Nouvelles lignes de partage des eaux entre le Nord et le Sud

Dossier : Environnement : les relations Nord SudMagazine N°647 Septembre 2009
Par Alain LIPIETZ (66)

Le dilemme envi­ron­nement-développe­ment, qui sem­blait oppos­er le Sud et le Nord (“ L’en­vi­ron­nement ? d’ac­cord, mais quand nous serons dévelop­pés ”) devient moins dis­crim­i­nant : les crises envi­ron­nemen­tales com­men­cent à frap­per cru­elle­ment ces mêmes pays du Sud qui avaient cru pou­voir dif­fér­er leur engage­ment ; et surtout, il est devenu évi­dent qu’un ” décol­lage ” suc­ces­sif de tous les pays selon le mod­èle occi­den­tal ne peut que provo­quer une cat­a­stro­phe plané­taire, dont la crise actuelle est peut-être un signe avant-coureur.

REPÈRES
En 1993, au Som­met de la Terre de Rio, l’opposition Nord-Sud avait encore un sens, mais déjà com­mençait à se brouiller. Au cours de la Con­férence des Nations unies sur l’Environnement et le Développe­ment, les pays du Nord dévelop­pé avaient fail­li oubli­er le deux­ième terme. Ceux du Sud avaient rap­pelé avec humeur que leur pre­mier souci était de se dévelop­per : « La pau­vreté est la pre­mière des pol­lu­tions. » Le paysage a beau­coup changé : la Russie, au Nord du temps de l’Empire sovié­tique, a rejoint les pays qui « émergeaient » déjà en 1992, et dont les prin­ci­paux, le Brésil, la Chine et l’Inde for­ment avec elle les « BRINCs ». Les « Nou­veaux pays indus­tri­al­isés » des années soix­ante-dix (Corée du Sud, etc.) ont rejoint pour la plu­part le monde dévelop­pé, ceux de la sec­onde vague (Thaï­lande et la Malaisie qui fut leur porte-parole à Rio) for­ment le gros des pays émer­gents actuels. On ne classe plus sans hési­ta­tion dans le Sud que les « Pays moins avancés » (la trentaine la plus pau­vre, surtout en Afrique) et les « Pays inter­mé­di­aires » (Amérique latine).

Et pour­tant, le com­pro­mis adop­té en 1992 (“ une respon­s­abil­ité partagée mais dif­féren­ciée de tous les pays du monde ”) reste d’ac­tu­al­ité. His­torique­ment, la respon­s­abil­ité des pays du Nord, qui ont franchi dès le XIXe siè­cle les pre­mières étapes de la Révo­lu­tion indus­trielle, reste écrasante.

Méchants pol­lueurs et bons sauvages

Quand on par­le de ” l’é­tat de l’en­vi­ron­nement “, on décrit en effet un stock accu­mulé de déchets non recy­clés ou de richess­es dilapidées, et non un flux de pol­lu­tions nou­velles. Mais, surtout, la respon­s­abil­ité reste dif­féren­ciée parce qu’une moitié de l’hu­man­ité est bien trop pau­vre pour se pos­er la ques­tion des pri­or­ités et ne pour­ra agir qu’avec l’aide des plus riches.

Deux exem­ples struc­turent le débat en tant que prob­lèmes géopoli­tiques Nord-Sud depuis les négo­ci­a­tions du Som­met de Rio : la lutte con­tre l’éro­sion de la bio­di­ver­sité et la bataille con­tre le change­ment climatique.

