Les métiers ont-ils un sexe ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°751 Janvier 2020

Sci­ences Paris­Tech au féminin a organ­isé un événe­ment le lun­di 14 octo­bre, cen­tré autour de deux con­férences, por­tant sur les stéréo­types liés au sexe en neu­ro­sciences et dans la vie pro­fes­sion­nelle, dont l’intitulé était : « Le cerveau a‑t-il un sexe ? Les métiers ont-ils un sexe ? » Les con­féren­cières étaient Cather­ine Vidal, neu­ro­bi­ol­o­giste, direc­trice de recherche hon­o­raire à l’Institut Pas­teur et mem­bre du comité d’éthique de l’Inserm, core­spon­s­able du groupe « Genre et recherch­es en san­té » ; et Françoise Vouil­lot, psy­cho­logue de l’orientation, ex-maîtresse de con­férences au Cnam et anci­enne prési­dente de la com­mis­sion « Lutte con­tre les stéréo­types et rôles de sexe » du Haut Con­seil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Cet arti­cle vise à résumer briève­ment les deux con­férences et leurs prin­ci­pales conclusions.

Une majorité de la pop­u­la­tion (54 % des femmes et 57 % des hommes, d’après un sondage effec­tué en 2011) pense que les dif­férences d’aptitudes et de com­porte­ment entre les hommes et les femmes s’expliquent par des raisons biologiques et non par des fac­teurs cul­turels et soci­aux. Ces théories sont nées au XIXe siè­cle des pre­mières études anatomiques sur l’encéphale, mon­trant des dif­férences de masse et de vol­ume entre les hommes (1,350 kg) et les femmes (1,200 kg). Ces obser­va­tions ont longtemps été util­isées pour jus­ti­fi­er la pré­ten­due inféri­or­ité intel­lectuelle des femmes face aux hommes.

Choix des filles et des garçons des spé­cial­ités en TS

Plasticité cérébrale et environnement social

Depuis, ces thès­es ont été large­ment démen­ties : la taille du cerveau n’est pas un fac­teur per­ti­nent, les femmes et les hommes ont les mêmes capac­ités cog­ni­tives. Les tech­niques d’imagerie cérébrale ont per­mis de mon­tr­er que tous les êtres humains ont des cerveaux dif­férents indépen­dam­ment de leur sexe. Cela s’explique par le fait que le cerveau se con­stru­it et évolue tout au long de la vie en fonc­tion des appren­tis­sages et des expéri­ences : c’est la plas­tic­ité cérébrale. Il en résulte que les dif­férences cérébrales entre les per­son­nes d’un même sexe sont si impor­tantes qu’elles l’emportent sur les dif­férences entre les sex­es. Les inter­ac­tions avec l’environnement famil­ial, social et cul­turel jouent un rôle majeur dans la fab­ri­ca­tion des con­nex­ions entre les neu­rones et le développe­ment de nos per­son­nal­ités, de nos apti­tudes cog­ni­tives et de nos com­porte­ments. Si les filles et les garçons ne font pas les mêmes choix dans l’orientation sco­laire et pro­fes­sion­nelle, ce n’est pas à cause des car­ac­téris­tiques innées de leurs cerveaux.


Le concept de genre :

Le genre est un con­cept ou notion util­isé pour désign­er les dif­férences non biologiques (sociales, cul­turelles et/ou économiques) entre les femmes et les hommes. Ce con­cept est né dans les années 1950 des recherch­es d’endocrinologues et psy­chi­a­tres qui tra­vail­laient avec des enfants inter­sex­es (nés avec des car­ac­téris­tiques sex­uelles qui ne cor­re­spon­dent pas aux déf­i­ni­tions typ­iques de « mâle » et « femelle », déf­i­ni­tion d’après l’ONU) ; ces recherch­es ont servi à démon­tr­er que sexe biologique et iden­tité sex­uée (c’est-à-dire se sen­tir homme ou femme) ne sont pas intrin­sèque­ment liés et peu­vent être indépendants.

C’est dans les années 70 que ce terme est entré dans les sci­ences sociales, même si, dans les années 30, des anthro­po­logues (cf. travaux de Mar­garet Mead) avaient déjà con­staté que ce qui est con­sid­éré mas­culin ou féminin varie d’une cul­ture à l’autre et donc est très majori­taire­ment con­stru­it sociale­ment. Dans les sci­ences sociales, c’est un out­il d’analyse réel dont l’utilisation est très répan­due. Il est aus­si intro­duit dans la recherche médi­cale et dans la biologie.


% de filles dans les enseigne­ments de spé­cial­ité en ter­mi­nale S

Parité en panne

Néan­moins, force est de con­stater que de grandes dif­férences exis­tent dans ces ori­en­ta­tions. Actuelle­ment seule­ment 17 % des métiers sont mixtes : les hommes déser­tent les métiers de la san­té et de l’éducation de la petite enfance, tan­dis que les femmes sont peu présentes dans les pro­fes­sions tech­niques et sci­en­tifiques. Selon un doc­u­ment du min­istère de l’Éducation nationale, cette divi­sion sex­uée du tra­vail est essen­tielle­ment générée par l’école. Par exem­ple, les femmes sont minori­taires dans les for­ma­tions tech­niques et sci­en­tifiques (le pour­cent­age de femmes en CPGE sci­en­tifiques est aux alen­tours de 30 % depuis des années).

