Une soirée chez Madeleine Lemaire : Reynaldo Hahn au piano. Caricature de Sem.Bibliothèque nationale de France. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Marcel Proust et la musique

Dossier : Proust et les PolytechniciensMagazine N°785 Mai 2023
Par Loïc ROCARD (X91)

Loïc Rocard (X91) est notam­ment l’auteur d’un essai Pour la musique, aux édi­tions du Palio (2021). Il ana­lyse la place qu’occupe la musique dans la vie et l’œuvre de Mar­cel Proust, place ambi­guë, pas­sion équi­voque, pour quelqu’un qui a si bien su ana­ly­ser les émo­tions liées à la musique.

Jacques Benoist-Méchin, dans Retour à Mar­cel Proust publié en 1957, attri­bue à Mar­cel Proust les paroles pla­cées ci-contre en exergue. Sous l’emphase il faut voir la sin­cé­ri­té, car Mar­cel Proust témoigne en connais­sance de cause. Ama­teur, mélo­mane, cri­tique, fami­lier d’artistes pro­fes­sion­nels, orga­ni­sa­teur de concerts, Proust a été tout cela. Plus encore, doté d’une sen­si­bi­li­té sur­développée, il a ana­ly­sé le phé­no­mène de l’émotion musi­cale et pu, par les mots, en don­ner à tou­cher les mani­fes­ta­tions les plus ténues, d’une façon pro­pre­ment inouïe. Cepen­dant son rap­port à la musique, art impal­pable, n’a peut-être pas été dénué d’une cer­taine ambi­va­lence comme on va le voir. 

Un milieu riche en musiciens

Fils d’une mère let­trée qui jouait du pia­no, dont la propre mère était elle-même excel­lente pia­niste, à une époque où l’instrument avait fait son appa­ri­tion dans les appar­te­ments bour­geois pari­siens, l’apprentissage du sol­fège et de la pra­tique musi­cale fit par­tie de son édu­ca­tion. Il jouait joli­ment du pia­no à n’en pas dou­ter, mais il n’y en a pas de trace. Chez les Proust on allait au concert, par­ti­cu­liè­re­ment à l’Opéra-Comique dont Adrien, le père, était méde­cin en titre. Mar­cel a décou­vert le monde de la musique pro­fes­sion­nelle dans les salons dont il allait deve­nir un favo­ri. Il y avait été intro­duit par Rey­nal­do Hahn, amant de jeu­nesse, cher ami pour tou­jours, com­po­si­teur, chan­teur, chef d’orchestre, figure de la vie musi­cale pari­sienne de la pre­mière moi­tié du ving­tième siècle. Dans ces réunions mon­daines où l’on pou­vait ren­con­trer par­mi d’autres d’Indy, Saint-Saëns ou Debus­sy, il avait fait plus que croi­ser notre illustre cama­rade Charles Kœchlin, son exact contem­po­rain et dis­ciple de Fau­ré, comme le montre en détail Cécile Leblanc dans l’article qu’elle apporte au pré­sent dossier.

“La musique a été une des plus grandes passions de ma vie (…) [elle m’a] apporté la preuve qu’il existe autre chose que le néant auquel je me suis heurté partout ailleurs.”
Marcel Proust

Au nombre de ses bons amis compte Jacques Bizet, condis­ciple à Condor­cet, le fils de Georges. Gene­viève, veuve de celui-ci et Mme Strauss après son re­mariage, fille du com­po­si­teur de La Juive, Fro­men­tal Halé­vy, fut une grande affec­tion de Proust et une source d’inspiration pour les grandes dames de La Recherche. Le père des Pêcheurs de perles est mort tôt, mais son ombre pla­nait au-des­sus de Mar­cel qui était aus­si en classe avec un fils du libret­tiste de Car­men, cou­sin ger­main de Gene­viève (autre Halé­vy et lui-même fils d’un pro­fes­seur de lit­té­ra­ture à l’X). Dans les esquisses d’Un amour de Swann, la femme aimée du per­son­nage prin­ci­pal s’appelait Car­men et non encore Odette.

