Productivité et équité, la fin d’un rêve ?

Dossier : Libres proposMagazine N°571 Janvier 2002Par : Jacques VILLIERS (45), ingénieur général (H) de l'aviation civile, membre de l'Académie nationale de l'air et de l'espace

Une grande espérance déçue

Que s’est-il passé pour que tant d’an­nées ” piteuses “1 suc­cè­dent à trente années si ” glo­rieuses “2, alors que le pro­grès des tech­niques et de la ges­tion ne s’est nulle­ment ralen­ti ? Où en est-on aujour­d’hui après tant d’e­spoirs sus­cités par la flam­bée observée au tour­nant du nou­veau siè­cle ? Qu’en sera-t-il demain ?

Cer­tains n’en­trevoy­aient-ils pas la ” fin de l’his­toire “3 ou la ” fin du tra­vail “4 ?

Par quels enchaîne­ments per­vers est-on passé du ” tou­jours plus “5 social à une rigueur crois­sante envers les plus dému­nis ? Pourquoi ren­con­tre-t-on de plus en plus de dif­fi­cultés à financer un État-prov­i­dence dont on avait con­sid­éré l’ap­pro­fondisse­ment pro­gres­sif comme une con­quête sociale défini­tive­ment acquise pour tous ? Pourquoi le sys­tème économique régulé par l’É­tat, qui a si longtemps fait la preuve de son effi­cac­ité, devrait-il laiss­er le champ libre à une économie plus rad­i­cale­ment libérale et moins équitable ?

Cer­tains évo­quent les cycles de Kon­drati­eff, d’autres con­sta­tent avec philoso­phie que les arbres ne mon­tent jamais jusqu’au ciel ou se remé­morent la malé­dic­tion fon­da­trice pesant sur le tra­vail et la con­nais­sance, tan­dis que d’autres enfin attribuent plus prosaïque­ment la rup­ture au pre­mier choc pétroli­er de 1973.

Un regard d’ingénieur

Il est dif­fi­cile de se forg­er une opin­ion à ce sujet en dépit de studieuses lec­tures allant des savantes théories économiques jusqu’aux envolées lyriques des idéo­logues, en pas­sant par les dis­cours poli­tiques, les polémiques les plus pri­maires ou les com­men­taires de la Presse qui évolu­ent comme la girou­ette au gré du vent de la conjoncture.

Fig­ure 1
Évo­lu­tion du PIB français depuis 1870
Évolution du PIB français depuis 1870
Échelle log­a­rith­mique.
Source : Mad­di­son, 1995.

Mais l’ingénieur n’est pas désar­mé pour jeter son pro­pre regard sur le sys­tème économique, comme il le ferait sur des sys­tèmes qu’il sait con­cevoir et qui, eux aus­si, sont sou­vent ouverts sur un envi­ron­nement com­plexe et peu prévisible.

Il a paru stim­u­lant de ten­ter une telle expéri­ence, en sur­mon­tant une approche ini­tiale qui rebute les pre­mières incur­sions : la sci­ence économique brasse des mon­tagnes de don­nées et pos­sède son lan­gage, ses con­cepts et ses méth­odes originales.

Ce périple a con­duit à vis­iter les grands prob­lèmes soci­aux, économiques et poli­tiques actuels.

Un surprenant accident de parcours

Stim­ulée par le pro­grès tech­nique, la crois­sance économique a mon­tré une éton­nante con­ti­nu­ité pen­dant plus d’un siè­cle (fig. 1) ; même les accrocs des deux grandes guer­res ont été assez vite rattrapés.

Fig­ure 2
Taux de crois­sance de la pro­duc­tiv­ité totale des facteurs
Taux de croissance de la productivité totale des facteurs
Source : Secré­tari­at de l’OCDE

Au tour­nant des années soix­ante-soix­ante-dix, on con­state cepen­dant un phénomène qui, de prime abord, sem­ble sur­prenant : un fort et durable infléchisse­ment des gains de pro­duc­tiv­ité est inter­venu qua­si simul­tané­ment dans tous les pays dévelop­pés (fig. 2). Les mod­èles de crois­sance, même les plus sophis­tiqués, ne l’avaient pas prévu et ne per­me­t­tent pas de l’ex­pli­quer a pos­te­ri­ori. De ce fait, et en dépit de véri­fi­ca­tions appro­fondies effec­tuées notam­ment à la demande expresse de M. Greenspan (FED) lui-même, cer­tains en vien­nent à nier le réal­isme du con­cept de pro­duc­tiv­ité tan­dis que d’autres se con­so­lent en invo­quant un sup­posé ” para­doxe du pro­grès tech­nique “.

L’in­tu­ition de l’ingénieur l’amène plutôt à for­muler l’hy­pothèse qu’un proces­sus non linéaire pour­rait être à l’œu­vre depuis tou­jours au sein des struc­tures de pro­duc­tion, de dis­tri­b­u­tion et de con­som­ma­tion. Avant de ten­ter de rechercher son exis­tence éventuelle, on s’in­ter­rogera d’abord sur ce que mesure la pro­duc­tiv­ité et sur l’am­pleur des con­séquences de ses vari­a­tions, même les plus minimes.

Que mesure la productivité ?

Un mod­èle clas­sique sim­ple (for­mule de Cobb-Dou­glas6) rend con­ven­able­ment compte de l’alchimie qui s’opère depuis le début de l’ère indus­trielle entre les quan­tités de fac­teurs de pro­duc­tion (le tra­vail L et le cap­i­tal K) qui sont mis en œuvre. L’évo­lu­tion de ces seuls fac­teurs ne suf­fit cepen­dant pas pour décrire l’évo­lu­tion du pro­duit nation­al Q ; en effet, même à fac­teurs de pro­duc­tion sup­posés con­stants, celui-ci aug­menterait chaque année du fait des gains de la pro­duc­tiv­ité p.

On attribue évidem­ment la crois­sance de la pro­duc­tiv­ité à celle du pro­grès tech­nique (pro­grès des tech­niques mais aus­si des modes de ges­tion et de dis­tri­b­u­tion) : c’est de ce fait que la valeur ajoutée par tra­vailleur a pu ” mirac­uleuse­ment ” croître d’une manière expo­nen­tielle depuis plus d’un siè­cle. Les Compt­abil­ités nationales dis­posent de moyens très sophis­tiqués pour mesur­er le pro­duit nation­al ain­si que la vari­a­tion annuelle de la pro­duc­tiv­ité totale et des pro­duc­tiv­ités respec­tives du tra­vail et du cap­i­tal7.

