Image fractale, par Benoît Mandelbrot

L’irruption des fractales et l’œuvre transdisciplinaire de Benoît MANDELBROT (44)

Dossier : ExpressionsMagazine N°610 Décembre 2005Par Gilbert BELAUBRE (X51)

BENOÎT MAN­DEL­BROTt est né géomètre, en 1924, dans une famille polon­aise où les sci­ences exactes étaient à l’hon­neur. Son père, com­merçant, aurait rêvé d’être ingénieur ; son oncle était math­é­mati­cien. Dans le trou­ble et les dan­gers crois­sants, dans cette péri­ode qui précède la Deux­ième Guerre mon­di­ale, la famille de Benoît Man­del­brot rejoint en France l’on­cle Szolem qui s’y était établi à 20 ans, en 1919. Szolem Man­del­bro­jt avait quit­té la Pologne parce qu’il répug­nait à se soumet­tre à l’e­sprit et à l’au­torité de Sier­pin­s­ki, maître absolu des math­é­ma­tiques en Pologne. Il eut la chance d’être très rapi­de­ment recon­nu par la com­mu­nauté des math­é­mati­ciens français, au point qu’à 38 ans, en 1937, il est élu au Col­lège de France. Il fait par­tie, à ses débuts, du groupe Bour­ba­ki, dont il écriv­it l’un des pre­miers ouvrages, con­sacré à la topolo­gie. Mais il se désol­i­darisa assez rapi­de­ment de ce groupe. Selon Jean-Pierre Kahane, qui fut son élève, c’é­tait à tous égards un math­é­mati­cien pur, mais assez éloigné des thès­es bourbakistes. 

Instal­lée en France un peu avant le déchaîne­ment de la guerre, la famille de Benoît doit se pro­téger des per­sé­cu­tions, puis de la dépor­ta­tion. Elle s’in­stalle à Tulle, où Benoît fait ses études sec­ondaires. En jan­vi­er 1944, il faut pré­par­er les con­cours des grandes écoles. Il débar­que en classe de math­é­ma­tiques spé­ciales au lycée du Parc à Lyon. C’est encore l’oc­cu­pa­tion. Il n’a que quelques mois pour pré­par­er les con­cours. Il se met très rapi­de­ment à niveau grâce à une intu­ition excep­tion­nelle et sa capac­ité à ramen­er presque tous les prob­lèmes à une approche géométrique. Ce qui con­duit son pro­fesseur médusé à lui promet­tre soit le meilleur, soit le pire. Il s’en tire par le meilleur. 

L’on­cle Szolem souhaite le voir à l’É­cole nor­male supérieure, son père serait heureux qu’il entre à l’É­cole poly­tech­nique. À la grande sat­is­fac­tion de son oncle, il entre à l’É­cole nor­male supérieure. Il tâte l’at­mo­sphère, y sent la pesan­teur de la Math­é­ma­tique très abstraite. Si bien que, le lende­main, il quitte Nor­male pour Poly­tech­nique. Et c’est ain­si que com­mence la car­rière sci­en­tifique de Benoît Mandelbrot. 


© LE DÉBAT-ÉDITIONS GALLIMARD

Par­mi ses maîtres, Paul Lévy et Gas­ton Julia suiv­ent des voies per­son­nelles. Paul Lévy est un prob­a­biliste qui sur­v­ole avec brio l’Analyse et qui a l’art du rac­cour­ci, aidé par l’in­tu­ition. Sa phrase ” on voit facile­ment que… “, qui exige en général plusieurs pages de cal­culs pour être établie, lui valait, dans ma pro­mo­tion, le surnom un peu irrévéren­cieux de ” Lévy­dence “. Quant à Julia, grand mutilé de la Pre­mière Guerre mon­di­ale, il était borgne mais de son œil unique avait une vision géométrique suraiguë, et créait sans cesse de nou­veaux théorèmes qu’il dédi­ait avec chaleur aux pro­mo­tions qu’il enseignait. Lévy comme Julia sont des précurseurs des frac­tales. C’est Man­del­brot qui a créé le corps de la théorie, mais pour ses deux maîtres comme pour d’autres grands anciens tels Poin­caré, Haus­dorff, Richard­son, Bache­li­er, ce sont les travaux de Man­del­brot qui don­nent à leurs recherch­es une portée nou­velle, et Man­del­brot n’a jamais fail­li à les associ­er aux résul­tats qui ont fait son renom universel. 

