Habituer notre cerveau à la sobriété

Vers la sobriété des comportements : notre cerveau peut le faire !

Dossier : Environnement & sociétéMagazine N°787 Septembre 2023
Par Sébastien BOHLER (X92)

Nous sommes con­scients que nous devons vir­er vers la sobriété si nous voulons sur­vivre au change­ment cli­ma­tique, mais notre cerveau a été con­di­tion­né à con­som­mer tou­jours plus. Heureuse­ment le mécan­isme de con­trôle de cette ten­dance existe dans ce même cerveau. Il faut l’activer par divers moyens afin d’obtenir le résul­tat que nous cher­chons col­lec­tive­ment et espérons individuellement.

Le mot sobriété est à la mode. Mais cette mode-là va dur­er. Elle devient un prob­lème cen­tral de nos sociétés, peut-être le plus impor­tant de tous. Nous con­som­mons trop. Nous pro­duisons trop. Les objec­tifs de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre sont loin d’être tenus et les tra­jec­toires de réchauf­fe­ment cli­ma­tique sont probable­ment passées de manière inéluctable au-dessus des objec­tifs fixés par l’Accord de Paris.

Vivre différemment

Le résul­tat sera une tem­péra­ture moyenne prob­a­ble­ment de 3 ou 4 degrés supérieure à celle de l’ère préin­dus­trielle au tour­nant du siè­cle, avec des max­i­ma bien plus impor­tants. La sécher­esse que nous avons con­nue en 2022 n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend en 2050, puis au tour­nant du siè­cle, et le dernier rap­port du GIEC indique que les années les plus chaudes aujourd’hui seront les plus fraîch­es pour nos enfants.

Être sobre aujourd’hui, pour­tant, n’est pas un luxe. Si les inno­va­tions tech­nologiques comme la recap­ture du CO2 pro­duit par l’industrie, voire du CO2 présent dans l’atmosphère, seront indis­pens­ables pour main­tenir l’humanité à flots, elles ne sont pas matures aujourd’hui et ne nous seront d’aucune util­ité si nous n’apprenons pas à vivre dif­férem­ment. Il nous faut impé­rativement pass­er d’une logique d’ac­croissement per­ma­nent de nos désirs à une logique de maîtrise et de déf­i­ni­tion de nos besoins collectifs.


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Croissance et sobriété dans le cerveau humain

Notre cerveau con­tient en lui à la fois un moteur de crois­sance et un moteur de sobriété. Le principe de crois­sance est impul­sé par un ensem­ble de struc­tures nerveuses situées dans les pro­fondeurs du cerveau, for­mant le sys­tème de récom­pense. Au cen­tre de ce sys­tème se trou­ve le « stria­tum ». Ce cir­cuit nous incite à réalis­er des com­porte­ments qui ont été béné­fiques à notre survie à l’époque paléolithique : manger, se repro­duire, acquérir du statut social dans un groupe, min­imiser ses efforts et chercher de l’information dans son environnement.

“Notre cerveau contient en lui à la fois un moteur de croissance et un moteur de sobriété.”

Le stria­tum nous incite à réalis­er ces com­porte­ments en nous récom­pen­sant avec du plaisir sous forme d’une molécule : la dopamine. Un sys­tème très effi­cace et béné­fique à notre espèce donc, mais inca­pable de s’autolimiter, car un tel com­porte­ment aurait été contre­productif dans un milieu naturel car­ac­térisé par la rareté des ressources, comme ce fut le cas durant 99 % de notre exis­tence sur Terre.

Le prob­lème est qu’au cours des derniers siè­cles le pro­grès tech­nique a large­ment servi à ali­menter ces désirs ances­traux sans lim­ites fixées a pri­ori. Résul­tat : dans un monde doté d’une agri­cul­ture indus­trielle, d’internet et de réseaux soci­aux, nous man­geons trop et devenons obès­es, con­som­mons sans lim­ites des objets véhic­u­lant notre statut social (auto­mo­biles, télé­phones, habits de mar­que), con­som­mons plus de cent mil­liards de vidéos pornographiques par an et faisons un usage crois­sant de toute tech­nolo­gie nous per­me­t­tant de min­imiser nos efforts (assis­tants vocaux, trot­tinettes élec­triques, avions), sans compter que nous devenons « addicts » à l’information dev­enue omni­présente sur nos écrans.