Biodiversité et enjeux sociaux

Un pat­ri­moine naturel
La bio­di­ver­sité est un pat­ri­moine naturel à l’o­rig­ine même du ” pro­grès humain ” : la révo­lu­tion néolithique agropas­torale. Domes­ti­quer les autres espèces, pour les faire servir au bien-être de l’e­spèce humaine. Le proces­sus se pour­suit encore aujour­d’hui avec l’i­den­ti­fi­ca­tion d’or­gan­ismes micro­scopiques voire de gènes ” utiles “. Par déf­i­ni­tion, les micro-organ­ismes ou gènes poten­tielle­ment utiles mais restant à domes­ti­quer pro­lifèrent dans des endroits restés ” sauvages “, sous-dévelop­pés par rap­port à notre mod­èle de développe­ment en par­ti­c­uli­er agri­cole. Les réserves de bio­di­ver­sité sont plus au Sud et la demande (celle des lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques) au Nord.

En 1992, les dis­cus­sions sur la pro­tec­tion de la bio­di­ver­sité per­mirent d’établir la Con­ven­tion­Bio­di­ver­sité (CBD). Les pays du Sud se bat­taient pour faire recon­naître leur richesse en bio­di­ver­sité comme une ressource sur laque­lle ils auraient autant de droits que, par exem­ple, sur les richess­es de leur sous-sol (comme le pét­role). Cette posi­tion pré­va­l­ut en gros con­tre la posi­tion extrémiste du Nord : ” La bio­di­ver­sité est un don de la Nature à toute l’Hu­man­ité ; la recherche qui l’i­den­ti­fie et la met en valeur est le pro­duit du tra­vail de nos lab­o­ra­toires et leur appartient. ”

Mais les choses n’é­taient déjà pas si sim­ples. Dès 1992, la Con­ven­tion bio­di­ver­sité fut récusée par les grandes ONG regroupées dans le Glob­al Forum du parc de Botafo­go, ancêtre des forums soci­aux mon­di­aux. Car ces ONG avaient noué d’étroits con­tacts avec un nou­v­el entrant, interne au Sud en développe­ment, mais réfrac­taire au mod­èle de développe­ment dom­i­nant : les peu­ples indigènes.

Cette frac­ture interne au Sud est aujour­d’hui le point focal des débats sur envi­ron­nement et développe­ment dans l’an­cien ” Sud “. Au long d’an­nées de com­bats, les peu­ples indigènes ont changé d’en­ne­mis : non plus les con­quis­ta­dores, mais les descen­dants plus ou moins métis­sés de ces colons devenus class­es mod­ernisatri­ces, et se retour­nant con­tre ceux qui ont gardé un mode de vie tra­di­tion­nel avec autant d’an­i­mosité que les anciens con­quis­ta­dores face aux ” sauvages “.

Les con­flits pour la terre, pour les richess­es de son sous-sol, de ses forêts, de ses zones humides, pour sa valeur cul­turelle, agi­tent actuelle­ment le monde andin, l’A­ma­zonie, l’Asie du Sud, et bien évidem­ment l’Afrique, où ils ali­mentent des guer­res aus­si atro­ces que cachées. Les com­mu­nautés indigènes, et plus générale­ment paysannes, n’ont plus d’autres recours, dans leur faib­lesse, que le droit inter­na­tion­al, même si la démoc­ra­tie représen­ta­tive leur per­met par­fois d’obtenir de frag­iles vic­toires poli­tiques (comme en Bolivie ou en Équateur).

Il est dif­fi­cile­ment con­cev­able que les respon­s­ables du Nord, qui ont con­science du rôle stratégique de la sauve­g­arde de la bio­di­ver­sité pour la survie à long terme de l’hu­man­ité, puis­sent obtenir des élites du Sud qu’elles respectent les com­mu­nautés tra­di­tion­nelles ” gar­di­ennes ” de ces richess­es, si elles ne se plient pas elles-mêmes à des règles pré­cis­es de respect et de rémunéra­tion de ces communautés.

Ces peu­ples avaient main­tenu la bio­di­ver­sité au péril de leur vie

En l’ab­sence de telles règles, com­ment empêch­er les class­es dom­i­nantes des pays émer­gents de se livr­er au même type de pil­lage que, dans les siè­cles antérieurs, ont pra­tiqué les colonisa­teurs ? Pour sauver une forêt prim­i­tive, la com­mu­nauté mon­di­ale doit être prête à indem­nis­er le pays con­cerné du coût de sa non-exploita­tion, tout en rémunérant le ” ser­vice envi­ron­nemen­tal ” fourni par les com­mu­nautés tra­di­tion­nelles qui y vivent et en vivent.