Dès la fin de ses études, Benoît Man­del­brot fut très vite absorbé par des recherch­es d’ori­en­ta­tions très var­iées : en lin­guis­tique, en économie, en finance où il a été un pio­nnier, mais aus­si en math­é­ma­tiques et dans des phénomènes physiques tels que la trans­mis­sion des sig­naux, l’hy­drolo­gie et la tur­bu­lence. Par­al­lèle­ment, le maître Paul Lévy favori­sait le démar­rage d’une car­rière uni­ver­si­taire en l’inci­tant à pren­dre une chaire de math­é­ma­tiques à Poly­tech­nique, qu’il a pour­suiv­ie toute sa vie : à 80 ans, le pro­fesseur Man­del­brot donne tou­jours son cours de math­é­ma­tiques dans la pres­tigieuse Uni­ver­sité de Yale (Con­necti­cut, USA). Et c’est cer­taine­ment sa plus grande grat­i­fi­ca­tion que de con­stater l’en­goue­ment des jeunes pour cette math­é­ma­tique si vivante, si ouverte, si belle. 

L’origine des fractales, la pensée de Mandelbrot

Les précurseurs

Pour abor­der l’in­ven­tion et le développe­ment des géométri­sa­tions frac­tales, je dois préal­able­ment sig­naler en quelques mots le tra­vail des précurseurs. Ceux-ci ne dis­po­saient pas de la puis­sance des ordi­na­teurs, que Man­del­brot a su met­tre en œuvre, à tel point qu’on le compte par­mi les pio­nniers de l’in­fo­gra­phie. Mais ces précurseurs n’avaient peut-être pas tous, non plus, la vision magis­trale de Benoît Mandelbrot. 

Image fractale, par Benoît Mandelbrot
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Le grand Poin­caré, pour par­ler comme Man­del­brot, avait établi des con­jec­tures sur les ques­tions que dévelop­pent aujour­d’hui toutes les réflex­ions sur la com­pli­ca­tion inex­tri­ca­ble de la nature, et qui s’énon­cent prin­ci­pale­ment : frac­tales, chaos, crit­i­cal­ité. Poin­caré avait ouvert la voie à une vision de la dynamique des sys­tèmes com­mandée par l’itéra­tion, pas à pas, ” au jour le jour “. Cette con­cep­tion peut offrir des développe­ments très inat­ten­dus, divergeant com­plète­ment des idées sta­bles parce que stricte­ment linéaires qui fondent la mécanique clas­sique de Galilée, New­ton et Laplace. 

Beau­coup de savants, dès la fin du xixe siè­cle, ont obtenu des résul­tats que l’on con­sid­ère aujour­d’hui comme des élé­ments précurseurs dans les géométri­sa­tions frac­tales. Les deux notions fon­da­men­tales de dimen­sion non entière et d’au­tosim­i­lar­ité sont nées au début du xxe siè­cle. Haus­dorff, Minkows­ki ; Bouli­gand et Besi­cov­itch ont attaché leurs noms aux pre­mières, tan­dis que la notion de symétrie d’au­to-sim­i­lar­ité est d’abord apparue comme un jeu géométrique d’itéra­tions, une con­struc­tion ad hoc, et aus­si comme une pro­priété inhérente à cer­taines con­struc­tions math­é­ma­tiques, mais elle n’a été instau­rée que soix­ante ans plus tard par Benoît Man­del­brot, comme l’une des symétries qui fondent le regard humain sur la nature. 

Voyons main­tenant pourquoi la puis­sance des ordi­na­teurs était indis­pens­able pour fonder et dévelop­per la pen­sée math­é­ma­tique de Man­del­brot, et quels sont les aspects majeurs de cette pensée. 

