Une thèse d’histoire à l’Université Denis Diderot sur les élèves étrangers de l’X aux XIXe et XXe siècles

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°537 Septembre 1998Rédacteur : Maurice BERNARD (48)

Avec l’âge il arrive par­fois que l’on éprouve le grand bon­heur de voir un de ses rêves deve­nir réa­li­té. C’est ce que j’ai res­sen­ti le 15 décembre der­nier lorsque Anou­sheh Kar­var a sou­te­nu une thèse de “ doc­to­rat d’épistémologie, d’histoire des sciences et des tech­niques ” de l’Université de Paris VII – Denis Dide­rot, sur le sujet :La for­ma­tion des élites scien­ti­fiques et tech­niques étran­gères à l’École poly­tech­nique fran­çaise aux XIXe et XXe siècles.

Au milieu des années 80, alors que j’exerçais à l’École poly­tech­nique les fonc­tions de Direc­teur de l’enseignement et de la recherche, l’ouverture inter­na­tio­nale de l’École était déjà à l’ordre du jour : elle consti­tuait une orien­ta­tion nou­velle, essen­tielle pour l’avenir. J’avais consta­té, avec l’aide de Fran­cine Mas­son, direc­trice de la Biblio­thèque de Palai­seau, que l’École connais­sait très mal ses élèves étran­gers, alors même que les archives conte­naient sur eux quan­ti­té d’informations.

Nous nous sommes rapi­de­ment convain­cus qu’il fal­lait prendre langue avec les his­to­riens spé­cia­li­sés et leur pro­po­ser les élèves étran­gers de l’X comme thème de recherche. Domi­nique Pestre, excellent his­to­rien fran­çais de sa géné­ra­tion en his­toire des sciences, a approu­vé notre idée et a pro­po­sé ce sujet à l’une de ses meilleures étu­diantes de DEA, Anou­sheh Kar­var, d’origine iranienne.

Ce tra­vail s’est dérou­lé sur une dizaine d’années, durée nota­ble­ment supé­rieure à la norme habi­tuelle pour une thèse, mais qui s’explique lorsque l’on sait qu’Anousheh a dû rapi­de­ment gagner sa vie, a fon­dé une famille (avec deux gar­çons à la clé) et pas­sé le concours de conser­va­teur des bibliothèques.

En fait son sujet s’est révé­lé d’une telle ampleur, la col­lecte des infor­ma­tions par­fois si lente, que cette durée inha­bi­tuelle est deve­nue un avan­tage, per­met­tant à l’auteur de prendre le recul néces­saire à un tra­vail en profondeur.

Cette thèse m’a impres­sion­né par au moins trois aspects :

1) La maî­trise de notre langue qui dénote à la fois une excel­lente connais­sance de la culture fran­çaise et une pen­sée claire, remar­qua­ble­ment bien struc­tu­rée. On est d’autant plus ten­té de sou­li­gner ces qua­li­tés qu’on voit aujourd’hui tant de jeunes, bar­dés de diplômes, dont le fran­çais laisse à désirer.

2) L’ampleur du tra­vail accom­pli, des ques­tions défri­chées, des résul­tats éta­blis : avant cette thèse on ne savait rien sur ce sujet ; il existe main­te­nant une base, une réfé­rence. Les fonds d’archives les plus per­ti­nents ont été exa­mi­nés, on en connaît les conte­nus ; la qua­si-tota­li­té des audi­teurs et des élèves étran­gers, envi­ron un mil­lier sur deux cents ans, ont été iden­ti­fiés ; des per­son­nages impor­tants sont sor­tis de l’ombre dont on voit le rôle qu’ils ont joué en France et dans leur pays.

3) Ces élèves étran­gers de l’École poly­tech­nique, depuis 1794 jusqu’aux années 1980, se regroupent, dans l’espace géo­gra­phique et dans le temps his­to­rique, en familles natu­relles qui per­mettent de sai­sir des régu­la­ri­tés, des inva­riants, mais aus­si mettent en évi­dence des carac­té­ris­tiques contingentes.

Ces ana­lyses sont mises en pers­pec­tive avec les don­nées sociales, éco­no­miques et poli­tiques de la situa­tion inter­na­tio­nale de chaque époque.

Quelques exemples : les Belges et les Pié­mon­tais du début du XIXe siècle sont des Fran­çais d’Empire, les Polo­nais ou les Rou­mains de la deuxième moi­tié du même siècle sont là parce qu’on estime leur pré­sence béné­fique pour la poli­tique étran­gère fran­çaise ; après la Deuxième Guerre mon­diale les jeunes poly­tech­ni­ciens pro­ve­nant de l’Union fran­çaise se trouvent inexo­ra­ble­ment mêlés à l’aventure de la décolonisation.

La démarche de l’auteur vise à éta­blir, chaque fois que cela est pos­sible, une vue syn­thé­tique de ces groupes, non sans tra­cer, à par­tir des per­son­na­li­tés les plus inté­res­santes, et elles sont légion, une véri­table gale­rie de por­traits pleins de vie : on pense à Sten­dhal, à Bal­zac… Lorsque, par­fois, l’étude de cer­tains groupes n’a pas pu être pous­sée assez loin, par manque de temps ou en rai­son d’archives trop loin­taines, le lec­teur, curieux et impa­tient, se demande quand vien­dra la suite du récit.

Le tra­vail d’Anousheh Kar­var est d’un inté­rêt sans égal pour la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne. Tous ceux qui s’intéressent à la vie de l’École et aux efforts qu’elle fait pour s’adapter au monde d’aujourd’hui et plus encore de demain trou­ve­ront dans ce tra­vail des sources de réflexion per­ti­nentes. Il m’est évi­dem­ment impos­sible ici de déve­lop­per, ni même de seule­ment men­tion­ner les nom­breuses inter­ro­ga­tions que sus­cite direc­te­ment ou indi­rec­te­ment ce travail.

Je me bor­ne­rai à sou­li­gner un seul point : ce tra­vail montre à l’évidence que l’École, jusqu’à une époque récente, n’a pas eu de poli­tique inter­na­tio­nale (ce fut aus­si le cas de bien d’autres ins­ti­tu­tions fran­çaises !). Et pour­tant 1 000 élèves étran­gers en deux cents ans, voi­là qui n’est pas négli­geable. En 1794 la Révo­lu­tion, s’inspirant des Lumières, a créé l’École poly­tech­nique, pour satis­faire les seuls besoins de la Nation.

Il s’est trou­vé que durant les pre­mières décen­nies de son exis­tence elle a exer­cé en Europe une grande attrac­tion, un peu comme celle qu’exercent aujourd’hui Har­vard, Cal­tec ou Stan­ford. Mais à des étran­gers venus d’Europe, curieux et deman­deurs, l’École n’accordait que chi­che­ment un sta­tut vague d’auditeurs libres.

Après 1920, le sta­tut d’élève étran­ger ne s’adresse en fait qu’à des élèves appar­te­nant à la nébu­leuse fran­co­phone. Dans un cas comme dans l’autre, on recher­che­rait en vain l’expression d’une poli­tique étran­gère que la Répu­blique aurait for­mu­lée pour la plus pres­ti­gieuse de ses écoles d’ingénieurs !

La thèse d’Anousheh Kar­var se ter­mine sur ce constat. Depuis une dizaine d’années, jus­te­ment, les choses changent.

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