Soupçons sur la vente d’Alstom énergie à GE

Soupçons sur la vente d’Alstom énergie à GE

Dossier : La guerre économiqueMagazine N°755 Mai 2020
Par Frédéric PIERUCCI
Par Alix VERDET

La vente de la branche énergie d’Alstom à Gen­er­al Elec­tric en 2014 a‑t-elle été révéla­trice d’un nou­veau volet dans la guerre économique menée par les États-Unis ? C’est la thèse avancée par Frédéric Pieruc­ci, ancien cadre supérieur d’Alstom empris­on­né pen­dant vingt-cinq mois par le Depart­ment of Jus­tice améri­cain (DoJ), au moment de la vente d’Alstom énergie à Gen­er­al Elec­tric. Il est aujourd’hui à la tête d’Ikarian, la société de com­pli­ance qu’il a fondée.

Comment en êtes-vous venu à travailler dans la compliance et à informer sur la réalité de la guerre économique en France ?

Je n’étais pas du tout fait pour faire de la com­pli­ance. J’ai tra­vail­lé pen­dant vingt-deux ans chez Alstom. Mon dernier poste était la direc­tion de la divi­sion chaudières. À l’époque, la stratégie d’Alstom était de rap­procher la par­tie énergie d’Alstom de celle de son con­cur­rent Shang­hai Elec­tric et de créer le leader mon­di­al dans l’énergie. Ce rap­proche­ment n’a pas du tout plu aux Améri­cains qui con­voitaient ouverte­ment Alstom depuis une quin­zaine d’années. En avril 2013, j’ai été arrêté à Kennedy Air­port lors d’une vis­ite pro­fes­sion­nelle aux États-Unis. Ce que je ne savais pas, c’est que j’avais été mis en exa­m­en en novem­bre 2012 pour des faits de cor­rup­tion datant de 2003 en Indonésie (recours à des con­sul­tants pour l’attribution d’un marché de cen­trales à char­bon), pour­suiv­is par le FCPA (For­eign Cor­rupt Prac­tices Act) et que cette mise en exa­m­en avait été gardée sous scel­lés. C’est la manière de procéder du Depart­ment of Jus­tice améri­cain (DoJ) avec les Français, car la France n’extrade pas ses ressortissants.

Seule­ment, après mon arresta­tion, on a refusé que je sois libéré sous cau­tion et j’ai été placé dans une prison de haute sécu­rité dans laque­lle j’ai croupi pen­dant plusieurs semaines avant qu’on me pro­pose un deal. Aux États-Unis, toute la jus­tice est une affaire de négo­ci­a­tion. On m’a pro­posé soit de plaider coupable et de rester dans cette prison jusqu’au procès en me four­nissant l’ensemble des pièces retenues con­tre Alstom (un mil­lion et demi de pièces) ; soit d’aller au procès où j’avais très peu de chances de gag­n­er et où je risquais entre quinze et dix-neuf ans de prison, alors qu’il n’y a pas eu d’enrichissement per­son­nel et que je n’étais pas déci­sion­naire dans le choix des con­sul­tants… Dans le sys­tème judi­ci­aire améri­cain, 90 % des per­son­nes plaident coupable pour éviter d’énormes peines de prison si l’on va au procès car il est très dif­fi­cile et coû­teux de gag­n­er. Sur les 10 % qui vont au procès, 85 % perdent.

Je décide de plaider coupable, peu après j’apprends que je suis licen­cié d’Alstom, que mes frais d’avocat ne sont plus pris en charge, tout cela orchestré par le DoJ qui impose au patron d’Alstom de se sépar­er de ses mem­bres incrim­inés comme preuve de bonne coopéra­tion avec la jus­tice améri­caine afin d’atténuer pour l’entreprise une éventuelle amende et surtout pour ne pas met­tre en risque les autres cadres qui eux ne sont pas arrêtés.

Après six mois de prison, je suis pour­tant main­tenu en déten­tion, apparem­ment sans rai­son, jusqu’au jour où j’apprends à la télévi­sion qu’Alstom énergie est racheté par GE. J’en déduis à ce moment-là que j’ai servi de moyen de pres­sion sur le patron d’Alstom, lui-même cible prin­ci­pale du DoJ, pour par­venir à cette vente au prof­it de GE. 

À l’époque, Arnaud Mon­te­bourg qui a très bien com­pris le lien entre les deux affaires est mon­té au créneau tout seul et a ten­té de sauver l’opération. Sans suc­cès. Le deal est con­clu et je suis libéré après qua­torze mois de prison.

“Il ne serait pas étonnant qu’il y ait dans les entreprises françaises
des taupes du FBI.”

Que s’est-il passé à votre retour ?