Un changement aux conséquences considérables

La hausse pro­gres­sive de la pro­duc­tiv­ité de cha­cun des fac­teurs cap­i­tal et tra­vail per­met l’ac­cu­mu­la­tion du cap­i­tal, l’aug­men­ta­tion des salaires directs et du prélève­ment de ce qu’on pour­rait appel­er un ” usufruit de la col­lec­tiv­ité ” util­isé pour solv­abilis­er le développe­ment d’in­fra­struc­tures et de ser­vices essen­tiels à la vie indi­vidu­elle et col­lec­tive des nations mod­ernes (organ­i­sa­tion de la Cité, san­té, édu­ca­tion, cul­ture, sécu­rité, transports…).

Une diminu­tion même aus­si mod­este que d’un point de cette pro­duc­tiv­ité (pas­sant par exem­ple de 3 % à 2 % pen­dant vingt ans) entraîne un ” manque à gag­n­er ” sur l’aug­men­ta­tion des capac­ités dis­trib­u­tives de plus de 20 % du PIB au cours de la vingtième année et une perte cumulée sur la péri­ode égale à 3 fois le PIB total de la pre­mière année !

Ce phénomène est-il explicable ?

L’in­fléchisse­ment de la crois­sance de la pro­duc­tiv­ité ain­si con­staté est-il de nature con­jonc­turelle ou con­stitue-t-il un phénomène struc­turel explicable ?

Il est clas­sique de con­stater que l’é­conomie agri­cole a fait place à l’é­conomie indus­trielle puis à l’é­conomie des ser­vices et de l’in­for­ma­tion. Les con­séquences de la pre­mière de ces muta­tions sont bien con­nues. Peut-on en dire autant de la seconde ?

Les notions de ser­vice et d’in­for­ma­tion se recoupant, on se deman­dera suc­ces­sive­ment dans quelle mesure la crois­sance con­tin­ue de cha­cune de ces activ­ités peut con­tribuer à expli­quer le phénomène constaté.

Une première explication : la croissance de l’économie de service.

La crois­sance de la part des ser­vices touche à la fois les entre­pris­es, les presta­tions col­lec­tives et la con­som­ma­tion des ménages :

  • la com­plex­i­fi­ca­tion crois­sante de l’é­conomie mod­erne ain­si que la pres­sion d’in­no­va­tion et de con­cur­rence imposée par les marchés con­traig­nent les entre­pris­es à con­sacr­er une part crois­sante de leurs ressources en tra­vail et en cap­i­tal à des activ­ités de ser­vice : man­age­ment général, recherche/développement, ges­tion admin­is­tra­tive, humaine, com­mer­ciale, finan­cière, compt­able, fis­cale, mar­ket­ing et pub­lic­ité, développe­ment de leur image, de leurs mar­ques, de leurs réseaux de dis­tri­b­u­tion… Ces ser­vices, faute desquels aucun bien ou ser­vice final ne pour­rait être conçu ni écoulé sur le marché, con­stituent une pro­duc­tion inter­mé­di­aire non com­mer­cial­isée en tant que telle, mais dont le coût s’a­joute à celui de la fab­ri­ca­tion de ces biens fin­aux (ou à la presta­tion de ces ser­vices fin­aux) pro­pre­ment dits. Ils sont le prix à pay­er pour con­cevoir et met­tre en œuvre les moyens pour amélior­er la pro­duc­tiv­ité, mais aus­si pour assur­er ce qu’on pour­rait désign­er par un néol­o­gisme : la ” pro­ductibil­ité ” ;
  • la demande des citoyens incite la col­lec­tiv­ité à con­sacr­er un effort soutenu aux fonc­tions régali­ennes, à la solv­abil­i­sa­tion d’une demande crois­sante rel­a­tive à la san­té, à l’é­d­u­ca­tion, aux moyens de déplace­ment sur tout le ter­ri­toire, au développe­ment et au fonc­tion­nement des villes, etc., afin de sat­is­faire ce qu’on pour­rait appel­er la ” préférence pour les ser­vices ” ;
  • >

  • cette préférence pour les ser­vices touche aus­si les ménages qui, comblés de biens matériels, con­sacrent une part crois­sante de leur con­som­ma­tion à des dépens­es telles que vacances, voy­ages, sports, garde des enfants et des vieillards…


L’ex­péri­ence mon­tre que la part des ser­vices dans l’emploi total a crû qua­si linéaire­ment au cours de la péri­ode 1950–1990 pas­sant ain­si (source OCDE) de 53 % à 71 % aux USA, tan­dis que l’Eu­rope a suivi la même voie avec quelques années de retard : de 33 % à 64 % pour la France et plus lente­ment en RFA soit de 33 % à 57 %.

La ” dilution de la productivité ” par les services

La crois­sance des activ­ités de ser­vices s’est ain­si révélée faste pour l’emploi, puisqu’elle a com­pen­sé la réduc­tion du tra­vail man­u­fac­turi­er ren­due inéluctable par la crois­sance rapi­de de sa pro­duc­tiv­ité. C’est ain­si qu’a été évitée la cat­a­stro­phe que red­outaient les canuts lyonnais.

Mais qu’en est-il en ce qui con­cerne la pro­duc­tiv­ité moyenne de l’ensem­ble du travail ?

Pour s’en faire d’abord une pre­mière idée, on par­ti­ra d’une dou­ble constatation :

  • la crois­sance de la pro­duc­tiv­ité physique du secteur des ser­vices est en moyenne très inférieure à celle du secteur man­u­fac­turi­er ; ce dernier pro­duit de plus en plus avec de moins en moins de tra­vailleurs tan­dis que le nom­bre d’a­gents néces­saires au fonc­tion­nement de cha­cun des grands ser­vices au sein des entre­pris­es ne cesse de croître ou que le nom­bre de malades par médecin ou de pro­fesseurs par élève reste plus ou moins stag­nant et trou­ve rapi­de­ment sa lim­ite, etc. ;
  • en revanche, quelle que soit la nature de leur emploi, tous les salariés n’en béné­fi­cient pas moins d’une manière égale de la crois­sance générale : grosso modo la crois­sance de tous les salaires est pro­por­tion­nelle à celle de la pro­duc­tiv­ité moyenne.


Il s’en­suit que les coûts uni­taires dans le secteur des ser­vices ne cessent de croître puisque l’aug­men­ta­tion annuelle des salaires y est supérieure à celle de leur pro­pre pro­duc­tiv­ité. Le con­traire inter­vient dans le secteur manufacturier.

