Management et culture nationale

Management et cultures nationales, vers un nouveau paradigme interculturel

Dossier : ExpressionsMagazine N°779 Novembre 2022
Par Michel MATHEU (X72)

Philippe d’Iribarne (X55), Jean-Pierre Segal, Sylvie Chevri­er, Alain Hen­ry (X73) et Geneviève Tréguer-Fel­ten vien­nent de pub­li­er aux Press­es des mines l’ouvrage inti­t­ulé : Cul­tures et man­age­ment inter­na­tion­al, un nou­veau par­a­digme. Cet ouvrage, qui mérite plus qu’une sim­ple recen­sion, met en per­spec­tive les aspects du man­age­ment inter­cul­turel pour ren­dre plus fructueuses les négo­ci­a­tions internationales.

Cher lecteur de La Jaune et la Rouge – tu per­me­t­tras, j’espère, l’usage de la deux­ième et de la pre­mière per­son­ne, s’agissant d’un ouvrage qui inter­pelle cha­cun de façon très directe ; pré­cip­ite-toi pour te pro­cur­er ce livre ! Quelle que soit ton expéri­ence avec l’étranger, inter­ac­tions de touriste avec une bureau­cratie, négo­ci­a­tions avec des entre­pris­es non français­es, ani­ma­tion de groupes de tra­vail inter­na­tionaux, fusions ou acqui­si­tions, le livre, pro­posé par plusieurs auteurs qui ont tra­vail­lé en équipe pen­dant des années et fréquen­té les ter­ri­toires les plus divers, te sera utile : il va éveiller chez toi des sou­venirs, éclair­er des incom­préhen­sions, pré­cis­er ta « francité » en par­tie incon­sciente – et, si tu fais face à des per­spec­tives de parte­nar­i­ats inter­na­tionaux, t’aider à les men­er au mieux.

Un ouvrage totalisant

Cul­tures et man­age­ment inter­na­tion­al est un texte ambitieux, qui embrasse tous les aspects du man­age­ment inter­cul­turel. Au pre­mier abord, l’exposé paraît un peu sin­ueux, avec de nom­breux allers-retours entre théorie et pra­tique, ain­si qu’entre pays local­isés un peu partout sur la planète. Mais plus on avance, plus cette com­plex­ité paraît naturelle. On décou­vre vite que les auteurs brassent des don­nées en quan­tité et qu’ils les met­tent en per­spec­tive selon plusieurs angles. En fait l’ouvrage est multidimensionnel.

“L’ouvrage est multidimensionnel.”

La pre­mière manière de le par­courir est de se mou­voir dans un tableau à dou­ble entrée : en lignes, des thèmes struc­turants du man­age­ment comme le lead­er­ship, les proces­sus de déci­sion ou le dia­logue social ; en colonnes, des pays. Naturelle­ment, toutes les cas­es ne sont pas rem­plies. Les colonnes les plus pleines sont sans sur­prise la française et l’américaine, mais l’africaine est dense aus­si, et de nom­breuses cas­es asi­a­tiques sont bien gar­nies. Con­cer­nant les lignes, une place par­ti­c­ulière revient au man­age­ment par objec­tifs (MBO), tant les ten­ta­tives des investis­seurs et des bailleurs de fonds pour généralis­er cet out­il améri­cain à tous les pays révè­lent les dif­fi­cultés soulevées par les écarts cul­turels. Chaque case est une étude de cas, échecs – sou­vent – ou réussites.

Dans un sec­ond temps les auteurs sur­v­o­lent le tableau en deux colonnes, pour en déduire une vision théorique des cul­tures nationales et de la façon dont elles s’accommodent des out­ils de man­age­ment disponibles ou, au con­traire, en entra­vent ou biaisent la mise en œuvre. Cher lecteur, la for­ma­tion que tu as reçue garan­tit que les espaces com­plex­es ne t’effrayent point et tu suiv­ras sans peine les auteurs dans une qua­trième dimen­sion : faisant fond tant sur la théorie des cul­tures que sur l’expérience accu­mulée dans les cas­es, ils abor­dent la con­cep­tion et l’exécution de démarch­es de change­ment adap­tées. L’ouvrage pénètre comme avec une vrille la matière com­plexe qu’il étudie et offre pour finir des propo­si­tions con­crètes, inspirées par les cas étudiés.