À mon retour, je suis débriefé à Bercy dans le ser­vice d’intelligence économique auprès de per­son­nes qui ont très bien com­pris ce qui s’était passé sans pou­voir rien faire. Je décide alors de mon­ter ma pro­pre société de con­sult­ing pour faire de la sen­si­bil­i­sa­tion des cadres et dirigeants des grandes entre­pris­es français­es sur ce sujet. Car, en épluchant toutes les appli­ca­tions du FCPA, je me suis ren­du compte d’une asymétrie des sanc­tions et des pour­suites entre les entre­pris­es améri­caines et les entre­pris­es européennes et que ces dernières étaient les vraies cibles de cette loi. Avec l’aide de quelques-uns, nous faisons du lob­by­ing auprès du gou­verne­ment pour chang­er la loi française et pro­téger davan­tage les entre­pris­es français­es, ce qui aboutit à la loi Sapin 2. Nous organ­isons à l’Assemblée nationale un col­loque inti­t­ulé « Après Alstom, à qui le tour ? » pour sen­si­bilis­er les députés à cette ques­tion. Mais, alors qu’aux États-Unis, lorsque vous plaidez coupable, vous recevez votre peine dans un délai de trois mois, trois ans après je n’avais tou­jours pas reçu ma peine. 

Pourquoi la justice américaine ne voulait-elle pas clore votre dossier ?

Mon opin­ion est qu’elle ne voulait pas que je révèle mon his­toire pen­dant la péri­ode du rachat d’Alstom par GE, que je ne puisse pas en par­ler pen­dant l’assemblée générale qui a voté la vente d’Alstom, etc. Comme mon sen­tenc­ing n’arrivait tou­jours pas, j’ai moi-même demandé à recevoir ma peine en sep­tem­bre 2017. Je pen­sais repar­tir du Con­necti­cut dès le lende­main, vu que j’avais déjà purgé une peine excé­dant les six mois nor­male­ment req­uis. Mais comme j’étais la pre­mière per­son­ne pour­suiv­ie pour cor­rup­tion dans le Con­necti­cut – où siè­gent pour­tant de très grandes entre­pris­es et ban­ques améri­caines –, la juge m’a con­damné pour l’exemple à trente mois de prison, c’est-à-dire à revenir purg­er ma peine pen­dant un an aux États-Unis jusqu’à sep­tem­bre 2018. J’ai décidé à mon retour de pub­li­er mon livre Le piège améri­cain, écrit pen­dant mon incar­céra­tion, pour met­tre en lumière cette guerre économique et l’utilisation par les États-Unis du droit comme arme de désta­bil­i­sa­tion des entre­pris­es européennes. 

Dans votre livre, vous écrivez que la première chose que le FBI vous a proposée lors de votre arrestation, c’est d’espionner Alstom pour le compte des Américains. Pensez-vous qu’il existe de nombreuses taupes dans les entreprises françaises ?

Il ne serait pas éton­nant qu’il y ait dans les entre­pris­es français­es des tau­pes du FBI, dans le cadre des lois du FCPA, du respect des embar­gos, con­tre les expor­ta­tions, lors de l’infraction au Libor, etc. À l’intérieur d’Alstom, il y a eu des tau­pes du FBI pen­dant des années, ce qui leur a don­né accès à des enreg­istrements de réu­nions du groupe qui fai­saient par­tie des pièces de mon dossier. 

Lorsque j’ai fait ces analy­ses de cas FCPA, l’évidence qui se dégage est que c’est une loi qui s’applique prin­ci­pale­ment con­tre des entre­pris­es européennes. Les Améri­cains ne s’en cachent pas et recon­nais­sent avoir mon­té des équipes du FBI spé­cial­isées sur le FCPA ciblant prin­ci­pale­ment des entre­pris­es européennes. Le FCPA est la deux­ième pri­or­ité du DoJ après la lutte con­tre le ter­ror­isme. Alors que, dans le même temps, les ser­vices de ren­seigne­ments européens sont tous très mobil­isés sur la lutte anti-ter­ror­isme et peu sur l’intelligence économique.

Certaines entreprises se retrouvent avec l’obligation d’avoir un moniteur qui rend des comptes au DoJ, notamment lors de la reprise de l’embargo sur l’Iran. Combien sont-elles en France ?

Toutes les entre­pris­es qui ont signé un accord avec le DoJ dans le cadre des lois du FCPA – elles sont six à avoir payé des amendes et six à être sous enquête, soit près d’un tiers du CAC 40 –, se voient impos­er un moni­teur tra­vail­lant pour les Améri­cains. Ces moni­teurs font des rap­ports extrême­ment détail­lés sur les entreprises. 

Les entreprises françaises ont-elles été naïves et ont-elles tardé à prendre conscience de la gravité de la menace ?