Fig­ure 3
Un cycle sécu­laire d’évolution
de la crois­sance de la productivité
Un cycle séculaire d’évolution de la croissance de la productivité
Source : Robert J. Gordon,
The Amer­i­can Eco­nom­ics Review, mai 1999

Si deux types d’of­fre sont présents sur le marché, on pour­rait s’at­ten­dre à ce que ce soit le secteur dont les coûts relat­ifs vont en décrois­sant qui se développe le plus rapidement.

Or, c’est à l’év­i­dence le con­traire qui se produit !

Il s’en­suit que le coût total du secteur des ser­vices croît d’une manière qua­dra­tique sous l’ef­fet con­jugué de l’aug­men­ta­tion du nom­bre d’emplois et des coûts uni­taires. . Tel serait donc le phénomène non linéaire dont on avait pressen­ti l’ex­is­tence prob­a­ble et que W. Bau­mol a mis en évi­dence dès 1967 dans le cas des ser­vices urbains8.

Un proces­sus du même ordre inter­vient en ce qui con­cerne le cap­i­tal : les investisse­ments dans les ser­vices (notam­ment en ordi­na­teurs et logi­ciels) dépassent désor­mais ceux qui sont con­sacrés aux équipements de pro­duc­tion matérielle.

Con­nais­sant l’évo­lu­tion du taux de ter­tiari­sa­tion, il est pos­si­ble de men­er un cal­cul, dont on fera grâce au lecteur ; le bon sens suf­fit pour com­pren­dre que la crois­sance com­pos­ite de la pro­duc­tiv­ité moyenne du tra­vail, qui était au départ proche de celle du secteur man­u­fac­turi­er, tende in fine vers celle des ser­vices. C’est ce que con­firme l’évo­lu­tion de la pro­duc­tiv­ité améri­caine sur une très longue péri­ode (fig. 3).

Les services, un univers à multiples facettes

L’analyse qui précède est de nature essen­tielle­ment compt­able. On peut s’at­tarder un instant pour s’in­ter­roger plus avant sur les con­séquences sociales de cette évo­lu­tion, notam­ment sur les prélève­ments oblig­a­toires et sur la crois­sance en qual­ité des pro­duits et services.

a) Les fonc­tions régali­ennes, la san­té, l’é­d­u­ca­tion, etc., peu­vent être con­sid­érées sous deux jours différents :

  • comme une con­som­ma­tion finale au prof­it des citoyens qui béné­fi­cient ain­si de la jouis­sance d’une démoc­ra­tie pais­i­ble, d’une cul­ture vivante, d’une san­té améliorée, d’in­fra­struc­tures effi­caces, etc. ;
  • comme un ensem­ble de con­di­tions stricte­ment néces­saires au développe­ment d’une économie mod­erne, ce qui a con­duit à en faire sup­port­er l’essen­tiel des coûts aux entre­pris­es et à leurs salariés : le plus grand obsta­cle au démar­rage de l’é­conomie des pays les plus pau­vres n’est-il pas juste­ment dû à leur retard dans leur niveau de struc­tures, d’é­d­u­ca­tion, de san­té, de sécu­rité, d’infrastructures ?


Leur dou­ble nature de prélève­ment oblig­a­toire et de presta­tions au béné­fice de cha­cun en par­ti­c­uli­er et de l’é­conomie en général éclaire l’am­biguïté qui se cache sous bien des dis­cours à ce sujet. Trop de prélève­ments oblig­a­toires ? Peut-être ! Mais trop d’in­fir­mières, de for­ma­tion, de police, de mag­is­trats, de crèch­es, de rem­bourse­ment des frais de san­té, d’ar­mée, de trans­ports col­lec­tifs, de retraites, etc. ? En tout cas, les moyens dégagés par la pro­duc­tiv­ité générale sont devenus insuff­isants pour solv­abilis­er et rémunér­er ces ser­vices à hau­teur des besoins du tis­su économique et des attentes sociales de plus en plus impa­tientes. Jusqu’à quel point la crois­sance poten­tielle de la pro­duc­tiv­ité pro­pre de ces ser­vices per­me­t­trait-elle de com­penser l’inéluctable crois­sance qua­dra­tique de leurs coûts ?

On remar­quera au pas­sage que le taux com­para­tif d’un pays à l’autre des prélève­ments oblig­a­toires (notam­ment entre l’UE et les USA) n’a guère de sens dans la mesure où, dans ce dernier pays, une grande part du finance­ment de la san­té, de l’é­d­u­ca­tion et des retraites est du domaine du finance­ment privé… et n’est acces­si­ble qu’à ceux qui, directe­ment ou indi­recte­ment, ont les moyens d’en assumer la charge !

b) On peut aus­si se deman­der si la pro­duc­tiv­ité des fac­teurs, telle qu’elle est cal­culée par les Compt­abil­ités nationales, reflète suff­isam­ment l’évo­lu­tion en qual­ité des biens et ser­vices pro­duits qui a pro­gres­sive­ment trans­for­mé la vie de l’homme mod­erne ; en revanche, on con­vien­dra qu’elle ne tient qu’un compte lim­ité des scories de la civil­i­sa­tion indus­trielle (pol­lu­tions, nui­sances, stress, insécu­rité urbaine, sat­u­ra­tion des trans­ports, gaspillage des ressources non renou­ve­lables…). Il n’est cepen­dant pas néces­saire d’ef­fectuer ce bilan, sur lequel le lecteur se forg­era sa pro­pre opin­ion, dès lors qu’on s’in­téresse essen­tielle­ment à la crois­sance et à la répar­ti­tion des richess­es dis­tribuables (revenus et usufruit col­lec­tif). Estimer dans quelle mesure le ” pro­grès ” a ren­du l’homme mod­erne plus ou moins heureux que par le passé et pré­pare plus ou moins bien l’avenir des généra­tions à venir relève d’un tout autre débat.

Un autre éclairage : l’économie de l’information

Exam­in­er l’é­conomie selon un autre mode de classe­ment (activ­ités matérielles/activités infor­ma­tion­nelles) apporte un éclairage com­plé­men­taire qui révèle de pré­cieux résul­tats quantitatifs.

Dans cette optique, le marché appa­raît comme un gigan­tesque sys­tème de traite­ment de l’in­for­ma­tion : mieux que ses con­cur­rentes, chaque entre­prise doit prévoir, devancer, influ­encer et sat­is­faire le choix des investis­seurs comme celui des con­som­ma­teurs et con­cevoir sans cesse de nou­veaux biens et ser­vices ain­si que de nou­veaux modes et cir­cuits de distribution.

Fig­ure 4
Crois­sance et tra­vail de l’information
Croissance et travail de l’information
Source : Jean Voge, Le com­plexe de Babel.