Ce point de vue pré­vaut par­tielle­ment dans l’U­nion européenne, et peut-être dans la nou­velle admin­is­tra­tion améri­caine, mais pas encore en Chine et en Inde.

La bataille du climat

Un cadre juridique international
Plusieurs instru­ments inter­na­tionaux pro­tè­gent les peu­ples indigènes. La Con­ven­tion 169 de l’OIT garan­tit leurs droits en stip­u­lant une sorte de pro­priété cou­tu­mière sur leurs richess­es naturelles. Les arti­cles 15 et 8j de la Con­ven­tion bio­di­ver­sité, arti­cles ambi­gus qui avaient provo­qué la colère des indigènes et de leurs amis des ONG en 1992, tout en attribuant aux États la pro­priété et le devoir de pro­tec­tion (“ cus­todie ”) sur la bio­di­ver­sité, leur font oblig­a­tion de négoci­er avec les com­mu­nautés locales les ” règles d’ac­cès et le partage des béné­fices ” (Access and ben­e­fit shar­ing, ABS).

Lors de la Con­ven­tion cli­mat en 1992, la divi­sion entre Nord-et-Sud apparut claire­ment, jusqu’à pren­dre la forme d’une liste, l’an­nexe 1 (dev­enue annexe B) de pays qui seraient immé­di­ate­ment astreints à des règles de décrois­sance de leurs émis­sions de gaz à effet de serre. Les États-Unis refusèrent de rat­i­fi­er les engage­ments qu’avaient pris leurs pro­pres négo­ci­a­teurs à Kyoto. Si les pays hors annexe B avaient le droit de s’af­franchir des con­traintes de la Con­ven­tion cli­mat, fût-ce ” pour un cer­tain temps “, les États-Unis ne voy­aient pas pourquoi ils devraient, eux, remet­tre en cause leur mode de vie qui, selon la for­mule de G. Bush père à Rio, ” n’é­tait pas négo­cia­ble “. À la fin du siè­cle dernier com­mença un duo, entre les États-Unis, plus grand pol­lueur de la planète au total et par habi­tant (pro­duc­tion de gaz à effet de serre par tête dix fois supérieure à ce qui est physique­ment recy­clable par l’é­cosys­tème ter­restre), et, d’autre part, des pays déjà émer­gents qui pou­vaient arguer légitime­ment qu’eux n’avaient dépassé, ni en quan­tités accu­mulées, ni en émis­sions présentes par habi­tant, la lim­ite des émis­sions spon­tané­ment recy­clées par l’écosystème.

Aujour­d’hui, la Chine est le pre­mier pays émet­teur de gaz à effet de serre, mais, en émis­sions par habi­tant, elle reste extrême­ment loin du niveau des États-Unis. Vu son dynamisme, il est tout à fait envis­age­able que son PIB ait rat­trapé celui des États-Unis d’i­ci un quart de siè­cle. La vic­toire d’Oba­ma a certes eu le mérite de met­tre un coup d’ar­rêt à l’aveu­gle­ment sui­cidaire des trois prési­dences Bush (père et fils) et au ver­biage impuis­sant des prési­dences Clin­ton. Les États-Unis s’en­ga­gent à réduire leurs émis­sions de 17 % d’i­ci 2020… par rap­port à leurs émis­sions de 2005 !

Engage­ment qui ne fut acquis que par une voix au Sénat améri­cain. Mal­heureuse­ment, les experts leur deman­dent de faire deux fois plus, et par rap­port à 1990. Entre 1990 et 2005, les émis­sions des États-Unis se sont accrues de plus de 20 %.

