Enfants dans un camp de réfugiés de l’ONU à N’Djamena, Tchad, en 2014.

Population et politique : la singularité africaine

Dossier : Géopolitique de l'AfriqueMagazine N°794 Avril 2024
Par Hervé LE BRAS (X63)

Alors que la crois­sance de la popu­la­tion mon­diale ralen­tit sérieu­se­ment, elle se pour­suit sur le même rythme en Afrique. Ce conti­nent devrait pas­ser de 1,44 mil­liard d’habitants en 2022 à 2,46 mil­liards en 2050. 94 % de cette crois­sance, soit près d’un mil­liard, pren­drait place entre les deux tro­piques, l’Afrique du Nord et celle au sud du Zam­bèze ache­vant leur tran­si­tion démo­gra­phique vers une basse fécon­di­té, donc un arrêt de la crois­sance, à l’image des grands pays d’Asie et d’Amérique. De nom­breux fac­teurs amènent à pen­ser que cette crois­sance va se pro­lon­ger. Pour­tant il est erro­né d’en déduire une ruée iné­luc­table des Afri­cains vers l’Europe.

Les pro­jec­tions par pays de la Divi­sion de la popu­la­tion des Nations unies, qui servent de réfé­rence, sou­lignent l’intensité de la crois­sance : le Niger pas­se­rait de 26 mil­lions d’habitants en 2022 à 66 mil­lions en 2050, le Nige­ria de 166 à 375, la Répu­blique démo­cratique du Congo (RDC) de 97 à 215. On peut s’interroger sur la vali­di­té de ces pro­jec­tions mais, dans le pas­sé, elles ont été sys­té­ma­ti­que­ment revues à la hausse. La pro­jec­tion de la popu­la­tion du Niger effec­tuée par les Nations unies en 1994 lui pro­met­tait par exemple 34 mil­lions d’habitants en 2050, deux fois moins que la pro­jec­tion actuelle. Les freins à la fécon­di­té dans ces pays res­tent peu effi­caces à l’heure actuelle. Les démo­graphes en dis­tinguent deux grandes caté­go­ries : celle des « com­po­santes inter­mé­diaires » – les ­méca­nismes démo­gra­phiques qui contrôlent la crois­sance – et celle des variables socio-éco­no­miques qui con­di­­tion­nent les com­po­santes intermédiaires.

Contrôler la fécondité : les « composantes intermédiaires »

Les trois plus impor­tantes com­po­santes inter­mé­diaires sont l’âge à la pre­mière mater­ni­té, qui dépend de l’âge au mariage, l’espacement des nais­sances et les pra­tiques contra­cep­tives. Le pre­mier frein ne joue pas de rôle en Afrique. Les Séné­ga­laises vivent leur pre­mière mater­ni­té à 22 ans en moyenne, les Congo­laises à 20 ans et les Nigé­riennes à 19 ans. En com­pa­rai­son, les Fran­çaises accouchent de leur pre­mier enfant à 29 ans et, à la fin du XVIIIe siècle, cet âge était déjà de 26 ans en rai­son des mariages tardifs. 

Espa­cer les nais­sances est le second frein à la fécon­di­té et le plus tra­di­tion­nel, à cause de la lon­gueur des allai­te­ments durant les­quels les femmes sont moins fer­tiles et sou­vent les rela­tions sexuelles pro­hi­bées. Dans les der­nières popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs, par exemple les San du Kala­ha­ri, l’espacement moyen des nais­sances atteint quatre années et demie. Dans la plu­part des pays afri­cains et asia­tiques, il était de trois ans et demi il y a cin­quante ans. Les ali­ments modernes pour enfants, par exemple le lait en poudre, ont réduit la durée des allai­te­ments, donc l’intervalle entre nais­sances, ce qui a accru la fécon­di­té dans un pre­mier temps. Ain­si au Bur­ki­na Faso la fécon­di­té, qui attei­gnait 6,1 enfants par femme en 1950, s’est éle­vée à 7,2 dans les années 1980, avant de com­men­cer à dimi­nuer (4,9 actuellement). 

