Londres et Paris

Dossier : Les mégapolesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005Par Jean-Paul LACAZE (49)

Le des­tin des grandes villes a longtemps dépen­du de leur capac­ité à attir­er dans leurs ports les flux du grand com­merce inter­na­tion­al. Pour décrire cette don­née fon­da­trice de la géo­gra­phie économique de l’Eu­rope, Fer­nand Braudel a pro­posé la notion de ” ville-pôle de l’é­conomie mon­di­ale ” en l’ap­pli­quant à Venise dans son âge d’or. La richesse de la ville des doges résul­tait en effet de sa sit­u­a­tion de point de pas­sage obligé entre les routes mar­itimes de la Méditer­ranée ori­en­tale, et le fais­ceau des itinéraires ter­restres tra­ver­sant l’isthme cen­tral de notre con­ti­nent jusqu’aux cités han­séa­tiques. Plus tard, les pro­grès de la nav­i­ga­tion per­mirent d’aller directe­ment vers les mers froides par Gibral­tar, et Ams­ter­dam puis Lon­dres ravirent la couronne de Venise avant de la céder à New York. Et l’es­sor prodigieux de Hong-Kong a encore mon­tré récem­ment l’ef­fi­cac­ité extra­or­di­naire qu’une sit­u­a­tion de sas obligé apporte à une grande ville.

Le réseau des villes globales

Ce sont les pro­grès des télé­com­mu­ni­ca­tions qui ont mis fin à ce priv­ilège. Aupar­a­vant, la créa­tion de richesse résul­tant du grand com­merce n’ap­pa­rais­sait qu’au moment où le cap­i­taine du navire sautait sur le quai et remet­tait à son arma­teur le con­naisse­ment décrivant les marchan­dis­es qu’il rame­nait au terme d’un long périple. La ville-pôle était donc néces­saire­ment un port. Aujour­d’hui, le grand com­merce s’or­gan­ise indépen­dam­ment des villes por­tu­aires par les tech­niques nou­velles de com­mu­ni­ca­tion infor­ma­tique. À l’ère des villes-pôles au sens de Braudel a suc­cédé un autre mod­èle, que la soci­o­logue améri­caine San­dra Sasken a pro­posé d’ap­pel­er le réseau mon­di­al des ” villes glob­ales “. Une petite dizaine de mégapoles dis­per­sées sur la planète gèrent en temps réel les flux matériels, financiers et infor­ma­tion­nels. Cette struc­ture informelle monop­o­lise l’essen­tiel du pou­voir économique dans la forme actuelle du cap­i­tal­isme car­ac­térisée par l’in­ter­na­tion­al­i­sa­tion crois­sante des échanges et la préémi­nence de la finance sur l’industrie.

L’Eu­rope compte deux villes seule­ment dans ce réseau, Lon­dres et Paris. Leur priv­ilège résulte de l’his­toire économique et poli­tique des siè­cles passés. Le fais­ceau des itinéraires com­mer­ci­aux entre Méditer­ranée et Bal­tique reste la plus forte con­cen­tra­tion de poten­tiel économique du con­ti­nent. Sa puis­sance s’est con­stru­ite ini­tiale­ment par les chaînes de villes où com­merçants et ban­quiers organ­i­saient le grand com­merce. Dans les con­flits poli­tiques de la fin du Moyen Âge, ces bour­geoisies d’af­faires ont pu s’op­pos­er aux ten­dances hégé­moniques des princes en main­tenant une mosaïque d’É­tats hérédi­taires, d’É­tats élec­tifs, de villes libres et de prin­ci­pautés ecclési­as­tiques tan­dis que, de part et d’autre de cet isthme, les monar­chies ont con­stru­it des ” États épais ” — l’ex­pres­sion est de Braudel — forte­ment cen­tral­isés. Russie, France, Roy­aume-Uni et Espagne relèvent de ce sec­ond mod­èle de géo­gra­phie admin­is­tra­tive et de ges­tion des affaires publiques que les décen­tral­i­sa­tions récentes ten­tent de remet­tre en cause avec plus ou moins de succès.