Des goûts musicaux de son temps… 

Ce qu’étaient ses goûts musi­caux, on ne le sait pas avec exac­ti­tude. On le devine en par­tie par sa cor­res­pon­dance, mais il faut se gar­der d’être trop affir­ma­tif car Proust n’y était pas tou­jours sin­cère. Ses incli­na­tions étaient en gros celles de son temps, à une époque où il n’y avait ni radio ni enre­gis­tre­ment pour par­cou­rir les âges de la musique. S’il se délec­tait au café-concert, char­mante inven­tion de la Belle Époque, c’est plu­tôt à la musique clas­sique qu’il fait réfé­rence lorsqu’il parle de grande pas­sion. Enten­dons-nous sur « clas­sique ! », car Bach, Haydn et Mozart ne devaient guère le faire vibrer. Bee­tho­ven davan­tage, qui était omni­pré­sent dans les salles de concert pari­siennes. Proust a aimé les roman­tiques et les post­ro­man­tiques, beau­coup Fau­ré, Franck aus­si. Pour lui qui n’avait pas non plus échap­pé à la folie Wag­ner por­tée par le gra­tin lit­té­raire de Paris, Tris­tan et Par­si­fal étaient des musts. Contrai­re­ment à Hahn, et quoique sur le tard, Proust s’est conver­ti à la moder­ni­té de Debus­sy. Pel­léas et Méli­sande, opé­ra exi­geant, a sus­ci­té chez lui un enthou­siasme vibrant et com­mu­ni­ca­tif. Il a d’ailleurs essayé, sans réel suc­cès, de s’approcher du com­po­si­teur en qui il avait détec­té le génie ori­gi­nal des grands découvreurs.

Lettre de Marcel Proust à Gabriel Fauré, (manuscrit autographe).BnF, département Musique, NLA-3 (204). Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Lettre de Mar­cel Proust à Gabriel Fau­ré, (manus­crit auto­graphe). BnF, dépar­te­ment Musique, NLA‑3 (204). Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France

… mais une part d’insolite

S’il allait au concert (peu) ou au salon musi­cal (par périodes), sa fer­veur mélo­mane, non dénuée d’un cer­tain sno­bisme, se révèle à l’occasion d’épisodes plus inso­lites. Sa gou­ver­nante des der­nières années, Céleste Alba­ret, rap­pe­lait qu’il lui arri­vait de faire don­ner des réci­tals chez lui, à pas d’heure, puisqu’alors il vivait sur­tout la nuit. On évoque dans ces noc­turnes impromp­tues les der­niers qua­tuors de Bee­tho­ven, qui étaient par­mi ce qu’il y avait de plus auda­cieux dans le genre, pour les ins­tru­men­tistes comme pour le public. Proust ne man­quait certes pas d’audace. À 36 ans, l’habitué du Ritz en avait réser­vé la salle pour un concert demeu­ré célèbre en Prous­to­ma­nie, lors duquel devant ses nom­breux invi­tés on joua Schu­mann, Fau­ré, Cho­pin, Cou­pe­rin, Wag­ner-Liszt… et Hahn. L’histoire ne put rete­nir que Gabriel Fau­ré était au pia­no car celui-ci s’était fait rem­pla­cer – malade dit-on – par Édouard Ris­ler, soliste alors fameux. La moder­ni­té tech­no­lo­gique ne l’effrayant pas non plus, Proust s’était fait ins­tal­ler à domi­cile le théâ­tro­phone, qui est à la radio moderne ce que le cour­rier pneu­ma­tique est au cour­rier élec­tro­nique. Pour s’émouvoir des der­niers sou­pirs de Méli­sande en direct depuis son salon en février 1911, Mar­cel col­lait les écou­teurs du théâ­tro­phone à ses oreilles.

La place de la musique dans l’œuvre

La fré­quence d’apparition des com­po­si­teurs au fil de La Recherche cor­res­pond sans doute à la place qu’ils avaient au Pan­théon de son auteur. Wag­ner y est le com­po­si­teur le plus cité. Bee­tho­ven n’est pas loin der­rière, et Cho­pin est l’idole de la vieille mar­quise de Cam­bre­mer, elle-même musi­cienne aver­tie. Les per­son­nages qui mani­festent leur admi­ra­tion pour Debus­sy sont asso­ciés à la moder­ni­té ou à l’artifice, selon les cas. On retrouve la valeur de révé­la­teur que Debus­sy avait eue pour Mar­cel Proust lui-même, lucide sur la ten­sion qu’il res­sen­tait entre sno­bisme moder­niste et atta­che­ment aux grandes œuvres du passé.

