Patrice Holiner, directeur musical de l'X

Patrice Holiner : une vie de musique à l’école polytechnique

Dossier : TrajectoiresMagazine N°757 Septembre 2020
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)

Patrice Holin­er, directeur musi­cal de l’École, vient d’être admis à la retraite après avoir con­sacré la qua­si-total­ité de sa vie pro­fes­sion­nelle aux poly­tech­ni­ciens. Sa per­son­nal­ité a telle­ment mar­qué la pra­tique musi­cale à l’École qu’on peut dire que cette dernière s’identifie à lui depuis des années. Pour ma part, issu d’une pro­mo des années 70, j’ai été bluffé en revenant à l’École dans les années 90 de voir, grâce à lui, les élèves chanter avec ent­hou­si­asme La Mar­seil­laise à plusieurs voix ! La revue le remer­cie d’avoir accep­té de lui con­fi­er ses sou­venirs et ses réflex­ions sur env­i­ron cinquante années d’activité passionnée.

Maître, comment en êtes-vous venu à enseigner à l’X ?

Patrice Holin­er : Dans les dernières années 60, j’animais une chorale à Saint-Cloud, où chan­taient des étu­di­ants, dont un ­« pis­ton » ; ce dernier m’invita à diriger la chorale de Cen­trale ; pour com­pléter l’effectif, on débaucha des Fonte­naysi­ennes (ça man­quait de filles !) et des X qui vin­rent en copains de taupe des cen­traliens. D’où l’idée de faire aus­si une chorale à Poly­tech­nique, ce qui n’avait jamais été régulière­ment fait, en invi­tant des extérieurs dont des étu­di­antes parisi­ennes heureuses de fréquenter cul­turelle­ment des X chaque semaine… : c’était alors pour moi une activ­ité bénév­ole, mais ça me bot­tait ! Donc je suis venu à l’X par le biais de Pis­ton ! Puis en 1972 les élèves ont demandé à la direc­tion à avoir des cours de piano ; j’étais déjà con­nu et « dans les murs » et on me pro­posa un essai pour quelques mois ; ça a duré cinquante ans. 

Pour ma part j’avais des élèves privés en piano depuis déjà quelques années. Je suis né en 1951. Ma mère, qui avait assuré­ment une sen­si­bil­ité artis­tique, avait voulu m’emmener au con­cert dès mes trois ans, sans être sûre que je me tinsse suff­isam­ment tran­quille – on s’était mis en bout de rang pour pou­voir sor­tir sans déranger, en cas de néces­sité… Il s’agissait de con­certs domini­caux du type Pas­de­loup, Colonne ou Lam­oureux. Toute une époque ! Ça se pas­sa telle­ment bien qu’elle m’emmena enten­dre Wil­helm Kempff en réc­i­tal à Pleyel : je fus sub­jugué et je décidai que je ferais ma vie là-dedans ! Il fal­lut d’abord que j’aborde la lec­ture et l’écriture, mais dès que ce fut raisonnable j’eus des cours chez une vieille demoi­selle (qui devait avoir trente ans !). J’étais doué et pro­gres­sais rapi­de­ment, la vieille demoi­selle eut l’intelligence de ne pas me garder égoïste­ment et me pro­posa à un pro­fesseur du Con­ser­va­toire nation­al qui ne me plut pas, mais je fus récupéré par une de ses répétitri­ces. Puis je fus inscrit au Con­ser­va­toire inter­na­tion­al de Paris, insti­tu­tion privée de la rue des Mar­ronniers. Reçu assez jeune au con­cours du CNSMDP, mes études se déroulèrent clas­sique­ment (solfège spé­cial­isé, piano, har­monie, his­toire de la musique…) mais en 1968 le con­cours de sor­tie, que j’avais pré­paré avec ardeur, fut annulé et ça me dégoû­ta de le reten­ter. Je n’en con­tin­u­ai pas moins à tra­vailler en cours privés avec notam­ment Monique de La Bru­chol­lerie ou Jean Hubeau, péd­a­gogue remar­quable en même temps qu’interprète exem­plaire de Fau­ré ou Dukas, grand cham­briste aus­si. Mais je n’avais pas atten­du cela pour don­ner des cours de piano, ne fût-ce que pour pay­er mes pro­pre leçons…

J’ai tou­jours voulu « trans­met­tre ». Je trans­mis donc mes con­nais­sances aux poly­tech­ni­ciens qui voulaient faire du piano ! Ce n’est qu’en 1974 que ma sit­u­a­tion fut « régu­lar­isée » en tant que vacataire (rat­taché à la direc­tion des sports !) : 60 heures par an. Puis mon activ­ité se dévelop­pa à par­tir de cette posi­tion limitée.

