Vincent Fleury (84), Ombres et lumière

Dossier : TrajectoiresMagazine N°748 Octobre 2019
Par Pierre LASZLO

Une exis­tence de tour­ment fut le lot de Vin­cent Fleury, tout jeune du fait de l’emprisonnement et la tor­ture cinq ans durant, par la junte mil­i­taire en Uruguay, de son frère aîné ; une vie de mis­ère plus tard à Paris et, ces dix dernières années, la longue et éprou­vante mal­adie de son épouse. « Enfant, j’ai eu ma vie brisée. L’Éducation nationale m’a sauvé. » L’école de la République lui fut en effet refuge. Il pas­sa par le lycée Hen­ri-IV, ambi­tion­na la rue d’Ulm et inté­gra l’X. L’ascenseur social l’y avait hissé.

Il assume des orig­ines et une cul­ture ukraini­ennes, qu’il tient de son père. D’où une dou­ble pas­sion, pour les échecs et pour les romanciers russes.

D’une famille de lit­téraires, des deux côtés, il fut l’exception. Sa dilec­tion pour les sci­ences date de la mater­nelle. À l’âge de cinq ans, à Mon­te­v­ideo, il ren­con­tra une géo­logue qui fai­sait des carot­tages : elle l’emmena trou­ver des géodes, rece­lant des améthystes. Puis, en classe de six­ième, lors d’un Forum des métiers, il eut un entre­tien, déter­mi­nant, avec un X. En sec­onde, il lisait Ein­stein. En taupe, dans son box à l’internat d’H‑IV, il ne lisait que de la physique.

De la physique à l’embryogenèse

L’École con­fir­ma sa voca­tion de physi­cien. La per­son­nal­ité d’Édouard Brézin (58) fit sa totale admi­ra­tion : ain­si d’un amphi lors duquel une panne d’électricité plongea le .K dans un noir absolu. Imper­turbable, Brézin pour­suiv­it son cours comme si de rien n’était, dans un silence de cathédrale.

Séduit par la recherche, Vin­cent Fleury pour­suiv­it son par­cours par une thèse de doc­tor­at dans le lab­o­ra­toire de physique de la matière con­den­sée. Il y côtoya Benoît Man­del­brot (44), et put observ­er l’isolement d’un grand esprit, du fait d’une décou­verte hors normes. Le des­tin voulut que lui aus­si fît, une quin­zaine d’années plus tard, une décou­verte majeure.

Pas en physique, mais en biolo­gie : Fleury, très affec­té par l’épidémie de sida dans les années 80, qui empor­ta son meilleur ami, opta pour cet autre champ d’investigation. Il com­mença par étudi­er la frac­tal­ité des vais­seaux san­guins, mod­élisant leur for­ma­tion. Attaché qu’il était à élu­cider les voies de la mor­phogenèse, qu’il s’agisse du minéral ou du vivant, il fut fasciné par l’embryogenèse.

Une découverte hors normes

Nous lui devons à présent la décou­verte en 2005 du mécan­isme de for­ma­tion de l’embryon d’un ani­mal quel­conque. Au stade de la blas­tu­la, un disque de gelée cel­lu­laire, comp­tant quelques mil­liers de cel­lules, se struc­ture et s’organise autour de points sin­guliers hyper­boliques, for­mant le nom­bril, l’anus, etc. Seul respon­s­able de cette auto-organ­i­sa­tion, le champ hydro­dy­namique à l’entour d’un quadripôle, analysable par des champs sem­blables au magnétisme.

Le pre­mier arti­cle qu’il soumit à une revue pour pub­li­er ce résul­tat excep­tion­nel, véri­ta­ble­ment inat­ten­du, lui val­ut une appré­ci­a­tion ent­hou­si­aste du rap­por­teur qui, cepen­dant, exigea une sim­u­la­tion numérique. Fleury fit un cal­cul ana­ly­tique exact, con­sen­tant de menues approx­i­ma­tions seule­ment. Ce faisant, il redé­cou­vrit un cal­cul de G. I. Tay­lor, datant des années 1940. Lorsque, dans le TGV Paris-Rennes, il vit sor­tir de son tableur le plan d’ensemble d’une souris, ce fut pour lui un moment mémorable — com­pa­ra­ble au réc­it qu’Henri Poin­caré fit de sa décou­verte des fonc­tions fuch­si­ennes : « Un choc inde­scriptible, je fus dans un état de pétri­fi­ca­tion. Quelque chose qui dépasse les attentes : l’inattendu répond au prob­lème qu’on se posait. »

Comme tout ce qui sort des normes établies, la pub­li­ca­tion de cette décou­verte ren­con­tra l’incrédulité de cer­tains et les attaques de quelques-uns, y com­pris des par­a­sites diffam­a­toires dans sa biogra­phie sur Wikipé­dia, ain­si que des let­tres de dénon­ci­a­tion à la direc­trice de son lab­o­ra­toire. Vin­cent Fleury en fut et en reste fort affecté.

“Enfant, j’ai eu ma vie brisée ;
l’Éducation nationale m’a sauvé”

Les grandes dis­tinc­tions uni­ver­si­taires et offi­cielles qu’il mérite de toute évi­dence le pro­tégeront-elles des imbé­ciles et des envieux qui le calom­nient sans cesse ? C’est à souhaiter.

Entre la pré­pa, dont il garde un sou­venir mit­igé, et les cours de l’X, Fleury s’est donc fait excel­lent en cal­cul ; à telle enseigne qu’une entre­prise dans le secteur de la défense fit appel à lui pour simuler des attaques de sécu­rité et leurs contre-mesures.

Il admire les per­son­nal­ités hors con­ven­tions, ceux qui éclosent hors du car­can des faits et théories étab­lis : ain­si de l’archéologue grec Manólis Andrónikos qui, pas­sant out­re à la méthodolo­gie con­ven­tion­nelle, exhuma la tombe de Philippe de Macé­doine, le père d’Alexandre. Ain­si que son épouse, Yun Sun Limet, décédée le 17 juin 2019, à 51 ans seule­ment. Six ans durant, Vin­cent Fleury explo­ra suc­ces­sive­ment des voies imag­i­na­tives et inédites de lutte con­tre le can­cer dont elle était atteinte. Sa dis­pari­tion est une perte pour les let­tres français­es. Coréenne d’origine, adop­tée par une famille belge, elle vint en France y pour­suiv­re ses études. Elle écriv­it des essais sur Blan­chot et Cio­ran. Éditrice, elle se fit ensuite roman­cière : 1993 fut son réc­it de deux des­tins broyés, d’une cais­sière de super­marché et de Pierre Béré­gov­oy ; Ams­ter­dam, sur la musique et la perte. Son dernier roman, Joseph, date de 2012.

Vin­cent Fleury nous présente une his­toire de vie som­bre, qu’un éclair illumina !

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