Les mathématiques comme expérience

Si les géométries frac­tales se sont imposées dans le troisième tiers du xxe siè­cle, c’est bien grâce aux obser­va­tions scrupuleuses et ques­tion­nantes, et aux syn­thès­es issues de leur mat­u­ra­tion dont Benoît Man­del­brot est le prin­ci­pal acteur, mais c’est aus­si parce que les ordi­na­teurs sont devenus assez puis­sants pour apporter à l’ob­ser­va­teur des moyens jusqu’alors incon­cev­ables. Toute­fois ces moyens auraient été peu effi­cients si l’e­sprit de Benoît Man­del­brot n’avait pas été poussé par une con­cep­tion de l’outil math­é­ma­tique qu’il util­i­sait comme ” out­il d’ex­péri­men­ta­tion “. Man­del­brot fait renaître une tra­di­tion per­due, celle d’une créa­tion expéri­men­tale des math­é­ma­tiques qui s’ap­puie à la fois sur l’ob­ser­va­tion et sur l’in­tu­ition. Il suit cette voie en pio­nnier, en avançant sans relâche, lais­sant sur son pas­sage des théories bien établies, mais aus­si des ” con­jec­tures ” que de grands math­é­mati­ciens (et sou­vent des dis­ci­ples, qui sont de plus en plus nom­breux) ont eu à cœur de valid­er, l’une après l’autre. 

Le non-linéaire et le discontinu dans la description de la nature

Un deux­ième aspect fon­da­men­tal des choix math­é­ma­tiques de Man­del­brot a pour base sa con­vic­tion que les mod­èles util­isant des fonc­tions con­tin­ues et dériv­ables, et les mod­èles linéaires, sont peu adap­tés à décrire les phénomènes naturels dès qu’on pré­tend les abor­der dans leur com­plex­ité. Jean Per­rin, en 1913, avait lancé cet aver­tisse­ment dans la pré­face de son ouvrage Les Atom­es, mais il n’avait pas été enten­du. Man­del­brot décou­vre ce texte en 1974, au moment où, dans ce même esprit, il développe les pre­miers élé­ments des géométries frac­tales, et qu’il lance des inves­ti­ga­tions dans toutes sortes de domaines de la sci­ence, le plus sou­vent des domaines dont l’ir­régu­lar­ité et la com­plex­ité avaient rebuté les physi­ciens, sans par­ler des biol­o­gistes ou des chercheurs dans les sci­ences humaines. Poin­caré avait con­jec­turé l’in­térêt des itéra­tions de fonc­tions pour décrire des sys­tèmes dynamiques, l’itéra­tion représen­tant la séquence tem­porelle des états du sys­tème. Les décou­vertes de Man­del­brot, en don­nant une impul­sion for­mi­da­ble à l’é­tude des sys­tèmes dynamiques par itéra­tion de fonc­tions, en par­ti­c­uli­er de fonc­tions qua­dra­tiques, ont en même temps apporté des images fasci­nantes qui ont large­ment con­tribué à la répu­ta­tion de ces travaux. 

La science comme approximation de la description de la nature

Les travaux de Man­del­brot appel­lent une troisième réflexion. 

Image fractale, par Benoît Mandelbrot
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Les mod­èles math­é­ma­tiques sont des out­ils. Leur cohérence intel­lectuelle est par­faite. En revanche, la nature est rebelle à se laiss­er enfer­mer dans un mod­èle, si sub­til soit-il. Un exem­ple par­lant est celui de l’in­vari­ance d’échelle, dite aus­si auto-sim­i­lar­ité, qui nous dit que, à cer­taines échelles de représen­ta­tion, la par­tie est struc­turée comme le tout. Les mod­èles math­é­ma­tiques d’au­tosim­i­lar­ité s’é­ten­dent à l’in­fi­ni. Ce n’est pas le cas dans l’au­tosim­i­lar­ité des objets matériels ni des phénomènes naturels. Les géométri­sa­tions frac­tales per­me­t­tent de les décrire avec économie et avec suc­cès, par­fois sur plusieurs échelles d’ho­moth­étie ou d’affinité suc­ces­sives, mais évidem­ment pas à l’in­fi­ni. Elles don­nent donc des mod­èles approchés, mais ces mod­èles s’ap­pliquent avec suc­cès dans un vaste champ de con­nais­sances. Et c’est peut-être dans cette visée que ces travaux trou­vent leurs suc­cès les plus spectaculaires. 

