent concep­tuel et éco­no­mique aus­si concis pour enga­ger une prise en compte ambi­tieuse du sujet bio­di­ver­si­té aujourd’hui. L’IPBES ne pro­pose dans ses tra­vaux comme lati­tude d’action rien de moins que la mise en place de « chan­ge­ments trans­for­ma­teurs », sur le fon­de­ment de ses ana­lyses des causes du déclin de la bio­di­ver­si­té. Autre­ment dit : une « réor­ga­ni­sa­tion fon­da­men­tale, sys­té­mique, des fac­teurs éco­no­miques, sociaux, tech­no­lo­giques, y com­pris les para­digmes, les objec­tifs et les valeurs ». La plu­part des acti­vi­tés humaines res­tent liées, de manière essen­tielle, à la bio­di­ver­si­té. Celle-ci pro­cure des ser­vices indis­pen­sables et subit une mul­ti­tude d’impacts néga­tifs dus à nos activités.

Ces quelques exemples le montrent : la consom­ma­tion ali­men­taire et l’habillement inter­rogent direc­te­ment la ges­tion des espaces agri­coles ; l’hygiène est direc­te­ment en prise avec la qua­li­té de l’eau ou les pol­lu­tions ; les modes de vie et de consom­ma­tion fon­dés sur un maté­ria­lisme crois­sant (mul­ti­pli­ca­tion des appa­reils élec­tro­niques, véhi­cules de plus en plus grands, sur­face d’habitation par habi­tant de plus en plus impor­tante) créent une sur­con­som­ma­tion de res­sources natu­relles ; les choix d’aménagement du ter­ri­toire (exten­sion urbaine, etc.) impactent les milieux natu­rels ; etc.

Tendre vers une approche conjointe

Les tra­vaux conjoints du GIEC et de l’IPBES (2020), ain­si que de nom­breux tra­vaux du pro­gramme des Nations unies pour l’environnement cités notam­ment lors de la COP 27, rap­pellent qu’il est stra­té­gique de trai­ter conjoin­te­ment les ques­tions liées à la bio­di­ver­si­té et au cli­mat. Non seule­ment parce que l’érosion des éco­sys­tèmes contri­bue à l’intensification du dérè­gle­ment cli­ma­tique (rap­pe­lons à ce titre que, sur la période 2011–2019, un tiers des émis­sions de GES d’origine anthro­pique ont été absor­bées par les éco­sys­tèmes ter­restres natu­rels et semi-natu­rels), mais aus­si parce que le dérè­gle­ment cli­ma­tique affecte la bio­di­ver­si­té (le réchauf­fe­ment cli­ma­tique affecte les éco­sys­tèmes en entraî­nant des modi­fi­ca­tions dans les régimes de pré­ci­pi­ta­tions, l’acidification des milieux aqua­tiques, la modi­fi­ca­tion de la phé­no­lo­gie des végé­taux) et amoin­drit de fait les fonc­tions de régu­la­tions du cli­mat per­mises par les éco­sys­tèmes (contrôle des cycles de l’azote, du car­bone, de l’eau, de la cha­leur atmo­sphé­rique et de l’air).

Des services inestimables pour la planète

Il est impor­tant de rap­pe­ler le rôle que peuvent endos­ser les éco­sys­tèmes en bon état éco­lo­gique dans la dimi­nu­tion des risques engen­drés par le dérè­gle­ment cli­ma­tique : les sols en bonne san­té sont plus effi­caces dans l’absorption des eaux plu­viales et per­mettent donc de limi­ter les inon­da­tions et gar­der l’humidité loca­le­ment afin de pré­ser­ver le cycle de l’eau ; l’évapotranspiration des végé­taux per­met de rafraî­chir l’air envi­ron­nant ; les arbres comme les haies per­mettent de lut­ter contre l’assèchement des sols grâce aux effets d’ombrages, mais aus­si res­ti­tuent de l’eau aux sols grâce à leurs racines ; la végé­ta­tion de mon­tagne per­met de limi­ter l’érosion grâce à ses racines, fixe la neige en hiver et per­met de conser­ver des stocks d’eau douce pour le prin­temps et l’été ; les man­groves pro­tègent les zones côtières des ondes de tem­pête ; etc. 

Recon­naître et prendre en compte les ser­vices de régu­la­tion et leur contri­bu­tion aux objec­tifs d’atténuation et d’adaptation au dérè­gle­ment cli­ma­tique per­met de valo­ri­ser le rôle de la bio­di­ver­si­té en tant que solu­tion, grâce à la mise en place de pra­tiques de ges­tion durable des éco­sys­tèmes (agri­coles et fores­tiers), la res­tau­ra­tion d’écosystèmes dégra­dés, l’intensification du recours à des formes de géo­mi­mé­tisme et plus lar­ge­ment la mise en place de solu­tions fon­dées sur la nature (Gil­bert, 2020). 