Dans le réseau des villes glob­ales, la place de Lon­dres s’af­firme par sa puis­sance finan­cière, tan­dis que l’im­age de Paris est plus com­plexe, mêlant aspects cul­turels et touris­tiques aux fonc­tions indus­trielles et ter­ti­aires. L’his­toire du dernier demi-siè­cle, mar­quée par le retour d’une paix durable et l’ul­time vague d’ur­ban­i­sa­tion de la pop­u­la­tion dans l’Eu­rope de l’Ouest, n’a pas mod­i­fié sen­si­ble­ment la sit­u­a­tion des deux cités, en dépit de pro­fondes diver­gences dans les poli­tiques nationales d’amé­nage­ment du ter­ri­toire et d’ur­ban­isme. La com­para­i­son his­torique de ces poli­tiques éclaire leur sit­u­a­tion actuelle et con­duit à s’in­ter­roger sur les caus­es pro­fondes du cen­tral­isme français.

L’aménagement en Grande-Bretagne

Dans l’im­mé­di­at après-guerre, Lon­dres et Paris présen­taient beau­coup de points com­muns : des pop­u­la­tions de l’or­dre de 7 mil­lions d’habi­tants, des aggloméra­tions débor­dant large­ment la ville cen­tre, mais com­pactes et de forme radio­con­cen­trique, des métros ana­logues, des réseaux de voirie hérités du passé. Si la grande trans­for­ma­tion voulue par Napoléon III et réal­isée par Hauss­mann don­nait à Paris plus de lis­i­bil­ité et une capac­ité de voirie qui résis­tera un peu plus longtemps à l’in­va­sion des voitures, les fonc­tions économiques des deux aggloméra­tions résul­taient de manière sim­i­laire de leur indus­tri­al­i­sa­tion passée et de leur rôle de cap­i­tales de vastes empires coloniaux.

Les Bri­tan­niques sont les pre­miers à lancer une poli­tique ambitieuse d’amé­nage­ment du ter­ri­toire. Sans atten­dre la fin de la guerre, de grands rap­ports publics en définis­sent les principes et les out­ils admin­is­trat­ifs sont créés pour les met­tre en œuvre. Leur objec­tif con­siste à remédi­er à l’ex­ces­sive con­cen­tra­tion de l’in­dus­trie à Lon­dres, dans les Mid­lands et les vieux bassins houillers et sidérurgiques. La décen­tral­i­sa­tion indus­trielle s’ap­puiera sur une trentaine de petites villes nou­velles local­isées à une cinquan­taine de kilo­mètres des grandes villes, d’une taille lim­itée à env­i­ron 60 000 habi­tants, et plan­i­fiées dans un style résol­u­ment fonc­tion­nal­iste avec l’ob­jec­tif d’as­sur­er un équili­bre local entre pop­u­la­tion et emplois. La France, quant à elle, n’est pas sor­tie de la longue léthargie qui dure depuis 1913. Les pertes humaines des deux guer­res, les effets économiques de ces guer­res et de la grande crise de 1929 ont entraîné une dou­ble stag­na­tion démo­graphique et économique — le PNB de 1913 ne sera dépassé qu’en 1953 — et un cli­mat malthusien. Les villes détru­ites sont recon­stru­ites, et le nom de cette poli­tique publique est car­ac­téris­tique d’une vision rétro­spec­tive et non prospec­tive, ain­si que d’un urban­isme qui se lim­ite au dessin de formes urbaines. Lorsque cette recon­struc­tion s’achève en 1955, les con­séquences de l’ex­ode rur­al qui s’ac­célère ne sont inter­prétées qu’en ter­mes de pénuries de loge­ment, appelant la fâcheuse réponse des ZUP.