Car depuis trente ans, les divers développe­ments dans les domaines com­plex­es, tels que les phénomènes cri­tiques et les états dits chao­tiques ont été analysés selon des mod­èles non-linéaires qui ont tou­jours révélé des pro­priétés frac­tales, val­i­dant ain­si, encore, des con­jec­tures de Mandelbrot. 

C’est ce mode infati­ga­ble d’ir­rup­tion dans toutes sortes de dis­ci­plines et de prob­lèmes qui car­ac­térise cet esprit aven­tureux et explique ses réus­sites ful­gu­rantes. Si je peux oser une image, Benoît Man­del­brot avance sans relâche, dans une per­cée linéaire. Ceux qui le suiv­ent et assurent la con­quête du ter­rain avan­cent sans doute en ordre fractal. 

Le point sur les développements des géométrisations fractales

Si l’on par­court la chronolo­gie des recherch­es de Man­del­brot en notant au pas­sage ses prin­ci­paux ouvrages, on en voit d’emblée la diver­sité et on ouvre ain­si la voie à ” l’u­ni­ver­sal­ité du troisième type “, selon l’ex­pres­sion de Bernard Sapoval. 

Premières recherches sur des phénomènes et des structures stochastiques

Pour com­mencer, Benoît Man­del­brot con­duit des recherch­es sta­tis­tiques dans des domaines très var­iés : la struc­ture du lan­gage, les tax­onomies, la dis­tri­b­u­tion des revenus, les vari­a­tions spécu­la­tives des prix. Ses recherch­es dans le domaine de l’é­conomie s’ap­puient sur des travaux de Pare­to et de Paul Lévy. Man­del­brot les pour­suit tout au long de sa vie en les enrichissant des nou­veaux acquis des géométries frac­tales. Dans deux ouvrages parus en 1997 aux États-Unis et en France, Frac­tals and Scal­ing in Finance : Dis­con­ti­nu­ity, Con­cen­tra­tion, Risk (Springer, New York), Frac­tales, hasard et finance (Flam­mar­i­on, Paris), Benoît Man­del­brot fait le point sur ces travaux. 

Son dernier ouvrage, paru tout récem­ment, The (Mis) Behav­iour of Mar­kets (Basic Books, New York et Pro­file Books, Lon­don), et dont la tra­duc­tion française, par Mar­cel Filoche (82) est en cours chez Odile Jacob, lui a valu, le 5 octo­bre 2004, à Franc­fort, le ” Wirtschafts­buch­preis “, prix annuel du livre d’é­conomie attribué par le Finan­cial Times (Ham­bourg).

Irruption des fractales en physique dans la dynamique des systèmes

En physique, les pre­miers travaux de Man­del­brot con­cer­nent les erreurs de trans­mis­sion de sig­naux. Il s’agis­sait de ques­tions tech­niques jusque-là restées obscures, et que la firme I.B.M. cher­chait à élu­cider. La décou­verte d’er­reurs en rafales sera un pas de plus vers les frac­tales. À par­tir de 1964 parais­sent des pub­li­ca­tions rel­a­tives à des phénomènes physiques présen­tant les car­ac­téris­tiques pro­pres aux frac­tales. Ces travaux sont repris et présen­tés en 1975 dans le pre­mier ouvrage fon­da­men­tal : Les objets frac­tals. Forme, hasard et dimen­sion (Flam­mar­i­on, Paris), qui rassem­ble et uni­fie les divers­es recherch­es et les prin­ci­paux résul­tats con­cer­nant les trans­mis­sions de sig­naux, la tur­bu­lence, la struc­ture des savons, le relief ter­restre, les cratères de la Lune, la dis­tri­b­u­tion des galax­ies. Cet ouvrage donne les développe­ments math­é­ma­tiques qui con­duisent aux déf­i­ni­tions des dimen­sions frac­tales, et il ouvre déjà la voie à la notion de multifractales. 