Lignes et colonnes

Dans un pre­mier temps les auteurs explorent six aspects du man­age­ment (des « lignes » du tableau, donc). Sans résumer toutes les thès­es cor­re­spon­dantes, quelques coups de pro­jecteur peu­vent être utiles. Mais aupar­a­vant une obser­va­tion sur les cul­tures nationales (les « colonnes ») est indis­pens­able. On pour­rait penser que le niveau nation­al n’est pas for­cé­ment le plus per­ti­nent. Cepen­dant, comme tu sais, cher lecteur, si tu as pra­tiqué les livres de Philippe d’Iribarne, il y a une telle homogénéité dans les prob­lèmes cul­turels ren­con­trés dans les entre­pris­es les plus divers­es du même pays, et une telle per­ma­nence des régu­lar­ités nationales dans la durée, que ce niveau s’impose comme primordial.

S’agissant du lead­er­ship, pre­mier exem­ple, le man­ag­er français est pré­sumé encour­ager son sub­or­don­né à bien faire son méti­er, dont celui-ci maîtrise les savoir-faire, accorder une cer­taine con­fi­ance et donc ne pas suiv­re le tra­vail de trop près, et diriger au nom de la rai­son, sans arbi­traire aucun. Le chef se légitime par sa com­pé­tence tech­nique, qu’attestent les diplômes. À l’opposé, le man­ag­er améri­cain doit inciter cha­cun à don­ner le meilleur de lui-même dans un cadre for­mal­isé, il peut et même doit suiv­re con­tinû­ment le tra­vail de ses col­lab­o­ra­teurs et il incar­ne des valeurs col­lec­tives qui font de lui le garant de l’unité des équipes. Il se légitime par son charisme bien plus que par sa maîtrise technique.

“En France le compromis n’est pas valorisé.”

Deux­ième illus­tra­tion, l’opposition entre mod­èles de prise de déci­sion. En France le com­pro­mis n’est pas val­orisé. Un choix négo­cié appa­raît comme une cote mal tail­lée entre deux points de vue rationnels, le com­pro­mis est jugé « mou » par nature. Seule l’argumentation struc­turée emporte l’adhésion – d’où l’importance de l’expertise du leader – et par con­séquent dans la dis­cus­sion il s’agit de con­va­in­cre. Si le résul­tat déplaît à l’une des par­ties, elle ne se sen­ti­ra pas tenue à une appli­ca­tion rigoureuse.

Aux Pays-Bas et en Europe du Nord, en revanche, le rôle du man­ag­er est de faire émerg­er le com­pro­mis qui est haute­ment val­orisé et tou­jours respec­té, car il préserve l’unité du groupe, valeur essen­tielle. En Afrique de l’Ouest la dif­fi­culté est encore ailleurs. Le prob­lème est d’éviter des déci­sions sus­pectes de favoritisme à l’égard d’un sub­or­don­né. Il importe de créer un con­texte procé­dur­al qui garan­tisse que, si une déci­sion défa­vorise quelqu’un, c’est parce qu’elle ne pou­vait pas être dif­férente et non parce que le décideur a voulu nuire.

Prendre de la hauteur théorique

Les exem­ples qui précè­dent sont par­lants. Peut-être, ami lecteur français (si tu l’es), te remé­mor­eras-tu à leur lec­ture des sou­venirs per­son­nels. Pour qui – je par­le d’expérience (brux­el­loise) – a ani­mé des groupes mul­ti­cul­turels, inven­ter un style qui ne soit pas sa manière instinc­tive est une tâche déli­cate : je me rap­pelle avoir ten­té con­sciem­ment de me « nord-européis­er » et à la lec­ture de l’ouvrage j’ai com­pris que pour autant je traquais encore, peut-être trop, les con­tra­dic­tions dans les consensus.

Bref, le chemin de crête est tou­jours un équili­bre pré­caire et l’erreur arrive vite. C’est pré­cisé­ment des doutes ou des décon­v­enues des acteurs de ter­rain, qui brico­lent à tâtons des solu­tions, que par­tent les auteurs pour échafaud­er leur théorie des cul­tures nationales, qui éclaire les exem­ples qui précè­dent. Leur thèse cen­trale, sim­ple et riche de con­séquences, est que dans cha­cune existe une inquié­tude struc­turante, presque une angoisse du chaos, que la « bonne » façon de faire entend conjurer.

“En France, on « rend service », mais on n’est pas « au service » de quelqu’un.”