Cours de piano par Me Holiner
Patrice Holin­er enseignant le piano à un élève de l’X.

Quel était le but ? Quelles formes a pris cet enseignement ? Cela a‑t-il évolué au cours du temps ? 

Patrice Holin­er : C’étaient des cours indi­vidu­els sur un Érard instal­lé dans l’amphi Poin­caré de la Mon­tagne-Sainte-Geneviève. J’ai ensuite fait acheter un demi-queue Kawaï qui fut instal­lé dans l’Arago. J’eus trois élèves par semaine, puis dix, puis trente… Au moment du trans­fert à Palaiseau, j’en avais une bonne cinquan­taine. L’École était très con­tente de cette activ­ité struc­turée et struc­turante qui était offerte aux élèves dans ce désert qu’était à l’époque le platâl à Palaiseau. 

C’était devenu un boulot à temps plein ; j’y met­tais une forte impli­ca­tion humaine, au-delà de la musique ; j’étais habitué au dernier RER de 23 h 57 : je m’en sou­viens comme si c’était hier. Quand je ratais le RER, il me fal­lait remon­ter les march­es du chemin de Lozère pour dormir dans ma salle de cours ! Dans les années 90 ça s’est su et on m’a pro­posé un casert d’élève (sec­tion rug­by ! encore le sport…). Mais les san­i­taires étaient com­muns, pas très com­modes pour le pro­fesseur. J’eus donc une cham­bre à l’hôtel de l’École, c’était plus con­fort­able. Puis un stu­dio dans le bâti­ment des élèves mar­iés, d’où une réelle autonomie. J’avais l’habitude d’organiser chez moi un dîn­er heb­do­madaire d’une dizaine de per­son­nes, car j’entretenais avec les élèves un rap­port humain dans lequel je m’investissais énor­mé­ment ; c’était quand même un peu étroit pour recevoir tout ce petit monde. Vers 2005 le chef de corps, qui était venu au dîn­er, me pro­posa un F2.

Mes cours de piano étaient organ­isés en deux demi-heures par semaine et par élève. Je préfère ça à une heure heb­do­madaire, surtout pour les débu­tants : l’échéance du cours stim­ule le tra­vail… C’était pos­si­ble parce que tout le monde était sur place. Il y a beau­coup de débu­tants qui prof­i­tent de la présence d’un pro­fesseur ain­si que des nom­breux instru­ments mis à dis­po­si­tion. Quant à la chorale, elle avait dis­paru en tant que telle avec le trans­fert : allez faire venir des ama­teurs pour tra­vailler à Palaiseau ! On s’était donc instal­lé à Ulm, puisque des nor­maliens en fai­saient par­tie. Nous avions de soix­ante-dix à qua­tre-vingts chanteurs. Ça a duré jusqu’en 1982. À l’époque la Schola can­to­rum cher­chait un chef de chœur que je devins, accom­pa­g­né de l’ensemble des cho­ristes, et nous logeâmes dans cette insti­tu­tion fondée par Vin­cent d’Indy. Vers 1990 nous nous brouil­lâmes avec la nou­velle direc­tion et le chœur par­tit avec le nom d’icelui sur le site parisien de l’École des télé­coms. En 2012 j’ai démis­sion­né car le chœur Vin­cent d’Indy ne fonc­tion­nait plus très bien. L’X n’avait plus de chorale depuis longtemps mais en 2004 un groupe d’élèves est venu me pro­pos­er de diriger un ensem­ble vocal créé pour la cir­con­stance. Cet ensem­ble vocal de l’École poly­tech­nique existe tou­jours, et plus que jamais. Le piano c’est bien, la pra­tique col­lec­tive du chant est encore plus riche pour une com­mu­nauté en recherche de cohésion !

Avez-vous eu des expériences analogues avec d’autres écoles ou institutions ? 

Patrice Holin­er : Ana­logue à l’expérience de l’X, non ! Mais, out­re les chœurs dont je viens de par­ler, j’ai tou­jours gardé une pra­tique musi­cale en dehors de l’École. De 1977 à 1992 j’ai été tit­u­laire de l’orgue de Saint-Nico­las-du-Chardon­net. En 2014 j’ai repris la tri­bune de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, rue Saint-Jacques. En out­re depuis 1992 je suis tit­u­laire d’une classe de piano à la Schola can­to­rum ; j’ai neuf élèves chaque same­di. Et j’ai aus­si des cours privés à mon domi­cile parisien. J’ai cal­culé que pen­dant des années j’ai don­né env­i­ron 75 heures de mon temps par semaine. C’est un choix de vie, pas de place pour une vie de famille… ça rem­plit une vie ! Et je ne l’ai jamais regret­té. Je me lève à 6 h chaque matin avec tou­jours le même ent­hou­si­asme. Et l’X, dis­ons-le, est bien la seule insti­tu­tion de son domaine qui investit autant dans la musique et les activ­ités artis­tiques en général…

Qu’avez-vous retenu des relations avec la direction de l’École ?