Contrôler le striatum

Met­tre en route la sobriété dans nos com­porte­ments sup­pose d’identifier ce mécan­isme et d’y oppos­er une autre ressource présente dans notre cerveau : le cor­tex préfrontal. Cette par­tie antérieure de notre cerveau, qui a con­nu un dévelop­pement spec­tac­u­laire au cours des dernières étapes de l’évolution d’Homo sapi­ens, est con­nec­tée au stria­tum par le biais de con­nex­ions neu­ronales, les neu­rones cor­ti­cos­tri­ataux, qui lui per­me­t­tent de con­trôler ce dernier. C’est ain­si, par exem­ple, qu’un étu­di­ant en médecine résiste à l’envie de jouer à la Playsta­tion ou de sor­tir avec ses amis pour pré­par­er ses par­tiels, car il visu­alise un objec­tif élevé dans le futur, qui lui per­met de faire des sac­ri­fices dans le présent. 

C’est tou­jours grâce à ces mêmes neu­rones cor­ti­cos­tri­ataux qu’un ath­lète peut s’astreindre à une hygiène de vie austère et à une stricte dis­ci­pline ali­men­taire, à des horaires de couch­er fix­es et à des entraîne­ments épuisants, pour décrocher la médaille d’or des Jeux olympiques dans qua­tre ans ; ou que des par­ents peu for­tunés économisent pen­dant des mois pour offrir un beau cadeau à leur enfant. Le cor­tex préfrontal réduit au silence son stria­tum. La sobriété, c’est se lim­iter main­tenant pour préserv­er l’avenir.

Comment le cerveau pense la limite

Notre cor­tex préfrontal tire sa force du fait qu’il est capa­ble de se représen­ter un objec­tif désir­able dans le futur. C’est le grand avan­tage dont dis­posent les humains sur d’autres ani­maux. Mais cela entraîne une con­séquence : vivre plus sobre­ment aujourd’hui n’est pos­si­ble que si l’on peut garan­tir à chaque indi­vidu que chaque effort qu’il con­sent main­tenant lui apportera un béné­fice plus tard.

Or c’est là que se pose le prob­lème du piège écologique glob­al dans lequel les humains sont pris : si je renonce à pren­dre l’avion et à manger de la viande, si je rac­cour­cis mes douch­es et arrête de surfer inutile­ment sur inter­net, qui me dit que j’en retir­erai un avan­tage dans dix ou vingt ans ? Il faudrait pour cela que je sois assuré que les huit mil­liards d’autres êtres humains de la planète pro­duiront les mêmes efforts. Or il n’existe actuelle­ment aucun moyen de met­tre en place cette garantie.

Heureuse­ment, il existe deux solu­tions à ce dilemme. D’un côté, faire en sorte que l’effort soit porté par tous, à dif­férents éch­e­lons : celui de l’entreprise, des États et des coali­tions d’États – typ­ique­ment, au niveau européen. Une des clés con­siste à sor­tir les indi­vidus vertueux de leur isole­ment qui peut les décourager, d’une part en inver­sant les critères de la réus­site sociale (en « star­i­fi­ant » les vertueux – et non ceux qui stim­u­lent les stria­tums à coup de Fer­rari et de jets privés), d’autre part en met­tant en place des dis­posi­tifs de trans­parence de la vie économique et poli­tique qui per­me­t­tent à cha­cun de con­stater que l’effort est partagé.

En ce sens, réduire l’opacité, les écarts de salaire, lut­ter con­tre l’évasion fis­cale, le lob­by­ing et les passe-droits est une con­di­tion indis­pens­able pour que le cor­tex préfrontal fonctionne.

L’accélérateur ou le frein ? 

Une stratégie par­al­lèle con­siste à recon­necter enfin l’effort de l’individu aujourd’hui avec l’avantage qu’il peut escompter en retir­er per­son­nelle­ment dans l’avenir. Une solu­tion intéres­sante serait un compte épargne-cli­mat par lequel chaque citoyen, en lim­i­tant son impact et sa con­som­ma­tion dès aujourd’hui, inve­sti­rait dans des struc­tures nationales de pro­tec­tion con­tre les con­séquences futures du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, qui lui seraient garanties plus tard à titre indi­vidu­el, en fonc­tion de l’importance de son sac­ri­fice aujourd’hui.

Le frein existe, il est juste un peu rouillé.

Au bout du compte, tout se passe comme si chaque être humain était équipé d’un cerveau qui ren­ferme à la fois un accéléra­teur (son stria­tum) et un frein (son cor­tex préfrontal). Nous vivons les dernières heures d’une péri­ode d’abondance pen­dant laque­lle nous avons appuyé à fond sur l’accélérateur. Nous avons pris de plus en plus de vitesse et voilà que soudain se dresse devant nous un mur. La muraille infran­chiss­able de la lim­ite des ressources et des tem­péra­tures atmo­sphériques com­pat­i­bles avec la vie. Il est temps de frein­er. La bonne nou­velle est que le frein existe, en cha­cun de nous. Il est juste un peu rouil­lé ; à nous de le remet­tre en service !

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