De 1975 à 1984, Man­del­brot apporte des con­tri­bu­tions majeures à la dynamique des flu­ides avec les tur­bu­lences frac­tales, leurs attracteurs et la dis­per­sion. Par­al­lèle­ment arrivent des études sur la struc­ture des sur­faces métalliques, celles des bornes cat­aly­tiques, des poudres, des agrégats. 

Les pre­mières trou­vent de nom­breux développe­ments en hydrolo­gie, en météorolo­gie, en acous­tique, et dans les proces­sus biologiques de dif­fu­sion tels que la res­pi­ra­tion et le métab­o­lisme. Les deux­ièmes ali­mentent des recherch­es sur la cor­ro­sion, la soudure, les états de sur­face, les con­tacts élec­triques, les tech­nolo­gies chimiques. 

Les représen­ta­tions frac­tales ont fécondé, à par­tir des études sur la dif­fu­sion, celles sur la per­co­la­tion et sur l’a­gré­ga­tion. Les sit­u­a­tions cri­tiques sont au cœur de ces recherch­es qui débouchent sur tous les prob­lèmes liés aux prop­a­ga­tions, épidémies, inva­sions, déflagrations. 

À par­tir de 1980, le domaine des frac­tales va s’en­richir forte­ment, avec le développe­ment de notions déjà présentes (travaux de Can­tor et Lévy) mais pra­tique­ment incon­nues, comme les mesures frac­tales bino­mi­ales et multi­n­o­mi­ales, et aus­si les développe­ments aléa­toires à par­tir de la loi binomiale. 

Les multifractales pour entrer dans la profondeur de la complexité

Image fractale, par Benoît Mandelbrot
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Sous le nom de mul­ti­frac­tales, des recherch­es très appro­fondies ont ouvert la voie à une inves­ti­ga­tion en pro­fondeur des objets math­é­ma­tiques et des phénomènes physiques, et elles ont don­né des mesures et des représen­ta­tions ciné­ma­tiques et dynamiques de sys­tèmes aux­quels les notions de base de dimen­sion frac­tale et d’au­to-sim­i­lar­ité ne don­naient qu’une représen­ta­tion globale. 

Cette intru­sion dans la dynamique des sys­tèmes ouvre d’im­menses per­spec­tives, car elle tend à uni­fi­er les théories élaborées au cours des dernières décen­nies. Tous les efforts entre­pris sous les dénom­i­na­tions de ” théorie du chaos “, de ” sys­tèmes non-linéaires “, de ” crit­i­cal­ité ” vont être pro­gres­sive­ment asso­ciés aux notions frac­tales. Des assis­es for­mant un bloc théorique unifié pour­raient ain­si ouvrir la voie à la représen­ta­tion de phénomènes si com­pliqués que les physi­ciens ne savaient par quel bout les pren­dre et finale­ment s’en détour­naient. Les proces­sus biologiques com­men­cent ain­si à être explorés. Les con­grès quadri­an­nuels que le pro­fesseur Gabriele Losa organ­ise depuis 1992 à Locarno sont de plus en plus nour­ris. Le fonc­tion­nement neur­al et cog­ni­tif devient un thème majeur, tan­dis que l’anatomie s’en­ri­chit de descrip­tions qui révè­lent l’op­ti­mi­sa­tion sélec­tive, — je veux dire dar­wini­enne -, des proces­sus, selon des modes frac­tals. C’est donc — on peut le con­jec­tur­er — dans ces domaines que les per­spec­tives de mod­éli­sa­tions frac­tales trou­veront leurs prochains grands succès. 