Il y a eu plusieurs fac­teurs. Dans les années 80–90, les Améri­cains ont attaqué les entre­pris­es européennes sur les car­tels. Les Européens ont réa­gi et ont sanc­tion­né les entre­pris­es améri­caines pour le même motif. Le rap­port de force était à peu près à égal­ité entre l’Europe et les États-Unis. Vingt ans après, les entre­pris­es ne voient pas venir cette men­ace car d’une part, les Améri­cains ne met­tent en œuvre cette stratégie qu’à par­tir de 2004 lorsqu’ils com­men­cent à atta­quer Sta­toil, puis Siemens, Alca­tel, etc. D’autre part, lorsqu’une entre­prise est sous enquête du DoJ, elle signe dis­crète­ment un plea agree­ment et paye une amende. L’affaire Alstom a fait plus de bruit parce qu’en plus de l’amende a été mis dans la bal­ance le rachat d’Alstom par Gen­er­al Electric.

“Il ne serait pas étonnant qu’il y ait dans les entreprises françaises
des taupes du FBI.”

La perte de souveraineté de la France sur la maintenance de ses centrales nucléaires et sur la propulsion du Charles-de-Gaulle a aussi ému l’opinion.

La fibre patri­o­tique a en effet vibré au moment de la vente d’Alstom. Et il s’agit de la cinquième entre­prise sous enquête du DoJ rachetée par GE. On peut donc raisonnable­ment s’étonner de cette coïn­ci­dence. Le prob­lème est que nous ne sommes pas pré­parés ni habitués à ces pra­tiques. Nous sommes face à des super­pro­cureurs mais pra­tique­ment jamais face aux juges car toutes les entre­pris­es plaident coupable ou sig­nent un accord dans lequel elles recon­nais­sent les faits (diff of pros­e­cu­tion agree­ment) et versent une énorme amende. Cette loi n’est donc jamais testée devant des tri­bunaux. Ils utilisent des argu­ments par­fois très ten­dan­cieux pour établir un rat­tache­ment ter­ri­to­r­i­al entre les faits et les États-Unis comme l’utilisation d’e‑mails stock­és sur des serveurs améri­cains. On ne sait pas si ces argu­ments sont val­ables car ils ne sont jamais testés devant un juge. Con­cer­nant la pre­scrip­tion, les pro­cureurs pro­posent aux entre­pris­es pour­suiv­ies de renon­cer d’elles-mêmes à la pre­scrip­tion comme signe de coopéra­tion avec le DoJ. C’est donc très dif­fi­cile de se pré­par­er. La seule manière de le faire est de rétablir le rap­port de force avec les États-Unis. La loi Sapin 2 per­met de rap­a­tri­er par­tielle­ment en France les affaires d’entreprises pour­suiv­ies par le DoJ. Mais la loi Sapin 2 est une loi défen­sive et non offensive. 

Les pays européens sont-ils libres d’agir en réponse à des manœuvres agressives américaines ?

Nous savons que les États-Unis font pres­sion pour que l’on s’aligne sur leur stratégie de diplo­matie étrangère, comme pen­dant la sec­onde guerre du Golfe où ils avaient cessé de fournir les cat­a­pultes des avions du Charles-de-Gaulle. Dès que GE a racheté Alstom, ils ont men­acé EDF de ne plus les fournir en pièces de rechange s’ils n’acceptaient pas les nou­velles con­di­tions com­mer­ciales. Il y a quelques mois le Medef s’est fait ser­mon­ner à pro­pos de la taxe Gafa pro­posée par Bruno Le Maire, mise en sus­pens depuis.

Pourquoi GE vend ? Était-ce une mauvaise affaire ?

On voudrait nous faire croire que c’est à cause du rachat d’Alstom que GE ren­con­tre des dif­fi­cultés. Mais GE Cap­i­tal a été dure­ment frap­pé pen­dant la crise des sub­primes en 2008. Le gou­verne­ment améri­cain a injec­té 139 mil­liards de dol­lars dans GE Cap­i­tal pour sauver Gen­er­al Elec­tric. GE est devant un mur de dettes et doit ven­dre pour trou­ver des liquidités.

Est-ce que ça ne veut pas dire qu’un leader français ou européen dans le secteur de l’énergie n’est pas une si bonne affaire ?

Dans les tur­bines de cen­trales nucléaires, nous sommes de très loin les lead­ers mon­di­aux et il n’y a plus beau­coup de secteurs d’activité où nous le sommes. La tur­bine Ara­belle équipe 50 % des tur­bines des cen­trales nucléaires dans le monde, nous la ven­dons der­rière les EPR Fram­atome et aus­si der­rière les réac­teurs VVER russ­es. C’est un busi­ness prof­itable. Ça fait main­tenant plusieurs mois que je me bats pour racheter les tur­bines Ara­belle et la main­te­nance de nos cen­trales nucléaires mais les acheteurs risquent d’être de grands fonds anglo-sax­ons. Les fonds de Pri­vate Equi­ty français ne s’intéressent pas à la main­te­nance des cen­trales nucléaires, un busi­ness assez linéaire avec un cash flow assez stable.