D’émi­nents chercheurs (Machlup et Porat aux USA et le si regret­té Jean Voge (X 40) en France) se sont attachés à retrac­er l’his­torique, sur un siè­cle et aux USA, de la pro­por­tion Xi = Li/L d’emplois de l’in­for­ma­tion dans l’emploi total ; ils ont ain­si mis en évi­dence (fig. 4) le qua­si par­fait par­al­lélisme de la crois­sance de ce taux Xi et de la valeur ajoutée totale par emploi Q/L. Ce résul­tat quan­ti­tatif con­firme un fait que l’on pressent intu­itive­ment, à savoir que c’est le traite­ment de l’in­for­ma­tion, c’est-à-dire l’in­tel­li­gence créa­trice, qui con­stitue le moteur de la crois­sance de la productivité.

Il ne s’ag­it pas d’une sim­ple curiosité théorique, tant les enseigne­ments qu’on peut en tir­er sont impor­tants… et surprenants.

De cette seule rela­tion, on peut en effet déduire (cf. encadré) au moins qua­tre con­séquences essen­tielles en sup­posant sim­ple­ment, comme ci-dessus, que tous les salaires s (ceux des cols bleus comme ceux des cols blancs) aug­mentent en moyenne pro­por­tion­nelle­ment à la valeur ajoutée moyenne par emploi Q/L (donc pro­por­tion­nelle­ment à Xi du fait du par­al­lélisme ci-dessus constaté) :

1) la ” pro­duc­tiv­ité du fac­teur tra­vail infor­ma­tion­nel ” Q/Li est restée stricte­ment con­stante sur toute la période ;

2) la ” pro­duc­tiv­ité du fac­teur tra­vail matériel ” Q/Lm a crû à un rythme con­stant sur toute la période ;

Le par­fait par­al­lélisme de la crois­sance de la valeur ajoutée par tra­vailleur Q/L et du pour­cent­age Xi = Li/L per­met d’écrire :

Q/L = k Xi.

En sup­posant que tous les salaires s (ceux des cols bleus comme ceux des cols blancs aug­mentent pro­por­tion­nelle­ment à la valeur ajoutée par tra­vailleur Q/L (donc aus­si à Xi), on peut calculer :
 
a) la pro­duc­tiv­ité du “ fac­teur tra­vail informationnel ” :

Q/Li = Q/L x L/Li = k X/Xi = k

b) la pro­duc­tiv­ité du “fac­teur tra­vail matériel” :

Q/Lm = Q/L x L/Lm = Q/L x L/(L- Li)
soit Q/Lm = k Xi/ (1‑Xi)

c) le coût total du tra­vail des cols blancs croît à la fois en pro­por­tion du nom­bre de ces salariés et de leur salaire moyen s, soit :

Qi = k Xi2

d) et donc la valeur ajoutée du secteur matériel croît comme :

Qm = Q — Qi = k (Xi — Xi2).

Soit αQi la part de la valeur ajoutée infor­ma­tion­nelle qui est une con­som­ma­tion finale directe­ment financée par le con­som­ma­teur ; le vol­ume de la pro­duc­tion finale totale est pro­por­tion­nel à
Xi — Xi2 + αXi2 = Xi — (1- α) Xi2
 
et passe donc par un max­i­mum pour une valeur Xi peu supérieure à
Xi max = 0,5
(soit Xi max = 0,55, a étant pris (cer­taine­ment par excès) égal à 0,1).

3) le coût total du tra­vail des cols blancs a crû deux fois plus vite que Xi. Or, le coût de ce secteur infor­ma­tion­nel se réper­cute dans les coûts des biens et ser­vices fin­aux, dans la mesure où il con­stitue, sans doute à plus de 90 %, une pro­duc­tion inter­mé­di­aire non com­mer­cial­isée en tant que telle9. Ce coût de ” pro­ductibil­ité ” est, en quelque sorte, le prix à pay­er pour génér­er la crois­sance de la pro­duc­tiv­ité man­u­fac­turière et pour financer le coût de la ” destruc­tion créa­trice ” schumpétérienne ;

4) la quan­tité de biens et ser­vices fin­aux passe par un max­i­mum au voisi­nage de : Xi max = 0,5.

La fig­ure 4 mon­tre effec­tive­ment que le rythme de crois­sance de Xi, qui avait été con­stant jusqu’alors aux USA, s’est infléchi à par­tir des années soix­ante-dix (alors que Xi était un peu supérieur à 40 %), entraî­nant ain­si une moin­dre crois­sance de la pro­duc­tiv­ité, laque­lle est cepen­dant restée supérieure à ce qu’elle eût été si Xi avait con­tin­ué à croître au même rythme que par le passé et dépassé cette valeur cri­tique Xmax.

Ces con­sid­éra­tions avaient ain­si per­mis à ces chercheurs de prédire à la fois ce qui est effec­tive­ment arrivé, mais aus­si pourquoi et quand cela devait arriver.

Et cepen­dant, on aurait pu espér­er que la ful­gu­rante mon­tée de l’in­for­ma­tique aurait per­mis de neu­tralis­er, voire de ren­vers­er cet implaca­ble mécan­isme. L’ex­péri­ence a mon­tré qu’il n’en a rien été jusqu’alors. L’u­til­i­sa­tion mas­sive des ordi­na­teurs n’a fait qu’in­ten­si­fi­er la fuite en avant au vol­ume d’in­for­ma­tions à rassem­bler et à la com­plex­i­fi­ca­tion comme à la rapid­ité exigée de leur traite­ment. C’est ce qui a inspiré au prix Nobel R. Solow sa phrase fameuse con­statant qu’on trou­ve partout des ordi­na­teurs… sauf dans les sta­tis­tiques de productivité !

On se heurte donc désor­mais à une ” loi des ren­de­ments décrois­sants du traite­ment de l’in­for­ma­tion ” que, à la suite de K. Marx, on n’at­tendait que pour le cap­i­tal (mais que peut le cap­i­tal sans le tra­vail de l’in­tel­li­gence qui ori­ente son emploi ?).

Ce ” mur de la pro­duc­tiv­ité ” ne pour­ra être franchi que si le secteur infor­ma­tion­nel parvient à réduire ses coûts tout en induisant une crois­sance aus­si soutenue que par le passé de la pro­duc­tiv­ité du secteur matériel. Au vu de la ten­dance, il faudrait une véri­ta­ble révo­lu­tion dont il est aus­si impos­si­ble de prévoir l’émer­gence éventuelle que ses modal­ités (le rebond de pro­duc­tiv­ité con­staté aux États-Unis de 1995 à 1999 pré­fig­ure-t-il cette révo­lu­tion… ou n’a-t-il été qu’un feu de paille ? on en dis­cutera ci-dessous).