En France la crainte cen­trale est celle du rap­port servile : il n’est pas ques­tion de s’abaisser pour obtenir une faveur. On « rend ser­vice », mais on n’est pas « au ser­vice » de quelqu’un. Si la notion de méti­er, et les savoir-faire qui vont avec, sont aus­si impor­tants, c’est parce que pré­cisé­ment ils pro­tè­gent de la ser­vil­ité : c’est une éthique pro­fes­sion­nelle et non le supérieur qui dictent les choix. A con­trario, les con­trôles trop étroits sont très mal acceptés.

Aux États-Unis ce qui est red­outé est de per­dre la maîtrise de son des­tin. La référence implicite y est la rela­tion con­tractuelle entre deux parte­naires : le salarié reste une sorte de pro­prié­taire (de sa force de tra­vail), comme à l’époque où il n’y avait pas de grande struc­ture hiérar­chique organ­isée ; en quelque sorte, il offre son tra­vail sur un marché, selon des dis­po­si­tions for­mal­isées par écrit. Typ­ique­ment, une per­son­ne inter­rogée par les chercheurs décrit sa vision de la rela­tion avec son supérieur par la for­mule : « Dites-moi ce que vous voulez et je vous le fourni­rai. » Les procé­dures for­mal­isées et les con­trôles sont donc bien acceptés.

En Afrique occi­den­tale, on red­oute l’avidité et l’intention de nuire des autres : soit on a affaire à un ami, à qui on est lié au-delà de la sim­ple coex­is­tence pro­fes­sion­nelle, et la con­fi­ance va de soi ; soit on peut légitime­ment crain­dre d’être la cible de mesures hos­tiles, et elle est impos­si­ble. Cha­cun, en dehors des sol­i­dar­ités avec les proches, est pré­sumé mû par ses intérêts et tout acte est sus­pect de porter des inten­tions cachées. On attend des out­ils et procé­dures qu’ils pro­tè­gent des vel­léités de nuire et il y a donc avan­tage à ce que celles-ci soient précises. 

Mieux (se) comprendre

Déjà il faut pass­er à la qua­trième dimen­sion : com­ment agir mieux dans un con­texte de choc cul­turel, où inévitable­ment cha­cun inter­prète les proces­sus non pas en fonc­tion des références de celui qui les a créés et veut les met­tre en œuvre, mais en fonc­tion de ses pro­pres références ? Les auteurs répon­dent : dans un pre­mier temps, en évi­tant les incom­préhen­sions. Et celles-ci sont pos­si­bles dans la com­mu­ni­ca­tion la plus élé­men­taire, donc la plus incon­sciente. Le pre­mier exem­ple est par­ti­c­ulière­ment sai­sis­sant : dans les mots de la langue.

Quelle langue ? Lecteur de La Jaune et la Rouge, si tu n’es pas anglo-sax­on de nais­sance, sans doute t’exprimes-tu de façon flu­ide en glo­bish, ce sabir d’inspiration anglaise employé dans les grandes entre­pris­es et les organ­i­sa­tions inter­na­tionales, en le truf­fant de quelques gal­li­cismes et avec un petit accent qui, paraît-il, con­tribue à notre pou­voir de séduc­tion aux États-Unis. Il est moins prob­a­ble, mais pas impos­si­ble naturelle­ment, que tu maîtris­es un anglais idioma­tique. Eh bien, expliquent les auteurs, la com­mu­ni­ca­tion en glo­bish, c’est le malen­ten­du. D’ailleurs on appren­dra dans l’ouvrage que, en glo­bish académique, ce sabir s’appelle plutôt ELF (Eng­lish as a lin­gua fran­ca).

“Des notions centrales du management sont différemment comprises dans deux pays.”

La pre­mière rai­son est sim­ple : le vocab­u­laire com­mun aux par­tic­i­pants d’une réu­nion est assez pau­vre, donc les nuances passent mal. A con­trario, quiconque n’a qu’un bon niveau en glo­bish, même s’il dis­pose d’un socle solide de « vrai » anglais – et je par­le à nou­veau d’expérience –, est gag­né par la démoral­i­sa­tion face à un Bri­tan­nique ou un Améri­cain qui ne gaspille aucune énergie à pro­duire sub­til­ités et jeux de mots dans le débat. La sec­onde rai­son est plus indi­recte et relève de la notion de faux ami. Des notions cen­trales du man­age­ment sont dif­férem­ment com­pris­es dans deux pays, à la fois parce que les sig­ni­fi­ca­tions ne coïn­ci­dent pas par­faite­ment et parce qu’elles sont chargées de valeurs dif­férentes : typ­ique­ment « con­trôle » (perçu comme tatil­lon et déval­orisé en français) et « con­trol » (une maîtrise ras­sur­ante en anglais).

