Acheter l’électricité n’est plus aussi simple qu’avant

Dossier : Entreprise et ManagementMagazine N°588 Octobre 2003
Par Alexandre De CHAVAGNAC
Par Christophe JEANTEUR (76)
Par Didier PITOT (81)

Électrons libres

La déré­gu­la­tion de la pro­duc­tion de l’élec­tri­ci­té entraîne des consé­quences éco­no­miques géné­rales qui sont bien connues, puis­qu’elles ont été obser­vées dans un grand nombre de pays, et ce indé­pen­dam­ment de la varié­té des sché­mas de régu­la­tion et des situa­tions de départ.

À titre d’illus­tra­tion, nous com­pa­rons ci-des­sous les deux modèles de déré­gu­la­tion pré­ten­du­ment les plus avan­cés en Europe : la Grande-Bre­tagne et la Suède.

Comparaison des modèles de déréglementation anglais et suédois

À l’ou­ver­ture du mar­ché, les prix com­mencent par bais­ser, puis se mettent vite à aug­men­ter jus­qu’à par­fois dépas­ser le niveau initial.

On met sou­vent ce phé­no­mène sur le compte de pro­ces­sus mal maî­tri­sés parce que nou­veaux, qui conduisent à ration­ner les capa­ci­tés dis­po­nibles : dif­fi­cul­té d’ob­ten­tion des auto­ri­sa­tions de construire de nou­velles capa­ci­tés, inco­hé­rence des régu­la­tions entre les dif­fé­rentes étapes de la chaîne de valeur, évo­lu­tion des contraintes et des inci­ta­tions envi­ron­ne­men­tales, posi­tions de départ domi­nantes des mono­poles his­to­riques, etc.

Prix electriciré régulé et dérégulé pour un ensemble de sites européens

Ces dif­fi­cul­tés conjonc­tu­relles ne doivent pas mas­quer les rai­sons de fond qui poussent les prix à la hausse mal­gré la concur­rence accrue : l’élec­tri­ci­té n’est en effet pas une com­mo­di­té comme les autres, car elle se stocke dif­fi­ci­le­ment. En ajou­tant à cela un besoin de consom­ma­tion très variable, notam­ment en fonc­tion de l’heure et de la météo­ro­lo­gie, on voit qu’on a besoin en per­ma­nence d’une réserve de capa­ci­té impor­tante, de l’ordre de 10 à 15 % de la consom­ma­tion moyenne. À ce jour, les méca­nismes per­met­tant de cou­vrir ce besoin dans le cadre de mar­chés – même régu­lés – n’ont pas été trou­vés, fon­da­men­ta­le­ment parce que l’é­qui­libre offre/demande à moyen terme est instable. De plus, l’i­né­las­ti­ci­té de la demande à court terme conduit à des varia­tions de prix spot pra­ti­que­ment illi­mi­tées, qui com­pliquent la lisi­bi­li­té des marchés.

Sans regret­ter les mono­poles éta­tiques en voie de dis­pa­ri­tion, on peut tout de même s’in­ter­ro­ger sur la ges­tion des situa­tions de rente (un bar­rage est aujourd’­hui l’ac­tif qui res­semble le plus à une planche à billets) et sur la dif­fi­cul­té d’u­ti­li­ser le levier éner­gé­tique dans les poli­tiques indus­trielles natio­nales ou régionales.

On pour­rait croire ces ques­tions réser­vées aux poli­tiques, aux envi­ron­ne­men­ta­listes et aux éco­no­mistes férus de modèles d’offre et de demande, mais elles ont des consé­quences concrètes et immé­diates sur la façon dont les entre­prises doivent s’or­ga­ni­ser pour ache­ter leur électricité.

stratégie d’achat et de couverture sur le marché de l'electreicité

Des risques nouveaux

L’a­che­teur « éli­gible » dis­pose certes de nou­velles marges de manœuvre pour négo­cier les prix, mais il se trouve en même temps expo­sé à des risques peu fami­liers. Il convient tout d’a­bord de cla­ri­fier son man­dat stra­té­gique : que veut dire « bien » ache­ter l’élec­tri­ci­té pour l’en­tre­prise ? Quels risques peut-on prendre et sur quel hori­zon de temps ?

Face à la com­plexi­té et à l’in­cer­ti­tude de ces ques­tions, beau­coup d’en­tre­prises se sont pour le moment conten­tées de négo­cier annuel­le­ment un prix fixe en fai­sant jouer la concur­rence, sur des péri­mètres géo­gra­phiques res­treints. Cette posi­tion, issue des habi­tudes anté­rieures et d’un réflexe de bon sens, est en fait ris­quée, et de toute façon pas à la hau­teur des enjeux lorsque la fac­ture éner­gé­tique est impor­tante. Le risque réel d’une telle posi­tion est éle­vé, car elle peut repré­sen­ter une perte de com­pé­ti­ti­vi­té par rap­port à des concur­rents plus agiles pour cap­tu­rer les oppor­tu­ni­tés de mar­ché. De plus, en l’ab­sence de gains réels sur le fond, le seul béné­fice d’une telle approche pro­vient de la négo­cia­tion com­mer­ciale, qui per­met certes d’a­li­gner les offres à un moment don­né : cepen­dant les écarts de prix entre les meilleures offres, avant négo­cia­tion finale, ne sont, à l’ex­pé­rience, que de 1 à 2 %.