Une grande ambition pour Paris

La prise de con­science de l’im­por­tance de la muta­tion en cours s’opère au début des années 1960. La DATAR créée en 1963 organ­ise la décen­tral­i­sa­tion de l’in­dus­trie. Deux ans après, Paul Delou­vri­er pub­lie son pro­jet de Sché­ma directeur d’amé­nage­ment et d’ur­ban­isme de la région parisi­enne, texte dou­ble­ment nova­teur. À la vision sta­tique de l’ur­ban­isme tra­di­tion­nel, il sub­stitue une analyse prospec­tive débouchant sur plusieurs poli­tiques com­plé­men­taires les unes des autres : les 5 villes nou­velles pour pro­duire à très grande échelle des ter­rains con­structibles, des cen­tres sec­ondaires regroupant équipements publics et privés, dans ces villes nou­velles et dans la ban­lieue, pour faciliter l’ac­cès aux ser­vices, le RER pour réu­ni­fi­er le marché du tra­vail comme le métro l’avait fait à l’échelle plus réduite de la ville du xixe siè­cle et un réseau d’au­toroutes urbaines. Le texte analyse aus­si les con­séquences de la muta­tion qui s’est amor­cée : baby-boom, exode rur­al et urban­i­sa­tion général­isée de la pop­u­la­tion, révo­lu­tion for­di­enne et société de con­som­ma­tion, entrée mas­sive des femmes sur le marché du tra­vail, mon­trant que ces faits vont mul­ti­pli­er les besoins d’équipement. La DATAR réag­it à cette vision très ambitieuse de l’avenir de Paris en lançant la poli­tique des métrop­o­les d’équili­bre, et en les dotant d’équipes d’é­tudes qui pro­poseront la créa­tion de 4 villes nou­velles près de Mar­seille, Lyon, Lille et Rouen.

En Grande-Bre­tagne, la poli­tique mise en œuvre depuis 1945 repo­sait sur une vision dif­férente. La crois­sance périphérique de l’ag­gloméra­tion lon­doni­enne était blo­quée par une cein­ture verte effi­cace­ment pro­tégée. Les investisse­ments publics allaient pri­or­i­taire­ment dans la grande région Sud-Est avec plusieurs villes nou­velles du pre­mier mod­èle, puis l’am­bitieuse réal­i­sa­tion de Mil­ton Keynes, ville nou­velle de 300 000 habi­tants située à mi-chemin de Lon­dres et de Birm­ing­ham et des exten­sions des villes exis­tantes. En effet, il appa­rais­sait que, dans le con­texte de plein-emploi de l’époque, l’ob­jec­tif con­sis­tant à main­tenir un équili­bre entre emploi et pop­u­la­tion à l’échelle de 60 000 habi­tants était irréal­iste en rai­son de la forte mobil­ité des salariés. Les objec­tifs des villes nou­velles de pre­mière généra­tion durent être adap­tés avec prag­ma­tisme, en aug­men­tant leur taille et en amélio­rant leurs rela­tions avec les bassins d’emploi voisins.

Paul Delou­vri­er a ten­té de jus­ti­fi­er son choix pour des villes nou­velles plus grandes et accolées à la ban­lieue exis­tante par deux sortes d’ar­gu­ments. Le pre­mier se traduit par l’ob­jec­tif de créer sur place autant d’emplois qu’il y aurait de per­son­nes actives, mais en lais­sant à ces dernières la pos­si­bil­ité de se plac­er sur le grand marché du tra­vail fran­cilien. Ce pre­mier objec­tif a été atteint et même dépassé dans les villes de l’Ouest, Cer­gy-Pon­toise et Saint-Quentin-en-Yve­lines et approché dans les autres. Le sec­ond argu­ment porte sur l’asser­tion que ” l’ur­ban­i­sa­tion ne fait que des sauts de puces “, argu­ment que l’ex­péri­ence anglaise ne valide nulle­ment comme on le ver­ra plus loin. Je pense per­son­nelle­ment que le choix de sites aus­si proches de Paris résulte en fait du prag­ma­tisme délibéré de Delou­vri­er. Com­pé­tent pour la seule région Île-de-France, il a agi dans ce cadre. Le géo­graphe ne peut que con­stater que, faute de statut munic­i­pal spé­ci­fique et de local­i­sa­tion dis­tincte à l’échelle régionale, l’ap­pel­la­tion de ville nou­velle n’est qu’une fic­tion administrative.