Si la rela­tion per­son­nelle de Proust avec la musique com­porte ain­si les mul­tiples facettes d’un ama­teur poly­morphe, la place faite à l’art musi­cal dans La Recherche est plus com­plexe à inter­pré­ter. Nous n’irons pas ici sur le ter­rain de la musi­ca­li­té de l’œuvre prous­tienne elle-même, que nous lais­se­rons aux spé­cia­listes. Sans remettre en cause la per­ti­nence des com­pa­rai­sons savantes entre la struc­ture du texte ou de la phrase et cer­taines formes musi­cales, on peut, sous un angle plus modes­te­ment psy­cho­lo­gique, obser­ver une cer­taine ten­sion entre l’écrivain et, sinon la musique, du moins les musiciens.

Par­mi les pro­fes­sion­nels de la musique, l’interprète est le plus mal loti dans La Recherche. Est-ce un hasard si, dans la gale­rie des per­son­nages peu aimables de l’œuvre, le plus dif­fi­cile à sau­ver est Morel, vio­lo­niste talen­tueux mais dépour­vu de tout scru­pule dans ses rela­tions per­son­nelles ? On se demande s’il n’y a pas là un coup de griffe un peu cruel, si ce n’est à Rey­nal­do Hahn, à cer­tains de ses cama­rades musiciens.

Le cas Vinteuil

Comme la lit­té­ra­ture et la pein­ture, les deux autres arts majeurs, la musique est incar­née par un créa­teur fic­tif. C’est Vin­teuil, vieux pro­fes­seur incon­nu du grand public et pour­tant com­po­si­teur génial. Fami­lier fan­to­ma­tique de la famille du nar­ra­teur, il se révèle l’auteur d’une sonate (dont la petite phrase connaî­tra la pos­té­ri­té que l’on sait) et d’un sep­tuor inou­bliables, mais l’artiste est aus­si un homme mal­heu­reux, père pré­sen­té comme mar­tyr d’une fille homo­sexuelle dont la liai­son fait scan­dale. Il se peut que le trai­te­ment réser­vé à Vin­teuil découvre un ver­sant ambi­va­lent du rap­port de Proust à la musique. Car non seule­ment le per­son­nage est moins tan­gible que ne le sont Ber­gotte ou Elstir, mais de sur­croît c’est une vic­time des évé­ne­ments, dont l’histoire dou­lou­reuse est étroi­te­ment liée à un moment cru­cial pour la vie du nar­ra­teur. La scène de Mont­jou­vain, au début de La Recherche, scel­le­ra en effet a pos­te­rio­ri le mal­heur amou­reux du per­son­nage Mar­cel. Ce moment de jouis­sance sadique qui voit les deux amantes humi­lier la figure du vieux maître défunt pour­rait se lire comme la trace de la pas­sion équi­voque de Proust pour un art qui ne se lais­sait pas tout à fait sai­sir par l’écrivain, art dont le mys­tère essen­tiel est de dire tant en se pas­sant des mots. Mar­cel n’a‑t-il pas écrit dans La Pri­son­nière : « La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du lan­gage (…) – la com­mu­ni­ca­tion des âmes ? »

La tension entre modernité et snobisme

Pour finir, il est inté­res­sant de s’arrêter sur ce que nous apprennent les brouillons d’À la recherche du temps per­du. Les exé­gètes ont en effet trou­vé de nom­breuses men­tions pro­vi­soires de mor­ceaux de musique, de com­po­si­teurs, d’interprètes en vue ou de réfé­rences à la scène musi­cale du temps d’alors. En choi­sis­sant de l’épurer, au fil de ses relec­tures, de la plu­part des élé­ments de contexte qui avaient été utiles à son tra­vail de créa­tion, Proust a sans doute don­né à son texte final la part d’universel propre aux œuvres qui touchent un public éloi­gné dans le temps comme dans l’espace cultu­rel. Cet écri­vain, qui n’était pas vrai­ment musi­cien, dont les goûts sui­vaient les modes de son époque, a atti­ré à juste titre l’attention des musi­co­logues savants, notam­ment par la finesse de son ana­lyse des émo­tions en lien avec la musique. On ne peut tou­te­fois s’empêcher de pen­ser que, à une époque plus récente, la petite phrase de Vin­teuil aurait pris la forme d’une chan­son pop. Com­ment Proust aurait-il alors réso­lu la ten­sion entre moder­ni­té et sno­bisme ? La ques­tion reste ouverte aux bio­graphes des vies qu’il n’a pas vécues, par­mi les­quels se dis­tingue Jérôme Bas­tia­nel­li (X90) avec son essai d’uchronie Les années retrou­vées de Mar­cel Proust.

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