Des effets négatifs sur la biodiversité

A contra­rio, les actions en matière de cli­mat ont plus sou­vent ten­dance à pro­duire des effets néga­tifs sur la bio­di­ver­si­té. Les pra­tiques d’afforestation sou­vent employées dans des logiques de com­pen­sa­tion car­bone créent des forêts mono­spé­ci­fiques (un seul type d’essence d’arbre), qui sont peu rési­lientes (très expo­sées aux patho­gènes et fra­giles face aux évé­ne­ments cli­ma­tiques) et dont la capa­ci­té à sto­cker du car­bone est aujourd’hui cri­ti­quée. Le modèle des agro­car­bu­rants, mis en place pour diver­si­fier le mix éner­gé­tique, très rému­né­ra­teur, entre en com­pé­ti­tion avec la pro­duc­tion ali­men­taire. Il s’effectue au détri­ment du main­tien de la diver­si­té des éco­sys­tèmes au sein des espaces agri­coles, au pro­fit de champs en mono­cul­ture inten­sive, à peine plus riches en bio­di­ver­si­té qu’une zone urbaine (CDC Bio­di­ver­si­té, 2017). On peut aus­si évo­quer le déploie­ment des éner­gies renou­ve­lables, qui exer­ce­ra une pres­sion impor­tante sur la biodiversité.

Le déploie­ment des pan­neaux solaires inten­si­fie l’exploitation du sable et des métaux rares (res­sources en quan­ti­té limi­tée sur terre, dont l’exploitation est très pol­luante) et entraîne aus­si la conver­sion d’espaces natu­rels en vastes cen­trales pho­to­vol­taïques, le déploie­ment des éoliennes à grande échelle a des consé­quences sur l’artificialisation des sols et sur les che­mins de migra­tion de nom­breuses espèces d’oiseaux. Sou­vent l’électrification des usages est accom­pa­gnée d’un besoin de sto­ckage accru. Or les acti­vi­tés minières indus­trielles et inten­sives néces­saires à la créa­tion de bat­te­ries sont source d’impacts majeurs sur les éco­sys­tèmes. Une équipe de cher­cheurs aus­tra­liens a mon­tré que, sur les 50 mil­lions de kilo­mètres car­rés de zones minières dans le monde, 80 % per­mettent l’extraction de métaux néces­saires à la tran­si­tion éner­gé­tique (Son­ter J.-L. et al., 2020).

Pour éviter l’échec, refuser le primat de la transition énergétique sur la biodiversité

Arti­cu­ler tran­si­tion éner­gé­tique et prise en compte de la bio­di­ver­si­té néces­site de trai­ter la crise envi­ron­ne­men­tale comme un ensemble cohé­rent, ce que rap­pelle la clause Do No Signi­fi­cant Harm (ou DNSH) de la taxo­no­mie euro­péenne, cher­chant à pré­ve­nir les contra­dic­tions dans l’action envi­ron­ne­men­tale. D’autres solu­tions existent, comme l’agrivoltaïsme, pra­tique alliant pro­duc­tion agri­cole et pro­duc­tion d’énergie solaire, qui per­met de limi­ter la com­pé­ti­tion sur le fon­cier tout en appor­tant des cobé­né­fices pour l’agriculteur (ombrage, pro­tec­tion des cultures vis-à-vis des fortes pluies ou chutes de grêle…) et pour l’exploitant éner­gé­tique (l’évapotranspiration des végé­taux régule la tem­pé­ra­ture des pan­neaux et per­met de les main­te­nir à la tem­pé­ra­ture opti­male pour la pro­duc­tion d’énergie).

La végé­ta­li­sa­tion du bâti per­met d’apporter une iso­la­tion natu­relle et effi­cace, tout en per­met­tant la res­tau­ra­tion de conti­nui­tés éco­lo­giques en milieu urbain, et s’accompagne donc d’économies impor­tantes pour ren­for­cer la sobrié­té éner­gé­tique. La géo­ther­mie est un moyen effi­cace de régu­ler la tem­pé­ra­ture dans les bâti­ments, avec un impact bio­di­ver­si­té limité.

“L’espèce humaine n’est qu’une infime partie d’un système dont la complexité nous échappe encore.”

Une remise en cause systémique et existentielle

Là où la crise cli­ma­tique appelle des solu­tions nettes et objec­tives, la crise de la bio­di­ver­si­té nous pose un pro­blème bien plus com­plexe : quels sont nos droits par rap­port à la nature ? Jusqu’où pou­vons-nous et devons-nous aller dans son exploi­ta­tion ? Sommes-nous capables de maî­tri­ser les consé­quences de nos actions sur les éco­sys­tèmes ? Com­ment trai­ter sérieu­se­ment la ques­tion du dérè­gle­ment cli­ma­tique en par­ve­nant à res­tau­rer des espaces natu­rels dégra­dés ? In fine, pen­ser la crise éco­lo­gique appelle l’humanité à un exer­cice d’humilité : mal­gré toutes les connais­sances, les pro­grès scien­ti­fiques et tech­niques, les solu­tions tech­no­lo­giques, l’espèce humaine n’est qu’une infime par­tie d’un sys­tème dont la com­plexi­té nous échappe encore. Ses inter­ac­tions sont infi­nies et son équi­libre fra­gile : à nous d’en prendre conscience pour ne pas mettre en dan­ger notre propre sur­vie, de façon irréversible !

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