Qu’a‑t-on à craindre du Cloud Act ?

De mon point de vue, c’est la légal­i­sa­tion de l’espionnage. En juin 2013, Edward Snow­den a entre autres révélé les pra­tiques du pro­jet Prism, par lequel la NSA (Nation­al Secu­ri­ty Agency), avec une cen­taine d’entreprises améri­caines, espi­onnait toutes les trans­ac­tions des entre­pris­es européennes. Aujourd’hui, ils revi­en­nent avec le même dis­posi­tif sous forme de loi : à par­tir du moment où les don­nées sont stock­ées même à l’étranger sur des serveurs améri­cains, sur sim­ple ordre d’un pro­cureur améri­cain, ils peu­vent se saisir des données. 

Mais il ne faut pas se plain­dre. Les Améri­cains jouent très bien, c’est nous qui jouons mal. Il y a aus­si le fait que, par­mi nos ser­vices de ren­seigne­ments, per­son­ne n’est coor­don­né sur ces sujets de guerre économique, con­traire­ment aux USA où tous les ser­vices de l’État sont coor­don­nés et tra­vail­lent la main dans la main. En France, il n’y a pas d’unité du ren­seigne­ment et le ren­seigne­ment économique est un gros mot. 

Le risque, c’est que demain les Chi­nois fassent la même chose et trou­vent un rat­tache­ment ter­ri­to­r­i­al à la loi chi­noise. Nous serons alors pris en étau entre la Chine et les États-Unis.


Ressources

Rap­port d’information sur l’extraterritorialité de la lég­is­la­tion améri­caine, Pierre Lel­louche et Karine Berg­er (2016)
http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4082.asp

Le piège améri­cain, Frédéric Pieruc­ci, Matthieu Aron, Édi­tions JC Lat­tès, 2019.


La lutte anticorruption aux États-Unis et en France 

1977
Suite au scan­dale du Water­gate et à l’affaire Lock­heed révélant des activ­ités de cor­rup­tion de grande ampleur pour l’obtention de marchés, le prési­dent Carter décide d’interdire la cor­rup­tion améri­caine d’agents publics étrangers en pro­mul­guant le For­eign Cor­rupt Prac­tices Act (FCPA). Les entre­pris­es améri­caines font pres­sion pour que cette loi ne soit pas appliquée vu que, par­al­lèle­ment, les entre­pris­es européennes con­tin­u­ent ces pra­tiques. Jusqu’aux années 2000, les entre­pris­es français­es allaient déclar­er les « frais com­mer­ci­aux excep­tion­nels » à Bercy. 

1997
L’OCDE inter­dit la cor­rup­tion d’agents publics.

1998

L’application du FCPA améri­cain devient extraterritoriale. 

2000

Mod­i­fi­ca­tion du code pénal français et du code de procé­dure pénale rel­a­tive à la lutte con­tre la cor­rup­tion qui instau­re un délit de traf­ic d’influence d’agents publics étrangers.

2001

Après les atten­tats du 11 sep­tem­bre, l’administration Bush met en place le Patri­ot Act, ren­for­cé en 2005, qui autorise les ser­vices de sécu­rité à accéder aux don­nées infor­ma­tiques des par­ti­c­uliers et des entre­pris­es, sans autori­sa­tion préal­able et sans en informer les utilisateurs. 

2013

Révéla­tion par Edward Snow­den du scan­dale d’espionnage d’ampleur mon­di­ale opéré par la NSA, dont fait par­tie le pro­jet Prism, un pro­gramme de sur­veil­lance élec­tron­ique qui col­lecte des ren­seigne­ments ciblant les per­son­nes vivant hors du ter­ri­toire américain.

2016

Pro­mul­ga­tion de la loi Sapin 2 sur la trans­parence, la lutte con­tre la cor­rup­tion et la mod­erni­sa­tion de la vie économique et créa­tion de l’AFA, l’Agence française anticorruption.

2018

Clar­i­fy­ing Law­ful Over­seas Use of Data Act ou Cloud Act, loi fédérale des États-Unis sur la sur­veil­lance des don­nées per­son­nelles, notam­ment dans le cloud. Elle per­met aux autorités améri­caines de con­train­dre les four­nisseurs de ser­vices améri­cains à fournir des don­nées stock­ées sur leurs serveurs, même situés à l’étranger.

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