Le sys­tème économique est ain­si con­fron­té à un phénomène de même nature que celui qui lim­ite la vitesse d’un véhicule, dont le moteur développe une puis­sance don­née et qui est soumis à des forces aéro­dy­namiques crois­sant comme le car­ré de la vitesse, ou que celui d’une pile élec­trique qui four­nit une énergie utile max­i­male au moment où celle-ci égale exacte­ment les pertes intérieures à la pile.

Ce phénomène struc­turel est cepen­dant masqué à la per­cep­tion directe par des fluc­tu­a­tions con­jonc­turelles d’une ampli­tude instan­ta­née beau­coup plus con­sid­érable (de même que les vagues de sur­face se sura­joutent au mou­ve­ment de la marée et sont plus faciles à observ­er dans une vue à court terme).

L’économie est un ” système ”

Fig­ure 5
Parts rel­a­tives du tra­vail et du cap­i­tal dans la valeur ajoutée
Parts relatives du travail et du capital dans la valeur ajoutée
Source : Partage de la valeur ajoutée, Con­seil d’analyse économique (Pre­mier min­istre), Doc­u­men­ta­tion française, novem­bre 1997.

L’ingénieur con­state ain­si que, pas plus que tout autre sys­tème physique, l’é­conomie n’échappe aux lois générales de l’en­tropie et de la ther­mo­dy­namique. Il note aus­si que l’é­conomie est un sys­tème vivant qui, comme tout sys­tème vivant, est dénué de final­ité explicite. Êtres vivants, les entre­pris­es n’ont pas d’autre final­ité que de se créer et de se per­pétuer en milieu hos­tile. Dans la pra­tique cepen­dant, c’est la ” créa­tion de valeur ” (c’est-à-dire la max­imi­sa­tion du ren­de­ment du cap­i­tal investi) qui s’im­pose désor­mais aux ” gou­verne­ments d’en­tre­pris­es “, néolibéral­isme aidant, comme le critère téléonomique fon­da­men­tal. Ce ren­de­ment exigé par les investis­seurs, seuls maîtres de leurs déci­sions, atteint actuelle­ment des valeurs élevées (au moins 10 %) en dépit du fait que la crois­sance annuelle de la pro­duc­tiv­ité du fac­teur cap­i­tal est dev­enue qua­si nulle voire néga­tive (- 0,72 % en moyenne aux USA de 1973 à 1992 et — 1,96 % en France)10.

Les parts respec­tives du revenu du cap­i­tal (fig. 5) et du tra­vail con­ser­vent une qua­si-con­stance dans le temps (au voisi­nage de 30/70), en dépit de cette moin­dre pro­duc­tiv­ité du fac­teur cap­i­tal et de la diminu­tion con­stante de la crois­sance du stock de cap­i­tal investi par heure de tra­vail (aux USA de 3,5 % en 1970 à qua­si nulle en 1996).

Pres­sion du marché aidant, la pri­mauté don­née à la ” créa­tion de valeur ” a entraîné une pro­fonde muta­tion au sein du monde du tra­vail. Les grands décideurs des entre­pris­es ont en effet été amenés à s’en­tour­er de cadres les plus créat­ifs et les plus dynamiques et n’hési­tent pas à les rémunér­er (comme ils se rémunèrent eux-mêmes) à hau­teur directe de leur par­tic­i­pa­tion à l’at­teinte de cet objec­tif. Ces cadres con­stituent une ressource rare, tan­dis que celle du tra­vail banal, dev­enue surabon­dante et délo­cal­is­able, se dévalorise.

C’est ain­si que se durcit un ” marché du tra­vail “, en dépit des lois sociales qui en avaient lim­ité les degrés de lib­erté. Le clas­sique con­flit capital/travail s’est déplacé en un con­flit au sein même du monde salarié et a don­né nais­sance à une ” paupéri­sa­tion sélec­tive ” aggravée par un affaib­lisse­ment des syn­di­cats placés en posi­tion vulnérable.

Le con­som­ma­teur-roi et les citoyens restent certes les juges suprêmes, mais des juges qui sont aus­si des salariés et des béné­fi­ci­aires de presta­tions sociales (voire des déten­teurs de fonds de pen­sion) dont beau­coup sont ain­si enfer­més dans une posi­tion schizophrénique.

Haro sur l’État et sur l’État-providence

On com­prend donc par quelle ” logique “, un cer­tain dis­cours a été amené à désign­er l’É­tat comme accusé, tan­dis que les presta­tions sociales font fig­ure de dépens­es injus­ti­fiées. Il fait ain­si litière de la part essen­tielle que l’É­tat a prise au cours de plus d’un siè­cle d’évo­lu­tion ” glo­rieuse ” de l’é­conomie, tant dans la créa­tion des infra­struc­tures, que dans la fix­a­tion des objec­tifs des grands secteurs publics, que dans la régu­la­tion du secteur privé et dans la répar­ti­tion des revenus et des presta­tions sociales.

Chronique d’une ” fin annoncée ”

Les événe­ments qui se sont enchaînés lorsque l’é­conomie s’est approchée de la zone Xmax appor­tent une crédi­bil­ité sup­plé­men­taire aux analy­ses qui précè­dent. Au-delà des pre­mières années soix­ante-dix, les choses ont en effet pro­fondé­ment changé du fait de la moin­dre crois­sance de la pro­duc­tiv­ité des fac­teurs. Mais, face à ce qu’ils pen­saient n’être qu’une sim­ple crise con­jonc­turelle clas­sique, les décideurs publics ont con­tin­ué à appli­quer les recettes qui avaient réus­si dans un autre con­texte, ce qui a con­tribué à aggraver la sit­u­a­tion et à la ren­dre plus irréversible.