Cer­taines entre­prises s’es­saient donc à mode­ler leur pro­fil de risque et de gain en uti­li­sant des options contrac­tuelles (exemple : réper­cus­sion de la baisse éven­tuelle du prix de mar­ché pen­dant le dérou­le­ment du contrat) et à inter­ve­nir sur le mar­ché. Bien évi­dem­ment, les gains poten­tiels à attendre aug­mentent – en théo­rie – avec le risque que l’en­tre­prise est dis­po­sée à prendre.

Encore faut-il mettre en place la stra­té­gie adé­quate : ce qui est sta­tis­ti­que­ment vrai de por­te­feuilles diver­si­fiés sur le long terme n’est pas suf­fi­sant quand il faut tenir des objec­tifs de ren­ta­bi­li­té à l’an­née ou au trimestre.

Trois postures stratégiques possibles

Nous voyons se des­si­ner trois pos­tures stra­té­giques de la part des acheteurs.

  • Les indus­triels pour les­quels l’élec­tri­ci­té est une res­source stra­té­gique essaie­ront de pas­ser du côté des « pro­duc­teurs », en inves­tis­sant dans des moyens de pro­duc­tion à bas coût afin de cap­ter les rentes et d’é­vi­ter de subir de plein fouet la vola­ti­li­té des marchés.
  • Cer­tains vont tout sim­ple­ment ache­ter leur élec­tri­ci­té au four­nis­seur dont l’offre cor­res­pond le mieux à leur profil.
  • D’autres pren­dront une posi­tion active sur les mar­chés, en ache­tant des blocs com­plets, ou en s’ap­pro­vi­sion­nant au fil de l’eau, selon un man­dat de ges­tion pré­dé­fi­ni1.


Paysage des principaux fournisseurs européens d'électricité

Ces pos­tures ne sont pas incom­pa­tibles entre elles et peuvent être adop­tées simul­ta­né­ment en fonc­tion des dif­fé­rentes matu­ri­tés des mar­chés et des besoins des affaires.

Une fois la ligne de conduite fixée, l’exé­cu­tion fait appel à des méthodes qui ne sont pas toutes habituelles.

Des méthodes classiques…

Comme pour tout achat, la connais­sance du mar­ché four­nis­seurs est essen­tielle : le pay­sage est en train de se struc­tu­rer et de s’in­ter­na­tio­na­li­ser à coup d’al­liances et de fusions, et de nou­veaux pres­ta­taires appa­raissent (exemple : Poweo en France).

L’a­dé­qua­tion entre la stra­té­gie com­mer­ciale du four­nis­seur et la typo­lo­gie de consom­ma­tion (volume, répar­ti­tion géo­gra­phique, pro­fil de consom­ma­tion) per­met de réa­li­ser des gains d’ef­fi­ca­ci­té gagnant/gagnant.

La mise en concur­rence intense au moyen d’ap­pels d’offres larges et struc­tu­rés, à plu­sieurs tours, avec recours éven­tuel à des enchères en ligne, est pos­sible et cré­dible. La consul­ta­tion conjointe de four­nis­seurs locaux et de gros four­nis­seurs, impa­tients de déve­lop­per leur chiffre d’af­faires inter­na­tio­nal, est sou­vent fertile.

Ceci amène un éven­tail de choix réel, même si beau­coup d’offres res­tent sou­vent le « calque » des pro­duits dis­po­nibles sur les mar­chés de gros :

  • l’ap­pel d’offres peut être com­bi­né avec des négo­cia­tions bila­té­rales dans une optique de par­te­na­riat à moyen terme ;
  • l’ex­pres­sion du besoin, notam­ment en termes de struc­ture de prix, peut faire appel à une grande créa­ti­vi­té : indexa­tion, « tun­nels », take-or-pay, rabais Groupe, condi­tions de paie­ment, pro­fil de cash-flows, etc. ;
  • la durée de l’en­ga­ge­ment contrac­tuel est éga­le­ment un para­mètre clé : il convient d’é­va­luer la pos­si­bi­li­té de s’en­ga­ger sur le moyen terme (plus d’un an) tout en main­te­nant la flexi­bi­li­té néces­saire pour ne pas se décon­nec­ter des évo­lu­tions de marché ;
  • enfin, l’élec­tri­ci­té peut éven­tuel­le­ment être grou­pée avec le gaz pour pré­sen­ter un pro­fil plus large auprès des four­nis­seurs internationaux.