Un nouveau compromis

Une prise de con­science croissante
Dès 1992, la Malaisie de Muhamad Mahathir affir­mait bien haut le droit des pays émer­gents de piller leur pro­pre ter­ri­toire, quitte à écras­er leurs pro­pres peu­ples indigènes, puisque les États-Unis ont pu le faire sans restric­tion pen­dant des siè­cles. Aujour­d’hui la Malaisie, qui voit péri­odique­ment, pen­dant des mois, brûler le sol indonésien en asphyxi­ant son pro­pre ciel, par suite d’une déforesta­tion trop bru­tale (notam­ment pour sat­is­faire la demande en agro­car­bu­rant), adopte une posi­tion plus nuancée.

La sit­u­a­tion est cri­tique. Face aux Européens qui hési­tent eux-mêmes à tenir leurs oblig­a­tions de ‑30 % (en décem­bre 2009 ils ont imprudem­ment réduit leurs objec­tifs à ‑20 %), face aux pays les moins avancés qui cla­ment leur angoisse devant des trans­for­ma­tions cli­ma­tiques déjà sen­si­bles, le duo irre­spon­s­able des années qua­tre-vingt-dix se pour­suit. Cette irre­spon­s­abil­ité mar­que bien les lim­ites d’une trop vague déf­i­ni­tion de la respon­s­abil­ité ” partagée mais dif­féren­ciée “. La sit­u­a­tion ne peut être déblo­quée que par un dou­ble engage­ment : les vieux pays dévelop­pés, comme les États-Unis ou l’Eu­rope, doivent immé­di­ate­ment met­tre en oeu­vre l’en­tièreté de mesures aux­quelles les appel­lent les experts ; les pays émer­gents, actuels et futurs, doivent aujour­d’hui s’en­gager à respecter les mêmes con­traintes dès l’in­stant que leur con­tri­bu­tion à la dégra­da­tion de la sit­u­a­tion met­tra en péril l’écosystème.

Autrement dit, un nou­veau com­pro­mis s’im­pose : la délim­i­ta­tion même de l’an­nexe B doit être indexée au niveau de crois­sance des pol­lu­tions pro­duites par les dif­férents pays. Si l’on admet que, pour une pop­u­la­tion humaine se sta­bil­isant à 10 mil­liards d’habi­tants, la quan­tité d’équiv­a­lent car­bone dans le CO2 émise par an et par tête doit être de l’or­dre de 600 kg,

Pour sauver une forêt prim­i­tive, la com­mu­nauté mon­di­ale doit être prête à indem­nis­er le pays concerné

alors tout pays dépas­sant cette lim­ite devrait entr­er automa­tique­ment dans l’an­nexe B, la courbe des réduc­tions pro­gram­mées devant amen­er l’ensem­ble des pays du monde à respecter cette lim­ite au milieu de ce siècle.

Mais com­ment se paye la ” dette écologique “, c’est-à-dire le fait que le stock actuel de gaz à effet de serre dans l’at­mo­sphère est pour l’essen­tiel dû à des émis­sions qui se sont écoulées pen­dant tout le siè­cle dernier, et dont seuls les actuels pays dévelop­pés por­tent la respon­s­abil­ité ? Prob­a­ble­ment en invi­tant ces derniers pays à soutenir finan­cière­ment les efforts des autres pays.

Extrême urgence
Le GIEC comme la Com­mis­sion Stern sont d’ac­cord pour dire que nous n’avons plus qu’une fenêtre d’ac­tion extrême­ment courte (d’i­ci 2020), pour réduire de 25 à 40 % les émis­sions des pays dévelop­pés (par rap­port à 1990), et ren­vers­er la pro­gres­sion de celles des pays émer­gents. Passé ce délai, l’aug­men­ta­tion de la tem­péra­ture du globe dépassera irréversible­ment 3 degrés au milieu de ce siè­cle, avec les risques d’un emballe­ment apocalyptique.

Poster un commentaire