Un record du monde battu en Argonne

Dossier : ExpressionsMagazine N°629 Novembre 2007
Par Jean-Claude GODARD (56)

Tout por­tait à conclure que le record serait bat­tu, oui, bat­tu ! le 3 avril 2007 à 13 heures, vers Sainte-Mene­hould, dans l’Ar­gonne, sous réserve que la météo le permette.

À 9 heures le jour J, nous par­tîmes pour cette aven­ture. Un temps de rêve inon­dait de lumière le par­cours. La nature était d’un vert somp­tueux, émaillé des taches encore jaune clair des champs de col­za ; oui, c’est cela, joyeux et somp­tueux, tel était le paysage.

Tri­go­no­cé­phale fabu­leux ou raz-de-marée d’a­po­ca­lypse ? Dans l’ins­tant, on ne peut qu’être fas­ci­né ou fantasmer.

Nous avons lon­gé ou croi­sé la ligne à grande vitesse, la LGV, un peu comme on aper­çoit le Théâtre avant la repré­sen­ta­tion : le lieu d’un pro­chain drame, c’est-à-dire d’une pro­chaine action, le conte­nant pres­ti­gieux d’un conte­nu fugi­tif désiré.

La mar­chande de jour­naux de Sainte-Mene­hould savait tout sur le lieu que nous cher­chions, ce Graal des fer­ro­vi­pathes du jour ! Le sum­mum de la clar­té lumi­neuse de ses indi­ca­tions, ce fut sa der­nière phrase : « Vous ver­rez bien, c’est déjà noir de monde ! »

C’é­tait une pro­phé­tie… Quelques kilo­mètres plus loin sur le tra­jet qu’elle nous avait conseillé, nous aper­çûmes la LGV et le pont qui la fran­chis­sait par-dessus.

Ce pont était lit­té­ra­le­ment velu des innom­brables têtes des spec­ta­teurs. Une manche à air de for­tune flot­tait pour don­ner une idée de la vitesse du vent : pas plus de soixante à l’heure ! C’est une véri­table colo­nie de retrai­tés de la SNCF qui occu­pait le pont. Les conver­sa­tions étaient vivantes, ponc­tuées de sigles et de jar­gon fer­ro­viaires : PK (point kilo­mé­trique), PN (pas­sage à niveau), sec­tion­ne­ment, shunt, série…

Un che­mi­not, agrip­pé à son appa­reil de pho­to, reve­nait du Pérou et la der­nière pho­to qu’il avait enre­gis­trée était une vue du Sal­can­tay, un vol­can ennei­gé de la Cor­dillie­ra Bian­ca. Les gen­darmes, fermes et débon­naires, deman­daient de ne pas débor­der sur la chaus­sée, car la route res­tait ouverte, mais aus­si de ne pas être trop près du para­pet, sans doute pour ne pas lui faire subir une pous­sée trop forte. 

Le pont domi­nait les voies qui étaient d’une cour­bure très légère, ce qui per­met­trait une vue plus éta­lée de la rame – une motrice, trois wagons, et une autre motrice, peints en gris et bleu et déco­rés sur les côtés d’un motif sinu­soï­dal – et sur­tout la per­cep­tion de sa vitesse qui ne serait pas que radiale. Vers l’est, d’où vien­drait le bolide, la lon­gueur de la par­tie visible des voies était jalon­née par une tren­taine de pylônes, soit 1 000 à 1 200 mètres que la rame « V150 » par­cour­rait jus­qu’à nous entre 6 et 8 secondes. Cal­cul approximatif !

L’un des spec­ta­teurs avait un poste de radio, ce qui lui per­mit d’an­non­cer le départ de l’en­gin : on le ver­rait dans un petit quart d’heure. Puis il égre­na ses vitesses suc­ces­sives. À « 515 », on applau­dit : le pré­cé­dent record était bat­tu ! Et quand il annon­ça : « 574 »… le train surgit !

Avec ses deux phares allu­més et les grosses gerbes d’é­tin­celles qui jaillis­saient du pan­to­graphe, je vis comme un tri­angle mena­çant et cli­gno­tant qui ava­lait l’es­pace. Le reste du convoi sem­bla ondu­ler ou défer­ler. Pas d’ob­ser­va­tion, mais l’acte seul de voir, façon Tur­ner. Ce que je viens d’é­crire n’ex­prime que le sou­ve­nir désor­mais ralen­ti de ce qui m’est appa­ru, si bref. Voi­là pour la vision.

Une sur­prise de taille nous atten­dait : quand la rame pas­sa sous le pont, nous sur­sau­tâmes tous. Pous­sée par le bolide, la colonne d’air avait en effet sou­le­vé le tablier du pont qui reprit juste ensuite sa posi­tion nor­male. Après le spasme visuel, un coup de pied sous les voûtes plan­taires ! On n’ou­blia quand même pas d’ap­plau­dir tout en nous retour­nant… mais l’ef­fet de fan­tas­ma­go­rie avait dis­pa­ru, et la rame était déjà très loin.

Le record fut por­té à 574,8 km/h. Je ne sau­rai jamais si c’é­tait quand nous avons vu pas­ser le bolide, mais de l’a­voir vu don­nait lieu d’être déjà très satisfaits.

Un grand sen­ti­ment de fier­té nous enva­hit. L’Eu­rope des trains à grande vitesse conti­nuait à se construire.

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