On peut ain­si décel­er plusieurs phas­es successives :

a) le ” long fleuve tranquille ”
Les gains de pro­duc­tiv­ité per­me­t­tent de gager régulière­ment la crois­sance des salaires et des ” droits de citoyen­neté ” de plus en plus exten­sifs et sub­stantiels, ain­si que de présider à une notable redis­tri­b­u­tion des revenus pour évoluer vers de plus en plus d’équité.

b) la ” grande illusion ”
La rup­ture dans le rythme de crois­sance de la pro­duc­tiv­ité des fac­teurs étant passé inaperçue, la crois­sance des salaires et des avan­tages soci­aux con­tin­ue sur sa lancée, accélérant ain­si en cer­cle vicieux l’en­det­te­ment pour solv­abilis­er cette générosité.

c) la ” mon­tée des périls ”
Alors que le retour keynésien escomp­té refuse de se man­i­fester comme par le passé, les États vivent dès lors durable­ment à crédit (au détri­ment des investisse­ments pro­duc­tifs), et subis­sent des taux d’in­térêt d’au­tant plus élevés qu’ils sont en con­cur­rence entre eux dans leur appel au marché financier. Le pre­mier choc pétroli­er a servi de révéla­teur à un pro­fond déséquili­bre pré-existant.

d) ” l’heure de vérité ”
Les con­tre-chocs pétroliers n’ayant rien résolu, il a bien fal­lu se résoudre à s’at­ta­quer aux réal­ités et pren­dre les dis­po­si­tions pour cass­er les mécan­ismes per­vers qu’on avait lais­sé se développer.

e) une pro­fonde ” remise en cause ” nationale et mondiale
Les entre­pris­es, malades de leurs coûts de ser­vices directs et indi­rects, par­tent à la con­quête de ” nou­velles fron­tières ” nationales (déré­gle­men­ta­tions, pri­vati­sa­tion des ser­vices publics, déna­tion­al­i­sa­tions…) et inter­na­tionales (lib­erté du mou­ve­ment des biens puis des cap­i­taux, mon­di­al­i­sa­tion des échanges) pour ouvrir un champ plus grand à l’amor­tisse­ment de leurs charges fix­es crois­santes, pour don­ner plus d’op­por­tu­nité au choix de leurs investisse­ments et à l’ef­fi­cac­ité de leurs réseaux ain­si que pour peser sur les bas salaires.

f) enfin, le récent sur­saut de pro­duc­tiv­ité aux États-Unis qui mène à la sit­u­a­tion actuelle.

Les différences USA-UE

Pour les mêmes raisons, les économies de part et d’autre de l’At­lan­tique n’ont pas échap­pé à ces proces­sus, mais les com­porte­ments ont dif­féré significativement.

Fig­ure 6
Crois­sance des revenus salari­aux aux États-Unis, 1949–1999
Croissance des revenus salariaux aux États-Unis, 1949-1999
Source : Rap­port Clin­ton au Con­grès 2000.
Fig­ure 7
Revenu des familles US (1973–1993)
Revenu des familles US (1973-1993)
Source : Depart­ment of Com­merce (Bureau of the Census).
Fig­ure 8
Crois­sance de l’emploi dans les pays développés
Croissance de l’emploi dans les pays développés
Source : Olivi­er Marc­hand, L’État et l’Économie, Gal­li­mard, 1992.

Que ne s’est-on longtemps gaussé de la ” déca­dence ” de l’é­conomie améri­caine dont les gains de pro­duc­tiv­ité s’a­menui­saient plus rapi­de­ment qu’en Europe ! En fait, les Améri­cains con­tin­u­aient à devancer les Européens grâce à :

a) un tis­su man­u­fac­turi­er dimin­u­ant en part rel­a­tive d’emplois mais accrois­sant sans cesse sa vigoureuse productivité ;

b) la pour­suite du développe­ment des secteurs des ser­vices et de l’in­for­ma­tion, gage de la ” pro­ductibil­ité ” présente et future qu’ils induisent (recherche financée par d’am­bitieux bud­gets mil­i­taires, créa­tion de nou­veaux pro­duits, ” gou­verne­ment ” effi­cace des entre­pris­es, développe­ment de réseaux nationaux et mondiaux…).

Par ailleurs, la société améri­caine, ain­si con­fron­tée à une faible crois­sance de pro­duc­tiv­ité moyenne, a accep­té sans état d’âme de lourds sac­ri­fices soci­aux : les salaires moyens ont tout juste suivi la faible crois­sance de la pro­duc­tiv­ité du fac­teur tra­vail (fig. 6), tan­dis que les bas salaires s’af­fais­saient au prof­it des hauts revenus (fig. 7), eux-mêmes favorisés par une fis­cal­ité de plus en plus allégée à leur égard, tan­dis que tous les tra­vailleurs ne béné­fi­ci­aient tou­jours pas de la sécu­rité sociale ni de retraites décentes assurées. Cette régres­sion sociale s’est effec­tuée sous la pres­sion des class­es moyennes qui se sont insurgées, sans ren­con­tr­er trop de résis­tance organ­isée, con­tre les redis­tri­b­u­tions dont elles se sont refusées à porter l’essen­tiel du fardeau.

En un mot, la crois­sance améri­caine n’a pas été soutenue par celle de la pro­duc­tiv­ité moyenne, mais a été tirée essen­tielle­ment par celle du vol­ume de l’emploi de ser­vices et de l’in­for­ma­tion (fig. 8) : ain­si, de 1960 à 1986, les emplois ont crû de 64,8 mil­lions de postes aux USA con­tre 2,4 mil­lions en France et seule­ment 0,7 mil­lion en RFA. Il n’est sans doute pas inutile de con­stater au pas­sage qu’une ” économie plus riche en emplois ” est aus­si une économie moins pro­duc­tive et donc à moin­dre capac­ité dis­trib­u­tive par emploi.

Au-delà de 1970 le revenu moyen des ménages ne s’est ain­si accru que grâce à la général­i­sa­tion du dou­ble salaire par foy­er (fig. 6).

La con­som­ma­tion a été favorisée par un fort déficit pub­lic et une très faible épargne pop­u­laire com­pen­sée par des investisse­ments étrangers, eux-mêmes équili­brant les déficits con­sid­érables de la bal­ance commerciale.

De son côté, l’Eu­rope a main­tenu une pro­duc­tiv­ité des fac­teurs plus envi­able du fait de son retard dans la ter­tiari­sa­tion, et donc au dou­ble prix d’une médiocre pré­pa­ra­tion de son avenir et d’un plus faible développe­ment de l’emploi. Par ailleurs, elle a ten­té de préserv­er au mieux ses struc­tures sociales, con­sid­érées comme autant de con­quêtes chère­ment acquis­es au cours d’un longue his­toire de luttes et aux­quelles elle est cul­turelle­ment attachée (ser­vices publics, sécu­rité sociale et retraites pour tous, pro­mo­tion des bas salaires…). En revanche, elle n’est pas par­v­enue à éviter un chô­mage ravageur et la baisse pro­gres­sive de cer­taines presta­tions sociales, con­duisant ain­si une frac­tion crois­sante de la pop­u­la­tion vers une exclu­sion intolérable.