Je ter­mine cette revue des innom­brables décou­vertes liées aux frac­tales en sig­nalant l’a­vant-dernier ouvrage majeur de Benoît Man­del­brot : Frac­tals and Chaos (Springer, New York, mars 2004), qui est une somme, sans doute pro­vi­soire, mais déjà mon­u­men­tale, d’une des prin­ci­pales con­quêtes math­é­ma­tiques de son auteur. Ce qui est très intéres­sant dans cet ouvrage, c’est la manière dont Benoît Man­del­brot exprime sa recon­nais­sance à tous ceux qui l’ont précédé, à tous ceux qui l’ont accom­pa­g­né et suivi, mais aus­si à tous ceux qui l’ont contré. 

Car sans l’hos­til­ité de cer­tains élé­ments du groupe Bour­ba­ki, Man­del­brot n’au­rait peut-être pas avancé aus­si rad­i­cale­ment dans ce qu’il appelle ” la jun­gle de l’analyse math­é­ma­tique ” et les argu­ments de ses opposants lui ont servi de point d’ap­pui pour ses pro­pres arguments. 

La beauté fractale de la nature

Benoît Man­del­brot est né géomètre et toute sa vie, il a vécu la géométrie comme une math­é­ma­tique mais aus­si comme une esthé­tique, et c’est par la géométrie qu’il ressent la beauté de la nature. Il l’a mag­nifique­ment écrit dans son ouvrage : The frac­tal Geom­e­try of Nature (Free­man, New York, 1982), et aus­si dans un impor­tant arti­cle paru dans Le Débat en 1983 : ” Les frac­tales, les mon­stres et la beauté “. C’est aus­si par la géométrie, et sou­vent par des aspects frac­tals d’au­tosim­i­lar­ité ou d’au­toaffinité que l’art visuel nous touche. C’est un con­stat qui con­cerne presque tous les grands dessi­na­teurs et pein­tres, chez qui les struc­tures de détail cor­re­spon­dent aux formes d’ensem­ble comme si, avec une autre ampli­tude et une autre vitesse, la main, ou le corps de l’artiste, fai­sait les mêmes gestes. Man­del­brot a célébré la pein­ture de Hoku­sai. Les artistes de l’époque du grand pein­tre et dessi­na­teur japon­ais offrent sou­vent des raf­fine­ments ana­logues, mais ils sont surtout présents dans leurs esquiss­es et leurs pochades, car les con­ven­tions pic­turales du passé gom­maient l’im­pul­sion pic­turale. Les Car­nets de Dessin (Hen­ri Scre­pel, Paris) sem­blent avoir été édités dans l’in­ten­tion de mon­tr­er ce car­ac­tère des expres­sions spontanées. 

Aujour­d’hui, des artistes, con­scients de ces mécan­ismes esthé­tiques, con­stru­isent des œuvres fractales. 

Apologie de Benoît Mandelbrot

Man­del­brot a ouvert une nou­velle vision du monde. La com­pli­ca­tion inex­tri­ca­ble, celle de la vie, mais aus­si celle de tout phénomène matériel met­tant en jeu un très grand nom­bre d’u­nités, est mod­élisée et cette mod­éli­sa­tion s’ap­plique à l’ensem­ble, et elle descend à l’in­térieur de l’ensem­ble, elle renonce à con­stru­ire l’ensem­ble à par­tir du détail, des unités qui le com­posent. En out­re, beau­coup de ces mod­èles sont fondés sur des itéra­tions. Cette procé­dure est fon­da­men­tale­ment dis­con­tin­ue. Elle cor­re­spond à une vision ” dans l’in­stant “, et procède pas à pas. Et pour­tant le résul­tat glob­al révèle des régu­lar­ités sai­sis­santes. C’est la puis­sance des ordi­na­teurs qui nous per­met de visu­alis­er ces résul­tats. Mais les ordi­na­teurs ne fonc­tion­nent pas au hasard, et ce n’est pas par hasard ni comme diver­tisse­ment que sont apparus les développe­ments math­é­ma­tiques qui accom­pa­g­nent les recherch­es et les décou­vertes dans tous ces nou­veaux domaines de la connaissance. 