Patrice Holin­er : Avec les mem­bres de la direc­tion, des rela­tions excel­lentes. Les directeurs généraux ont tou­jours été très ami­caux et intéressés par ce que je fai­sais et les résul­tats obtenus avec les élèves. De même pour les chefs de corps, il faut rap­pel­er que j’étais rat­taché à la direc­tion de la for­ma­tion humaine et mil­i­taire. Mais l’École en elle-même n’a pas vrai­ment été à la hau­teur de l’investissement réal­isé. Le niveau de rémunéra­tion était médiocre et mon titre de « directeur musi­cal » de l’X n’entraînait pas le statut auquel j’aurais pu m’attendre… C’est le général Gabriel de Nomazy qui le pre­mier (donc très longtemps après mon arrivée) s’est ren­du compte de la sit­u­a­tion et m’a fait pass­er con­tractuel alors qu’auparavant j’étais vacataire. Con­tractuel à temps par­tiel, même si je fai­sais plus que large­ment mes 35 heures ! mais ça me per­me­t­tait d’avoir par­al­lèle­ment des activ­ités extérieures. Le général Xavier Michel m’a ensuite passé à temps plein. Je n’étais pas trop sen­si­ble à ces ques­tions matérielles, car ma pas­sion pour le tra­vail l’emportait sur le reste. Mais lorsque vous arrivez à la retraite vous réalisez alors – trop tard – que le niveau de la pen­sion est bien tristounet !

Et surtout, qu’avez-vous retenu des relations avec les élèves ? 

Patrice Holin­er : Les élèves, c’est ce qui impor­tait pour moi avant toute chose ! Ce qui m’a plu chez eux, c’est cette ful­gu­rance de la pen­sée, cette réac­tiv­ité, cette curiosité intel­lectuelle, qui les car­ac­térisent, sans par­ler du sens de l’humour. Le sport à l’École est essen­tiel pour eux car il struc­ture les per­son­nal­ités et par­ticipe grande­ment à l’esprit de corps. La pra­tique musi­cale aus­si, col­lec­tive ou indi­vidu­elle. Le chant mil­i­taire, en sec­tion, com­pag­nie ou avec une pro­mo­tion tout entière, per­met de fédér­er for­mi­da­ble­ment et les céré­monies divers­es en sont la preuve par­faite. Mar­seil­laise à deux voix depuis 2001, Ode à Van­neau depuis 2012… Con­stat per­ma­nent à tra­vers la suc­ces­sion des généra­tions ; et sur 50 ans j’en ai vu pass­er, des élèves ! J’ai eu tout le pan­el, du très très bon pianiste au débu­tant. Beau­coup de débu­tants : à l’arrivée à l’École, le taupin respire enfin et a envie de con­naître des choses nou­velles qu’il n’avait pas eu le temps d’appréhender ou les moyens de con­naître, notam­ment de se met­tre à la musique. La musique comme le sport a une dimen­sion struc­turante, ça donne aux gens une « ver­ti­cal­ité ». Sou­vent les élèves venaient au piano via la pra­tique chorale mil­i­taire. J’ai pris l’habitude d’aller à La Cour­tine pour l’intégration ; là je les fais chanter les chants mil­i­taires attachés à chaque unité élé­men­taire ; ils sont bluffés par ce qu’ils arrivent à faire : la musique vecteur d’intégration. C’est en 2000 que nous nous sommes mis à chanter La Mar­seil­laise comme nous le faisons main­tenant. Le 14 Juil­let de 2019 j’ai dirigé sur les Champs-Élysées une Mar­seil­laise chan­tée par un chœur mixte de 140 élèves des grandes écoles mil­i­taires : gros suc­cès. J’avais par ailleurs créé avec suc­cès aus­si un con­cours de piano de l’X, qui a duré 33 ans et qui était ouvert aux élèves ama­teurs des grandes écoles et uni­ver­sités. En 2018 per­son­ne n’a voulu le repren­dre, dom­mage… Si je devais citer trois ou qua­tre élèves, aux deux extrémités du temps, je penserais à Jean-Bernard Lévy de la 73 ou Brigitte (73) et Jean-Yves (72) Ser­reault, et Chen­zhang Zhou de la 2012 et Pierre Watrin de la 2015, tous capa­bles de tout faire avec le plus grand sérieux et le meilleur niveau, le sport, la musique… À not­er aus­si que j’ai sou­vent été un pont entre les élèves et l’administration de l’École : en effet, j’ai tou­jours cher­ché à met­tre de l’huile dans les rouages et à faciliter les choses. Mon con­tact étant assez facile, beau­coup d’élèves se con­fient facile­ment à moi. Les nou­veaux arrivants sont peut-être plus touche-à-tout que les anciens, est-ce un des effets de l’ordinateur ? Il faut donc les recen­tr­er, leur appren­dre à résis­ter à la facil­ité : le sport et la musique sont bons pour ça. Pour avoir une com­para­i­son inter­na­tionale, j’ai été un temps chargé de cours à Moscou, dans les années 90 ; là-bas c’était du sérieux, les élèves étaient extrême­ment con­cen­trés, peut-être par effet de l’ambiance qui est hélas celle de la Russie depuis des siè­cles ; chez nous, cer­tains pro­fesseurs de con­ser­va­toire ne sont pas bien for­més péd­a­gogique­ment et les élèves sont quelque peu dilettantes…