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Le pro­gramme Delou­vri­er a eu de grands mérites qu’il con­vient de rap­pel­er. Comme Hauss­mann l’avait réal­isé avec l’ab­sorp­tion des com­munes lim­itro­phes de Paris, Delou­vri­er a com­pris que, pour rééquili­br­er un marché du loge­ment chronique­ment défici­taire, il était indis­pens­able d’ou­vrir très large­ment le marché fonci­er. Évi­tant l’échec du pseu­do-mod­ernisme des grands ensem­bles très vite con­damnés à la paupéri­sa­tion, il a su pro­mou­voir un urban­isme adap­té au mode de vie des class­es moyennes. En déplaçant la demande solv­able vers ces sites nou­veaux, la hausse des prix immo­biliers dans les quartiers anciens a été con­tenue, et vers 1980, une détente appré­cia­ble des marchés du loge­ment suc­cède à des décen­nies de pénuries chroniques. Enfin, grâce à l’ef­fi­cac­ité de la poli­tique fon­cière préal­able, les villes nou­velles ont été pro­tégées des risques de spécu­la­tion et ont pu récupér­er l’essen­tiel des plus-val­ues d’ur­ban­i­sa­tion pour financer les équipements qu’elles con­stru­i­saient. Au total, son pro­gramme con­stitue une expéri­ence remar­quable­ment réussie pour organ­is­er la crois­sance périphérique d’une grande agglomération.

Les deux métropoles dans leur environnement régional

Où en est-on aujour­d’hui ? La pop­u­la­tion de Lon­dres a légère­ment dimin­ué, sans que son rôle de cap­i­tale finan­cière de l’Eu­rope en ait souf­fert. Bien au con­traire, les cen­tres déci­sion­nels de ce secteur s’y con­cen­trent de plus en plus. Mais l’in­suff­i­sance des finance­ments publics a con­duit à une sit­u­a­tion cri­tique en matière d’équipements, par­ti­c­ulière­ment pour les réseaux de trans­ports en com­mun aujour­d’hui vétustes et peu fiables. Par con­tre, la grande région sud-est de l’An­gleterre a enreg­istré une crois­sance impres­sion­nante. Les pres­tigieuses uni­ver­sités de Cam­bridge et d’Ox­ford ont induit des effets de technopôles spec­tac­u­laires en atti­rant dans les villes voisines cen­tres de recherch­es et indus­tries inno­vantes. Les objec­tifs ini­ti­aux de la poli­tique d’amé­nage­ment du ter­ri­toire ont donc été atteints sans sac­ri­fi­er pour autant le rôle inter­na­tion­al de la capitale.

En France, le con­traste est total. La pop­u­la­tion de l’ag­gloméra­tion parisi­enne est passée de 7 à près de 11 mil­lions d’habi­tants. Les grandes opéra­tions lancées par l’É­tat — La Défense et les villes nou­velles en tête — ont joué le rôle de loco­mo­tives d’un développe­ment tous azimuts. Des investisse­ments publics con­sid­érables ont été con­sen­tis pour dynamiser sans cesse le sur­développe­ment de l’Île-de-France. Les opéra­tions d’ur­ban­isme ne sont à cet égard que la pointe de l’ice­berg. Le RER et l’in­ter­con­nex­ion des lignes de la RATP et de la SNCF, un réseau autorouti­er urbain com­por­tant trois rocades et six grandes radi­ales, une série impres­sion­nante de pro­jets archi­tec­turaux de pres­tige financés par l’É­tat et gre­vant ses charges de fonc­tion­nement, les pro­jets suc­ces­sifs d’ex­po­si­tion uni­verselle et de Jeux olympiques, tous les gou­verne­ments se sont mon­trés d’une rare générosité envers la région cap­i­tale pour accélér­er sa crois­sance. La com­para­i­son des réseaux autoroutiers, qui jouent un rôle impor­tant pour guider les choix de local­i­sa­tion des entre­pris­es, suf­fit à illus­tr­er le con­traste entre les poli­tiques d’amé­nage­ment menées de part et d’autre de la Manche.