… à compléter par d’autres, plus spécifiques

La ges­tion du timing de l’a­chat est le point clé : la vola­ti­li­té des prix à court terme ain­si qu’une cer­taine sai­son­na­li­té glo­bal2 font que des dif­fé­rences de plus de 10 % peuvent être faci­le­ment atteintes selon la date à laquelle on contracte. Ces écarts sont sans com­mune mesure avec les gains à espé­rer d’une négo­cia­tion com­mer­ciale, même excel­lem­ment menée.

Il convient donc de mettre en place des outils et méthodes d’a­chat per­met­tant d’é­chap­per au risque inhé­rent au choix d’une date fixe de déci­sion (par exemple via une seg­men­ta­tion des achats dans l’an­née ou une indexation).

Prix sur le marché de gros électrique d’un contrat futur d’un an La durée de vali­di­té des offres, qui se mesure typi­que­ment en jours, voire en heures, peut être aus­si un fac­teur clé de dif­fé­ren­cia­tion. Afin de per­mettre un véri­table pro­ces­sus de consul­ta­tion et de négo­cia­tion, elle doit être pro­lon­gée. Là encore, une cota­tion indexée peut s’a­vé­rer utile.

Le pro­fil de la demande peut être tra­vaillé, notam­ment pour jouer de flexi­bi­li­té ou pour amé­lio­rer la pré­vi­si­bi­li­té : cet effet peut être impor­tant dans le cas de sites dif­fi­ciles à foi­son­ner3, même s’il faut noter que l’ou­ver­ture de la concur­rence n’a pas pour le moment conduit à déve­lop­per des offres fon­dées sur un yield mana­ge­ment4 véri­ta­ble­ment plus inno­vant que ce que savait déjà pro­po­ser EDF au temps du monopole.

L’ef­fet « volume » tra­di­tion­nel est, en revanche, déli­cat à appli­quer : on peut même consta­ter un désa­van­tage pour les gros sites dont la consom­ma­tion est mal pré­vi­sible, qui sont donc plus dif­fi­ciles à « foi­son­ner ». Il n’en reste pas moins vrai que les pro­duc­teurs seront tou­jours plus dis­po­sés à être com­mer­cia­le­ment réac­tifs face aux « gros clients », stra­té­gie de Glo­bal key account mana­ge­ment oblige. Et cer­tains four­nis­seurs ont pour objec­tif de prendre des volumes impor­tants pour consti­tuer une base d’activité.

Enfin, les contrats peuvent inclure des clauses par­ti­cu­lières qui sont dif­fi­ciles à quan­ti­fier par les four­nis­seurs, ou qui sont du type « gagnant/gagnant » : voi­ci une oppor­tu­ni­té de gagner quelques avan­tages sup­plé­men­taires sans faire mon­ter le prix !

Aus­si, la prise en compte de tous ces élé­ments de négo­cia­tion, ain­si que la mise en œuvre de nou­velles moda­li­tés d’a­chat dans un cadre de plus en plus inter­na­tio­nal, néces­site-t-elle le plus sou­vent de mettre en place une orga­ni­sa­tion trans­ver­sale nou­velle pour ce type d’a­chat, com­pa­rable à celle qui peut exis­ter pour les com­mo­di­tés stra­té­giques traditionnelles.

Dans un grand groupe indus­triel euro­péen, un appel d’offres inter­na­tio­nal, por­tant sur une soixan­taine de sites, et loti selon des cri­tères indus­triels et com­mer­ciaux (pro­fils de consom­ma­tion, volumes), voire natio­naux, pour sus­ci­ter le maxi­mum de réponses de qua­li­té, a per­mis d’ob­te­nir des béné­fices qui peuvent être esti­més à 5 % de la fac­ture totale. Ces béné­fices pro­viennent en par­ti­cu­lier de la pré­dic­ti­bi­li­té de la charge (contrats « tun­nels »), des rabais obte­nus grâce à l’ou­ver­ture inter­na­tio­nale, du port­fo­lio mana­ge­ment et des délais de paie­ment. De plus, les durées contrac­tuelles allon­gées per­mettent de sécu­ri­ser les prix à la hausse, tout en béné­fi­ciant d’op­por­tu­ni­tés quand le prix de mar­ché est attrayant.

Attention, électricité !

Un der­nier mot de pru­dence : les mar­chés actuels ne sont pas tous liquides, et sont très vola­tils ! Et l’ac­cès à l’in­for­ma­tion reste inégal.

Les entre­prises qui n’ont pas voca­tion à spé­cu­ler doivent mettre en place une stra­té­gie d’a­chat glo­bale, mais pas mono­li­thique, afin de s’as­su­rer que les risques, désor­mais inhé­rents à cette caté­go­rie d’a­chat, sont maî­tri­sés, tout en béné­fi­ciant de la dyna­mique concurrentielle.

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1.
« Port­fo­lio mana­ge­ment », selon le terme consacré.
2. À consi­dé­rer avec pru­dence, les anti­ci­pa­tions des acteurs ten­dant à faire que chaque année est dif­fé­rente des autres.
3. Lis­sage de charge par agré­ga­tion de sites.
4. Grilles tari­faires pour opti­mi­ser l’u­ti­li­sa­tion des actifs.

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