Tout aus­si trou­blants sont les malen­ten­dus qui por­tent sur la façon de se présen­ter soi-même ou de présen­ter son entre­prise : la com­mu­ni­ca­tion naturelle de l’un est perçue comme arro­gante par l’autre, l’expression factuelle de l’un est vio­lem­ment agres­sive pour l’autre.

Que faire et comment le faire ? 

Nav­iguer dans cet océan d’incompréhensions est dif­fi­cile mais, les cas de suc­cès cités par les auteurs le mon­trent, n’est pas impos­si­ble pour autant. Il con­vient d’abord de faire une dif­férence entre deux con­fig­u­ra­tions. Soit deux cul­tures – ou un très petit nom­bre – sont en présence, soit on s’efforce de tra­vailler dans un con­texte très multinational.

Dans le sec­ond cas, les auteurs appel­lent à mod­ér­er l’ambition. Plutôt que d’aspirer à un appren­tis­sage mutuel et à ren­dre cha­cun « poly­glotte » cul­turelle­ment, mieux vaut opter pour une struc­ture décen­tral­isée. Un pro­jet multi­na­tion­al pour­ra avan­tageuse­ment être découpé en lots et cha­cun de ceux-ci traité au niveau nation­al, le tra­vail mul­ti­cul­turel se lim­i­tant alors à l’assemblage des lots. Moins d’énergie sera con­som­mée à aplanir les différends.

Dans le pre­mier cas, on peut pren­dre les prob­lèmes à bras-le-corps : ain­si, l’incompréhension entre ceux qui pra­tiquent habituelle­ment la déci­sion con­sen­suelle et ceux qui lui préfèrent un proces­sus rationnel, ou bien, s’agissant de délé­ga­tion, entre ceux qui souhait­ent une déf­i­ni­tion très informelle des fonc­tions des sub­or­don­nés et ceux qui sont habitués à un détail extrême. Égale­ment, il faut sou­vent con­cili­er des cul­tures où pré­domine soit une éthique de la fidél­ité, soit une éthique de ratio­nal­ité pré­sumée garan­tir con­tre les pas­sions. C’est claire­ment la sec­onde qui imprègne les out­ils dom­i­nants du man­age­ment global.

“La méthode proposée par l’ouvrage est concrète et praticable.”

Une démarche d’apprentissage, dans la durée, est sug­gérée par les auteurs dans une sit­u­a­tion à deux cul­tures : ren­dre les acteurs con­scients de leurs pré­sup­posés, les aider à com­pren­dre com­ment les procé­dures sont réin­ter­prétées dans les cul­tures dif­férentes de celle qui les a conçues, met­tre en lumière les bonnes pra­tiques nationales. La chose requiert tant d’effort sur soi qu’un inter­venant extérieur se révélera sou­vent utile. La réus­site n’est pas garantie, mais les auteurs ont observé des cas où une réin­ter­pré­ta­tion raisonnable des out­ils qu’à l’origine on voulait importer tels quels, comme le Total Qual­i­ty Man­age­ment ou même le MBO, s’est sol­dée par un suc­cès. Un cer­tain volon­tari­at pour s’engager dans les inter­ac­tions et une coopéra­tion suff­isam­ment durable parais­sent req­uis pour que l’apprentissage aboutisse.

Où va-t-on ?

Faut-il con­clure sur une note franche­ment opti­miste ? Lecteur qui m’a suivi jusqu’ici, tu me per­me­t­tras de me référ­er, excep­tion­nelle­ment, à une cul­ture régionale (sup­posée) et de don­ner une réponse de Nor­mand. La per­spec­tive, après la pandémie, d’une mul­ti­pli­ca­tion des réu­nions à dis­tance sem­ble inquié­tante : com­ment min­imiser les malen­ten­dus lorsque le vis­age du parte­naire est un tim­bre-poste sur un écran, que les con­ver­sa­tions de couloir sont abolies ou que l’humour devient impos­si­ble à inter­préter ? Ce futur peut faire appa­raître la bouteille à moitié vide. Heureuse­ment, la méthode pro­posée par l’ouvrage est con­crète et prat­i­ca­ble. Par­mi les exem­ples analysés, les suc­cès sont con­va­in­cants et sem­blent sou­vent réplic­a­bles, mutatis mutan­dis. Finis­sons par la bouteille à moitié pleine !

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