Le troi­sième frein, de loin le plus effi­cace, repose sur les méthodes contra­cep­tives. Or elles sont peu pra­ti­quées. D’après les enquêtes menées dans les pays du Sahel, seules 20 % des femmes uti­lisent un moyen contra­cep­tif, dont un quart la pilule. Le pré­ser­va­tif y est pra­ti­que­ment inconnu.

Distribution de préservatifs gratuits soutenue par la Croix-Rouge en Ouganda.
Dis­tri­bu­tion de pré­ser­va­tifs gra­tuits sou­te­nue par la Croix-Rouge en Ougan­da. © Tat­sia­na Hend­zel / Shutterstock

Contrôler la fécondité : les variables socio-économiques

Si les moyens de réduire la fécon­di­té sont si faibles, c’est parce que les condi­tions éco­no­miques et sociales ne s’y prêtent pas, notam­ment l’éducation des femmes. Dans presque tous les pays du monde, la baisse de fécon­di­té repose sur l’éducation des filles, non pas la simple alpha­bé­ti­sa­tion, mais au moins le pre­mier cycle du secon­daire. Au Séné­gal, le pays le plus en avance et avec une fécon­di­té un peu plus faible que dans le reste du Sahel (4,3 enfants par femme), 39 % des jeunes filles accèdent au lycée, 27 % au Mali, 20 % au Niger (6,8 enfants par femme) et 10 % en Répu­blique centrafricaine. 

Les pour­cen­tages sont encore plus bas dans les milieux ruraux où les enfants repré­sentent un inté­rêt éco­no­mique. Les enquêtes de ter­rain de l’anthropologue et démo­graphe John Cald­well ont rap­pe­lé que les enfants, même jeunes, repré­sen­taient une aide pour leurs parents, par exemple en éco­no­mi­sant le tra­vail d’un adulte dans la garde du petit bétail ou pour la vente sur les mar­chés. De plus, ils sont sou­vent consi­dé­rés comme des « billets de lote­rie » : étant don­né la soli­da­ri­té au sein des familles éten­dues, ils peuvent être remar­qués et aidés par un oncle ou un cou­sin loin­tain qui a réus­si en ville.

« La fécondité baisse dans les mégapoles africaines. »

Avec l’urbanisation qui va à l’encontre de ces inté­rêts, les enfants deviennent une charge. Désor­mais leur réus­site ne dépend plus de la famille mais de leur édu­ca­tion. Aus­si, la fécon­di­té baisse dans les méga­poles afri­caines. À Kin­sha­sa, la fécon­di­té est de 4,2 enfants par femme, contre 5,4 dans les autres villes et 7,3 dans les zones rurales de la RDC. On a ici l’illustration de la thèse, défen­due par le prix Nobel d’économie Gary Becker, d’un com­pro­mis entre la « quan­ti­té » et la « qua­li­té » des enfants.

Jeune mère avec deux enfants vivant sur la rive du fleuve Niger.
Jeune mère avec deux enfants vivant sur la rive du fleuve Niger. © Lies Ouwer­kerk / Shutterstock

L’obstacle psychique

En liai­son avec les obs­tacles qui pré­cèdent, le plus impor­tant est peut-être d’ordre psy­cho­lo­gique. Contrai­re­ment à l’image sou­vent répan­due de mater­ni­tés non dési­rées par les femmes, mais impo­sées par les hommes du fait de leur domi­na­tion patriar­cale (au Mali, ils ont en moyenne six années de plus que leurs conjointes épou­sées très jeunes), les enquêtes sur le nombre idéal et le nombre dési­ré d’enfants mettent en évi­dence des chiffres élevés. 

Pour une femme séné­ga­laise, en moyenne, la taille idéale de la famille est de 5 enfants et de 5,5 si elle vit avec un conjoint. En RDC, ce sont res­pec­ti­ve­ment 6,1 et 6,6 enfants. Le déca­lage avec la réa­li­té est faible : 0,7 enfant de plus par rap­port à l’idéal au Séné­gal, 0,5 en RDC. Certes les hommes donnent des chiffres un peu plus éle­vés, mais il faut tenir compte de la poly­ga­mie encore assez répan­due, ce qui mul­ti­plie le nombre pos­sible de leurs enfants.