Pen­dant ce temps, le grand Bassin parisien s’est enlisé dans la stag­na­tion. Orléans est la seule ville dont le taux de crois­sance démo­graphique ait atteint la moyenne nationale. Les autres ont per­du du ter­rain face aux régions plus loin­taines ; Le Havre, Amiens et Reims ont même per­du de la pop­u­la­tion. Les décen­tral­i­sa­tions indus­trielles vers le bassin avaient créé un flux de créa­tion d’emplois spon­tané entre les deux guer­res et jusqu’en 1965. Cet apport s’est tari dès que les villes nou­velles fran­cili­ennes l’ont con­cur­rencé avec de puis­sants moyens. Ce recul n’é­tait nulle­ment inéluctable. Mais l’É­tat n’a con­sen­ti que de rares aumônes pour stim­uler le développe­ment du grand bassin. Trois opéra­tions — Orléans-la-Source, la ville nou­velle de Val-de-Reuil et l’U­ni­ver­sité tech­nologique de Com­piègne — ont obtenu des résul­tats sig­ni­fi­cat­ifs pour attir­er à 100 km de Paris des indus­tries dynamiques et des cen­tres de recherch­es. Une trans­po­si­tion au moins par­tielle de la méth­ode anglaise aurait donc été pos­si­ble. Mais l’ap­pui poli­tique et financier de l’É­tat a man­qué, dans des régions qui ont subi les pre­mières les effets lénifi­ants de la cen­tral­i­sa­tion et où les villes arrivent dif­fi­cile­ment à dévelop­per l’éven­tail de ser­vices qui classe un pôle région­al, car Paris monop­o­lise ce rôle.

Les derniers travaux de géo­graphes sur l’évo­lu­tion récente des deux cap­i­tales ouvrent une per­spec­tive nou­velle. Par un de ces retourne­ments imprévis­i­bles dont l’His­toire a le secret, ces poli­tiques si forte­ment con­trastées ten­dent depuis une ving­taine d’an­nées vers un mod­èle de région urbaine assez com­pa­ra­ble. À Lon­dres, la dynamique économique actuelle tend à effac­er la coupure de la cein­ture verte en réu­nis­sant la cap­i­tale et sa grande région dans une organ­i­sa­tion moins con­cur­ren­tielle. À Paris, l’ar­rêt pro­gres­sif des villes nou­velles fran­cili­ennes a pour effet de réduire la pro­duc­tion fon­cière, ce qui con­stitue l’une des caus­es de la flam­bée actuelle des prix fonciers immo­biliers. La con­struc­tion de maisons uni­fa­mil­iales se reporte au-delà de la lim­ite de l’Île-de-France pour trou­ver des ter­rains à des prix abor­d­ables. Insi­dieuse­ment, Paris com­mence à for­mer là une troisième couronne de ban­lieue où sont rejetés ménages et activ­ités trop peu solv­ables ou renta­bles pour jouer dans la cour des grands. Dans les deux cas, l’échelle inter­ré­gionale devient celle des marchés du loge­ment et du bassin d’emploi, et les deux métrop­o­les adoptent à leur échelle le mod­èle de l’aire urbaine dis­ten­due dans un vaste espace.

Les racines du centralisme français

Com­ment expli­quer les raisons du sur­développe­ment parisien ? Pour avoir dirigé per­son­nelle­ment le lance­ment de la ville nou­velle de Val-de-Reuil, puis l’opéra­tion de La Défense à l’heure du con­cours inter­na­tion­al d’ar­chi­tec­ture auquel nous devons la Grande Arche, je peux témoign­er d’un des aspects orig­in­aux du cen­tral­isme de notre pays. Comme directeur général de l’EPAD, j’ai vu les portes du micro­cosme parisien s’ou­vrir grandes pour con­tribuer au bon aboutisse­ment de ces pro­jets ambitieux. Le respon­s­able de l’opéra­tion provin­ciale n’a con­nu que la soli­tude du coureur de fond, passé un bref moment d’in­térêt pour son pro­jet de ville pilote pour la préven­tion des nui­sances urbaines, une réflex­ion sur le développe­ment durable avant la lettre.