La France s’est par­ti­c­ulière­ment sin­gu­lar­isée : ayant longtemps con­tin­ué à procéder (au-delà de ce que per­me­t­taient les gains de pro­duc­tiv­ité du tra­vail) à une très généreuse dis­tri­b­u­tion de salaires et d’a­van­tages soci­aux, notam­ment au prof­it des plus dému­nis, elle a été ensuite con­trainte de s’im­pos­er (à par­tir de 1985) une grande rigueur dis­trib­u­tive au détri­ment du salari­at (fig. 5).

D’une manière mil­i­tante pour cer­tains de ses États, et très réti­cente (voire à recu­lons) pour d’autres, l’U­nion européenne est entrée dans tous les mécan­ismes néolibéraux en s’alig­nant sur les grandes options pris­es par les USA, tout en cher­chant encore à préserv­er ce qui pou­vait être sauvé de sa cul­ture sociale.

Le sursaut américain au-delà de 1995

Sor­tie brusque­ment de sa langueur (autour de 1,5 % par an), la crois­sance de la pro­duc­tiv­ité totale améri­caine est repar­tie à par­tir de 1995 (fig. 9) et a même atteint des pointes de plus de 4 % au-delà de 1998. L’Amérique touchait ain­si les div­i­den­des de ses efforts pour accroître la pro­duc­tiv­ité des ser­vices, notam­ment par de vastes con­cen­tra­tions des entre­pris­es et des réseaux ain­si que par des sac­ri­fices soci­aux dras­tiques sur les bas salaires, et sur les presta­tions sociales de san­té, d’é­d­u­ca­tion, de retraites…11 La ” piteuse ” Amérique est dev­enue la ” mirac­uleuse ” Amérique, tan­dis que c’est l’Eu­rope qui fut, à son tour, taxée de ce peu envi­able qualificatif !

C’est alors que l’e­uphorie a atteint des som­mets tels que cer­tains évo­quaient l’ar­rivée d’un ” New Age ” de l’é­conomie, tan­dis que d’autres procla­maient la vic­toire d’une ” nou­velle économie greenspani­ennne ” à l’abri défini­tif de toute crise con­jonc­turelle grave, et que d’autres encore ont rebat­tu les oreilles com­plaisantes avec les lende­mains qui chantent d’une ” ère de l’in­for­ma­tion ” devant assur­er à jamais une crois­sance illim­itée de l’é­conomie… et des revenus financiers.

Alors, on croit à nou­veau au con­cept de pro­duc­tiv­ité et à son rôle essen­tiel. Adieu la morosité !

Les événe­ments, qui se sont pré­cip­ités après l’en­trée dans le nou­veau siè­cle, ont fait ” retomber le souf­flé ” et se sont chargés d’eux-mêmes et, sans doute plus effi­cace­ment que les analy­ses qui précè­dent, de dis­siper beau­coup d’illusions.

En rai­son de son retard sur les USA, l’Eu­rope garde de sérieuses marges de développe­ment et de pro­duc­tiv­ité de son secteur des ser­vices et de l’in­for­ma­tion ; par son union et sa mon­naie unique, elle dis­posera aus­si à son tour de ” facil­ités ” jusqu’alors réservées aux seuls États-Unis.

Un ” mur de la productivité ” ? Où va-t-on ?

Le lecteur sera peut-être con­va­in­cu de ce que les ser­vices et l’in­for­ma­tion sont au cœur du débat, même si la ” pen­sée unique “, sûre d’elle-même, ne s’embarrasse guère de telles considérations.

Fig­ure 9
Pro­duc­tiv­ité du tra­vail aux États-Unis
Productivité du travail aux États-Unis
Source : Rap­port Clin­ton au Con­grès 2000.

Il admet­tra aus­si que les analy­ses qui précè­dent sont ni de Gauche ni de Droite… mais que toute poli­tique qu’elle soit de Gauche ou de Droite serait bien impru­dente de ne pas en tenir compte de la manière appropriée.

Si le passé et le présent peu­vent en être mieux com­pris, que peut-on en induire pour l’avenir sans recourir à la boule de cristal ?

À vrai dire, il est aus­si impos­si­ble de prévoir l’avenir à long terme de l’é­conomie des ser­vices et de l’in­for­ma­tion qu’on pou­vait le faire de l’é­conomie agri­cole puis de l’é­conomie indus­trielle à leurs débuts.

Pour le moins, on peut cepen­dant con­stater deux choses sans doute :

  • l’é­conomie des ser­vices et de l’in­for­ma­tion recèle de bonnes réserves de créa­tiv­ité et de pro­duc­tiv­ité par le jeu d’une organ­i­sa­tion plus décen­tral­isée et d’une meilleure util­i­sa­tion de toutes les com­pé­tences humaines à tous les niveaux ;
  • la ” préférence pour les ser­vices ” ne ten­dra pas à se ralentir.


Ceci com­pensera-t-il cela ?

Par­mi bien d’autres, on peut sug­gér­er quelques pistes pour con­duire la réflexion.

Les avan­tages con­cur­ren­tiels résul­tant des efforts de chaque entre­prise sont neu­tral­isés par l’aligne­ment de toutes les autres sur les meilleures ; elles sont toutes entraînées dans une fuite en avant onéreuse vers la com­plex­ité et la novation.

Face à une con­cur­rence crois­sante, peut-on escompter que, con­traire­ment au passé, la pro­duc­tiv­ité du secteur des ser­vices ou de l’in­for­ma­tion s’ac­croisse sig­ni­fica­tive­ment à l’avenir tout en con­ser­vant sa puis­sance créa­tive. Mais alors ne retrou­verait-on pas un chô­mage mas­sif, à moins qu’on ait la sagesse de renouer avec une diminu­tion rapi­de du temps de travail ?

Tôt ou tard, l’aug­men­ta­tion de l’ef­fi­cac­ité par la con­cen­tra­tion entraîn­era des abus de posi­tion dom­i­nante et des effets pré­da­teurs, que les mesures au coup par coup ne pour­ront plusendiguer : on peut augur­er l’éter­nel recom­mence­ment du cycle de réglementation/déréglementation nationale et internationale.

Trou­vera-t-on la voie équili­brée d’un mode de régu­la­tion de l’é­conomie qui, sans la con­train­dre indû­ment, lui per­me­t­tra de con­verg­er vers un équili­bre social sat­is­faisant tant au sein de chaque État, ou groupes régionaux d’É­tats, que dans la rela­tion des États dévelop­pés avec le tiers-monde ?