Me Holiner et le choeur de l'X
Patrice Holin­er con­tin­uera à exercer la fonc­tion de maître de chant avec l’Ensem­ble vocal de l’X.

Si c’était à refaire ? 

Patrice Holin­er : Je recom­mencerais tout pareil ! J’ai été très heureux à l’École poly­tech­nique et je le suis encore. C’est très impor­tant pour trans­met­tre ce qu’on veut aux élèves et j’ai le sen­ti­ment agréable d’y être arrivé.

Quels sont vos projets pour les années à venir ? 

Patrice Holin­er : Je suis donc en retraite depuis le 1er avril dernier, ce n’est pas une blague. Un suc­cesseur devrait pren­dre le relai en sep­tem­bre avec l’arrivée des 2020. Il assur­era exclu­sive­ment une fonc­tion de maître de chant. Je n’en con­tin­ue pas moins l’ensemble vocal ; nous avons un con­cert le 11 décem­bre prochain à Saint-Ger­main-des-Prés avec le Requiem de Brahms et une pres­tigieuse échéance le 7 mai 2021 à Gar­nier pour le bal de l’X avec des chœurs et des airs d’opéras célèbres, en con­cert d’ouverture sur la scène. Je con­tin­ue quelques cours de piano en indi­vidu­el avec quelques 2018 et 2019, je ver­rai alors dans quelle mesure je pour­su­is ensuite. Bien sûr j’ai mon poste d’organiste tit­u­laire, que j’ai déjà men­tion­né. Et mes class­es de piano. L’avantage avec la musique, c’est « qu’on en fait jusqu’au bout » ! Donc, au lieu de 75 heures par semaine, je vais peut-être enfin pass­er à 35 heures : c’est ça la retraite… Ce n’est déjà pas mal, mais fini les cours de 7 h du matin à minuit !

4 Commentaires

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Alexan­dre Bouthorsrépondre
22 septembre 2020 à 10 h 33 min

Mer­ci Patrice Holin­er, je garde un très bon sou­venir de mes cours de piano avec vous. X93, un de vos nom­breux élèves, j’ai pu prof­iter de votre sens de l’ex­cel­lence et votre appel à l’ex­i­gence per­son­nelle de vos élèves tout en respec­tant leurs capac­ités et niveau de con­fi­ance en soi. Je vous souhaite une très bonne retraite !

TANGUY Annerépondre
22 septembre 2020 à 12 h 46 min

Mer­ci M. Holin­er pour votre disponi­bil­ité, et pour votre sou­tien exem­plaire dans l’or­gan­i­sa­tion de notre stage ouvri­er à Moscou, un moment inoubliable

Fab­rice MOLYrépondre
22 septembre 2020 à 15 h 18 min

Mer­ci Maître

Alain Jouf­frayrépondre
22 septembre 2020 à 18 h 10 min

Mer­ci Patrice de m’avoir fait décou­vrir le chant choral (dans la chorale “Patrice Holin­er”, je ne sais plus si c’é­tait déjà la chorale de l’X). J’ai gardé un très bon sou­venir de l’am­biance que tu avais su créer, de ta gen­til­lesse et de tes com­pé­tences musi­cales. Je garderai tou­jours le sou­venir d’un con­cert du requiem de Fau­ré à Saint Médard ain­si que d’une soirée un peu “X” dans un restau­rant avec musique slave.
Amicalement
Alain (X72)

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