Ce micro­cosme, tel que l’a bap­tisé Ray­mond Barre, con­stitue une struc­ture soci­ologique très par­ti­c­ulière. Dans les autres pays dévelop­pés, les élites poli­tiques, admin­is­tra­tives, économiques et cul­turelles for­ment des ensem­bles dis­tincts. La France n’a qu’une seule strate sociale éli­taire, mas­sive­ment issue des trois super Grandes Écoles bien con­nues des lecteurs de la revue. Une fois obtenu le tick­et d’ad­mis­sion au sein de ce micro­cosme, cha­cun peut pass­er aisé­ment d’un champ d’ac­tiv­ité à un autre, et même cumuler les rôles. Pour se faire con­naître et se val­oris­er à l’in­térieur du micro­cosme, rien n’est plus effi­cace que de pro­mou­voir un grand pro­jet : opéra­tion d’ur­ban­isme, stade, bib­lio­thèque, opéra ou Jeux olympiques, peu importe pourvu que ce soit plus gros, plus cher et plus médi­a­tique que les pro­jets des con­cur­rents et surtout que ce soit local­isé dans la cap­i­tale ou à ses portes. Même les grands patrons du secteur privé, majori­taire­ment issus de la voie royale, jouent volon­tiers à ce jeu quand il s’ag­it de créer une fon­da­tion d’art mod­erne ou d’ap­puy­er la can­di­da­ture aux Jeux de 2012. Le car­ac­tère qua­si monar­chique des insti­tu­tions de la ve République ren­force encore la ten­dance ; François Mit­ter­rand l’a même portée à un parox­ysme sans guère se souci­er des effets d’embourgeoisement découlant de ses réal­i­sa­tions. Rares sont les chefs d’É­tat qui, comme Napoléon III ou le général de Gaulle, ont pen­sé et agi en urban­istes de leur cap­i­tale. La plu­part se con­tentent de jouer le jeu du micro­cosme en choi­sis­sant quel mon­u­ment portera leur nom.

Dans ce con­texte, la cen­tral­i­sa­tion urbaine à la française a encore un bel avenir devant elle, les résul­tats du récent recense­ment de pop­u­la­tion le con­fir­ment. En chiffres abso­lus, et sans tenir compte de l’ex­ten­sion du sys­tème urbain parisien dans les régions voisines, la pop­u­la­tion fran­cili­enne aug­mente plus vite que celle de toutes les autres régions. Mais surtout, la région cap­i­tale attire les jeunes act­ifs, tan­dis que ses retraités la quit­tent en nom­bre vers des cieux plus clé­ments. La pop­u­la­tion totale compte peu ; accueil­lir des retraités ou des chômeurs n’ac­croît guère le poten­tiel économique d’une ville. L’essen­tiel, de ce point de vue, réside dans l’im­por­tance et la diver­sité des fonc­tions urbaines. Avec 400 000 habi­tants (avec sa ban­lieue française), Genève est incon­testable­ment une ville internationale.

Main­tenir et ren­forcer le rôle inter­na­tion­al de Paris est un objec­tif pleine­ment val­able. Mais les exem­ples de Lon­dres et de Genève mon­trent que la stratégie gag­nante dans ce domaine ne passe pas néces­saire­ment par l’or­gan­i­sa­tion méthodique de la crois­sance démo­graphique. Pour com­pren­dre la forme et l’or­gan­i­sa­tion d’une ville, on ne peut se con­tenter d’analyser les don­nées actuelles. Toute ville est avant tout un pro­duit de sa pro­pre his­toire, de l’en­chaîne­ment au cours des siè­cles de quelques grandes déci­sions publiques et du flux inces­sant de mul­ti­ples déci­sions privées. L’hy­per­tro­phie de Paris et son corol­laire, l’af­faib­lisse­ment des régions proches résul­tent à cet égard d’une cen­tral­i­sa­tion poli­tique méthodique entre­prise dès les Val­ois et pour­suiv­ie ensuite par tous les régimes. Les villes et les provinces périphériques, rat­tachées plus tar­di­ve­ment, com­men­cent à desser­rer cet étau pour pren­dre leur des­tin en mains. Dans le Bassin parisien, les étapes des décen­tral­i­sa­tions récentes n’ont pas per­mis d’in­fléchir le mod­èle de crois­sance déséquili­brée où le sys­tème urbain cen­tral se développe au détri­ment des périphéries, et le rôle spé­ci­fique du micro­cosme rend bien peu prob­a­ble un change­ment de stratégie spatiale. 

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