Enfants ghanéens.
Enfants gha­néens. © Anton Iva­nov / Shutterstock

L’effet des troubles internes

L’urbanisation rapide et la géné­ra­li­sa­tion des études secon­daires peuvent venir pro­gres­si­ve­ment à bout de ces obs­tacles à la baisse de la fécon­di­té et c’est ce que pro­jettent les démo­graphes de la Divi­sion de la popu­la­tion, mais un autre dan­ger se pro­file, poli­tique celui-là. Dans l’ordre, les pays dans les­quels la fécon­di­té est la plus éle­vée en Afrique sont : Niger (6,8), Soma­lie (6,2), RDC (6,1), Tchad (6,1), Mali (5,9), Nige­ria (5,1). Tous sont le théâtre de troubles civils graves. Au Mali et au Niger, les groupes affi­liés à Al-Qaï­da ou à l’État isla­mique sèment le désordre sur des péri­mètres de plus en plus vastes. Au sud du Niger et au nord du Nige­ria, Boko Haram accen­tue sa pression.

“La guerre civile peut engendrer la surpopulation.”

La RCA est en proie à une guerre civile entre musul­mans et chré­tiens, et des troubles graves et récur­rents se pour­suivent en RDC. En Soma­lie, les groupes armés tels His­bi Islam et Al-Sha­baab se dis­putent le pou­voir. Une par­ti­cu­la­ri­té de ces conflits est leur idéo­lo­gie anti­fé­mi­niste qui se concré­tise dans la des­truc­tion des écoles et le rapt de jeunes femmes, sou­vent pour pro­cu­rer des épouses aux ter­ro­ristes. Hors de l’Afrique, les Tali­bans et l’État isla­mique à Mos­soul ont mon­tré la voie. L’insécurité n’est pas pro­pice à la dif­fu­sion des méthodes contra­cep­tives ni à la liber­té des femmes en géné­ral. Le polé­mo­logue Gas­ton Bou­thoul sou­te­nait que la sur­po­pu­la­tion entraî­nait la guerre. On peut ren­ver­ser la for­mule : désor­mais, la guerre civile peut engen­drer la surpopulation.


Lire aus­si : Migra­tions et conflits en Afrique


Une ruée vers l’Europe ?

Ces pers­pec­tives peu favo­rables à un allè­ge­ment de la pres­sion démo­gra­phique ont conduit cer­tains, dont le jour­na­liste Ste­phen Smith, auteur de La ruée vers l’Europe, à pro­phé­ti­ser que le mil­liard d’Africains sup­plé­men­taires d’ici 2050 se déver­se­rait en Europe. Cette vision méca­nique des flux humains est sim­pliste pour deux rai­sons. D’une part, les plus pauvres ne migrent jamais loin car ils n’en ont pas les res­sources. Les réfu­giés du Dar­four s’entassent à Adré à la fron­tière tcha­dienne ; le plus grand camp de réfu­giés du monde abrite plus d’un demi-mil­lion de Soma­liens au nord du Kenya. 

Migrer en Europe sup­pose des res­sources et des réseaux de rela­tions. Un exemple : entre 2009 et 2019, le nombre d’habitants du Niger a aug­men­té de 7,26 mil­lions de per­sonnes. Dans le même temps, le nombre des Nigé­riens en France a aug­men­té de 2 500 per­sonnes, soit les trois dix mil­lièmes de l’accroissement démo­gra­phique dans leur pays. Ce n’est pas une ruée. 2 500 per­sonnes en dix ans, cela repré­sente 250 par an. 

Le Mali voi­sin et aus­si pauvre a, quant à lui, vu sa popu­la­tion s’accroître de 5,4 mil­lions de per­sonnes et en France le nombre des per­sonnes ori­gi­naires du Mali a crû de 28 000. S’il est arri­vé dix fois plus de Maliens que de Nigé­riens, c’est à cause de liens anciens qui trouvent leur ori­gine avec les tirailleurs dits séné­ga­lais des deux guerres mon­diales, dont beau­coup venaient de la pro­vince malienne de Kayes, comme c’est encore le cas des migrants d’aujourd’hui.

La peur d’une « ruée » afri­caine est donc peu fon­dée. Les indi­vi­dus heu­reu­se­ment ne se com­portent pas aus­si sim­ple­ment que les molé­cules d’eau dans les vases com­mu­ni­cants ou que celles des masses d’air des météorologues.


Références

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