La vision de Man­del­brot est celle d’un vision­naire, mais c’est d’abord, comme il l’a admirable­ment dit, celle d’un homme qui regarde, qui scrute inlassablement. 

Mur­ray Gell Mann, qui fait l’éloge de son œuvre, rap­pelle que ” Man­del­brot a un pen­chant pour faire pass­er les con­séquences avant les caus­es ” (M. Gell Mann, Le quark et le jaguar). Cette phrase a une portée philosophique : les con­séquences sont des faits, tan­dis que les caus­es relèvent du tra­vail de notre esprit qui remonte dans la durée de notre mémoire. 

Nous sommes con­viés à une lec­ture atten­tive du monde, dans l’in­stant, en procé­dant pas à pas, au jour le jour, selon l’ex­pres­sion de Poincaré. 

Cette vision est celle d’un univers ouvert. Elle a enchan­té Michel Ser­res, qui nous y invite en ces ter­mes : ” Lais­sons-nous con­duire par Benoît Man­del­brot. Le monde ter­raqué nous revient, grâce à lui, par immenses morceaux, le vent, l’océan, le rivage. Ce sera bien­tôt la fête du monde ou le retour de l’ou­blié. ” (Michel Ser­res, Le pas­sage du Nord-Ouest). C’est la fête de l’e­sprit humain. 

Benoît Man­del­brot a con­stru­it les frac­tales en prospec­tant de nou­veaux champs de recherche dans les math­é­ma­tiques. Si son œuvre pénètre dans toutes sortes d’ap­pli­ca­tions, elle reste d’abord l’œu­vre d’un des math­é­mati­ciens les plus émi­nents de notre temps. 

Le con­grès que l’A.E.I.S. a organ­isé en l’hon­neur de Benoît Man­del­brot pour son 80e anniver­saire a été clô­turé par Jean-Pierre Kahane, mem­bre de l’A­cadémie des sci­ences. Le pro­fesseur Jean-Pierre Kahane a pris part à cette aven­ture et l’a soutenue. Il a présen­té l’œu­vre math­é­ma­tique de Benoît Man­del­brot comme épi­logue de ce congrès. 

Je remer­cie Benoît Man­del­brot et Jean-Pierre Kahane pour la lec­ture qu’ils ont faite de ce texte et les com­plé­ments d’in­for­ma­tion qu’ils m’ont apportés. 

ACTES DU CONGRÈS FRACTALES EN PROGRÈS

L’A­cadémie européenne inter­dis­ci­plinaire des Sci­ences (A.E.I.S.) va éditer un ouvrage de syn­thèse sur les frac­tales qui regroupera les Actes du con­grès Frac­tales en pro­grès et des inédits de Benoît Man­del­brot. Cet ouvrage de référence com­portera 22 arti­cles cou­vrant l’ensem­ble du champ sci­en­tifique macroscopique.
Nous pro­posons aux cama­rades l’ac­qui­si­tion de cet ouvrage à prix coû­tant, soit 18 euros, port compris.
Règle­ment par chèque à l’or­dre de l’A.E.I.S. adressé à Irène Herpe-Litwin, secré­taire générale de l’A.E.I.S. à son adresse per­son­nelle : Irène HERPE-LITWIN, 39, rue Michel-Ange, 75016 Paris. Le chèque ne sera encais­sé qu’après l’envoi. 


NB : le dernier ouvrage de Benoît Man­del­brot, (Dis)fonctionnement des marchés financiers, écrit en anglais sous le titre The (Mis) Behav­iour of Mar­kets vient de paraître chez Odile Jacob en tra­duc­tion française due à Mar­cel Filoche (82) sous le titre Approche frac­tale des marchés, ris­quer, per­dre et gag­n­er.

Pour avoir une vision glob­ale de la créa­tion de Benoît Man­del­brot, la meilleure référence est son site :http://www.math.yale.edu/mandelbrot

Les qua­tre images de frac­tales illus­traient le n° 24 de la revue Le Débat, Édi­tions Gal­li­mard, 1984.

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