Tan­dis que les besoins en pro­duits indus­triels se sat­ureront, ou seront cou­verts par une automa­ti­sa­tion de plus en plus poussée, la demande de ser­vices col­lec­tifs ou indi­vidu­els ne fera que con­tin­uer à croître rapi­de­ment sous l’ef­fet de la démo­gra­phie et des pro­grès de la médecine, de l’in­sécu­rité crois­sante au sein d’une société devenant moins équitable, des villes de plus en plus onéreuses à dévelop­per et à gér­er har­monieuse­ment, des besoins de loge­ments décents à assur­er pour tous, des moyens de déplace­ment sat­urés, des besoins cul­turels et de loisirs, des pol­lu­tions à éradi­quer, etc. Par le jeu de la crois­sance de leur coût uni­taire décrit ci-dessus, la part des ser­vices a toutes les chances de con­tin­uer à croître d’une manière aus­si soutenue que par le passé.

Si elle pour­suit sur sa lancée actuelle, voici donc venir une Société capa­ble de pro­duire de plus en plus de biens matériels à des coûts de plus en plus faibles, mais qui sera de moins en moins en mesure d’as­sur­er la solv­abil­ité des ser­vices jugés les plus essentiels.

Les per­spec­tives de crois­sance de la pro­duc­tiv­ité des ser­vices ou du traite­ment de l’in­for­ma­tion pro­cureront-elles des marges de manœu­vre suff­isantes pour assur­er la régu­la­tion sociale d’une économie qui, lais­sée à elle-même, deviendrait de plus en plus inhumaine ?

Dans le cas con­traire, l’iniq­ui­té crois­sante exig­era la mise en œuvre de cor­rec­tifs de plus en plus onéreux, qui con­naîtront leurs lim­ites face à la résis­tance d’une classe moyenne con­sciente de son rôle majeur dans la créa­tion des richess­es : selon les pays, le cli­vage social se man­i­festerait alors inéluctable­ment par un mélange qui leur sera spé­ci­fique, de chô­mage, de sous-salaire, de manque de pro­tec­tion sociale, de pré­car­ité ou d’exclusions.

Saura-t-on donc pass­er de l’ère de la pro­duc­tion indus­trielle à une société con­viviale des ser­vices au prof­it de cha­cun et de tous ? Une telle société pour­ra-t-elle repos­er sur une base pure­ment marchande, sauf à revenir à une société patrici­enne de plus en plus iné­gal­i­taire ? Saura-t-on don­ner leur place aux asso­ci­a­tions, aux affinités actives, à la vie locale et à toutes les ini­tia­tives des uns et des autres, des uns pour les autres, sus­cep­ti­bles de per­me­t­tre de main­tenir un cadre de vie har­monieux et paisible ?

C’est la ” com­plex­ité ” de l’homme qui con­stitue sa chance la plus pré­cieuse. La com­plex­ité appelle la com­plex­ité, seule capa­ble de met­tre en valeur les inépuis­ables poten­tial­ités du cerveau et du cœur de l’homme, de cha­cun des hommes qui façon­nent l’avenir au sein des entre­pris­es ou de la société offi­cielle ou civile.

Au cours de sa longue émer­gence, la société a déjà con­nu des muta­tions plus pro­fondes que celles qui s’an­non­cent. Grâce au développe­ment prodigieux des con­nais­sances et des tech­niques, on peut espér­er qu’elle devrait être mieux armée que par le passé pour y faire face… si elle accède à plus de sagesse et parvient à éviter les défla­gra­tions sociales ou la destruc­tion de sa belle planète bleue ou de son environnement.

*
* *

Pour con­clure, on for­mule le souhait que, dans les lignes qui précè­dent, le lecteur pour­ra trou­ver quelques élé­ments pour ali­menter sa pro­pre réflex­ion sur le présent et sur l’avenir. Plutôt que de ten­ter de prévoir l’im­prévis­i­ble, il se deman­dera sans doute s’il faut con­sid­ér­er avec F. von Hayek12 que ” l’homme n’a jamais été maître de son des­tin et ne le sera jamais ” ou penser avec R. Musil13 que ” nous sommes bien oblig­és de croire à un avenir meilleur, sinon nous n’ose­ri­ons plus affron­ter notre con­science “.

Je remer­cie tout par­ti­c­ulière­ment les pro­fesseurs J.-L. Le Moigne et C. Mou­chot (60) ain­si que A. Danzin (39), R. Boy­er (62) et P. Sajus (50) qui ont bien voulu suiv­re, voire cor­riger mon tra­vail et m’ont encour­agé à le pour­suiv­re. Je tiens par-dessus tout à évo­quer la mémoire de Jean Voge14 dont les travaux m’ont per­mis de m’ini­ti­er à l’analyse de l’é­conomie de l’information.

____________________________________________
1. - Les trente piteuses, Nico­las Baverez, Col­lec­tion Champs, Flammarion.
2. — Expres­sion désor­mais célèbre imag­inée par Jean Fourastié pour car­ac­téris­er les années 1945–1975.
3.La fin de l’his­toire, F. Fukuya­ma, Flammarion.
4. - La fin du tra­vail, Jérémy Rifkin, La Découverte/Poche.
5.Tou­jours plus, F. de Clos­et, Grasset.
6. — Le pro­duit nation­al Q (en mon­naie con­stante) croît comme p. Lα. K(1‑α).
7. — On déduit de la for­mule de Cobb-Dou­glas que la ” pro­duc­tiv­ité totale des fac­teurs ” p peut s’écrire : p = (Q/L)α. (Q/K)(1‑α) ; les rap­ports Q/L et Q/K expri­ment respec­tive­ment la ” pro­duc­tiv­ité des fac­teurs tra­vail et capital “.
8. — ” Macro­eco­nom­ics of unbal­anced growth : the anato­my of urban cri­sis “, Amer­i­can Eco­nom­ic Review, 1967.
9. — La con­som­ma­tion per­son­nelle d’in­for­ma­tion est essen­tielle­ment financée par les prélève­ments oblig­a­toires et par la publicité.
10. — La part des investisse­ments visant spé­ci­fique­ment la pro­duc­tiv­ité est très inférieure à celle qui est désor­mais req­uise pour assur­er la ” pro­ductibil­ité ” au sein d’une économie dont la fuite en avant est sans cesse aigu­il­lon­née par la concurrence.
11. — Selon une source améri­caine (Cato Insti­tute) le déficit à long terme non financé du régime oblig­a­toire des retraites fédérales par répar­ti­tion se mon­terait à 20 000 mil­liards de dollars.
12. — F. von Hayek, prix Nobel 1974.
13.L’homme sans qual­ité, R. Musil.
14. - Le com­plexe de Babel, Jean Voge, Mas­son Éditeur.

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