Cette sit­u­a­tion est le résul­tat du sys­tème de genre (ensem­ble de normes hiérar­chisées de masculinité/féminité définis­sant le mas­culin et le féminin), c’est-à-dire des rôles de sexe. Le pre­mier fac­teur expli­quant les dif­férences d’orientation est l’éducation famil­iale : par exem­ple, les attentes parentales, qui sont générale­ment dif­férentes envers les filles et les garçons, ou les jou­ets sex­ués (les poupées « pour filles » ou les jeux de con­struc­tion « pour garçons ») qui dévelop­pent, à tra­vers la plas­tic­ité cérébrale, des com­pé­tences dif­férentes (respec­tive­ment, des com­pé­tences sociales ou liées à la vision dans l’espace). À cela s’ajoute la social­i­sa­tion sco­laire où, entre autres, les inter­ac­tions pro­fesseurs-élèves sont mar­quées par le genre : les enseignants ont ten­dance à val­oris­er le tra­vail et le sérieux des filles face au manque d’effort et au tal­ent des garçons. Les procé­dures d’orientation ne cor­ri­gent pas les proces­sus d’autosélection : ain­si, à notes égales dans les matières sci­en­tifiques (surtout pour des moyennes allant de 10 à 13), les filles auront moins ten­dance à for­muler un vœu pour la pre­mière S.

Prob­a­bil­ité de for­mu­la­tion d’un vœu défini­tif S au 3e trimestre

Orientations orientées

Par ailleurs, les choix d’orientation revê­tent un enjeu iden­ti­taire impor­tant. Ils procè­dent d’une bonne con­gru­ence entre l’image de soi et l’image des per­son­nes types dans les for­ma­tions ou pro­fes­sions, l’une et l’autre sont sex­uées. Si une per­son­ne est minori­taire dans son milieu pro­fes­sion­nel, elle peut crain­dre de con­firmer par ses per­for­mances les stéréo­types négat­ifs de son groupe et dévelop­per un sen­ti­ment d’imposture la ren­dant moins effi­cace. Une stratégie qui est habituelle­ment dévelop­pée par ces per­son­nes est celle de faire plus que demandé et de se sur­in­ve­stir dans ses activ­ités afin de démen­tir tout stéréotype.

Le désir et le besoin de recon­nais­sance mutuelle assu­jet­tis­sent les indi­vidus au genre et étayent la dif­féren­ci­a­tion sex­uée des choix d’orientation qui ser­vent de preuve d’une iden­tité sex­uée con­forme, c’est-à-dire qu’en général une per­son­ne souhaite con­firmer, par les dif­férents choix qu’elle effectue au cours de sa vie (dont la pro­fes­sion et l’éducation), qu’elle est une « vraie » femme ou un « vrai » homme, donc répon­dant aux car­ac­téris­tiques que l’on asso­cie tra­di­tion­nelle­ment à cha­cun des sexes.

Pour­cent­age de jeunes filles en CPGE sci­en­tifiques (1re et 2e années) à la ren­trée scolaire

Pour plus d’égalité

En con­clu­sion, les ori­en­ta­tions pro­fes­sion­nelles des hommes et des femmes ne sont pas déter­minées par l’inné mais se con­stru­isent au sein d’un sys­tème de normes sociales, de poli­tiques éduca­tives et d’orientation qu’il est néces­saire de mod­i­fi­er si l’on veut attein­dre une plus grande mix­ité dans le monde de l’éducation et dans le monde pro­fes­sion­nel pour pro­gress­er vers l’égalité effec­tive entre les femmes et les hommes. 

Extraits de la présen­ta­tion de F. Vouillot


Bib­li­ogra­phie associée :

Sondage online effec­tué en 2011 par Medi­aprism et Lab­o­ra­toire pour l’Égalité, résul­tats issus d’un échan­til­lon de 3325 répon­dants, http://www.laboratoiredelegalite.org/wp-content/uploads/2016/05/Enquete_Mediaprism- Laboratoire_de_l_egalite_Stereotypes_Novembre_2011.pdf

Filles et garçons, sur le chemin de l’égalité, de l’école à l’enseignement supérieur, édi­tion 2019 (rap­port du Min­istère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse basé sur des don­nées sta­tis­tiques de 2017) https://cache.media.education.gouv.fr/file/2019/73/2/depp-2019-filles-et-garcons_1089732.pdf

Notes d’information rel­a­tives aux étu­di­ants en class­es pré­para­toires à la ren­trée (doc­u­ment du Min­istère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche) :

Rodrigue Ozenne, Françoise Vouil­lot (2015) « Divi­sion sex­uée de l’orientation et procé­dures d’orientation, les deman­des d’accès des filles et des garçons à la 1ère S » in « Iné­gal­ités entre sex­es dans la famille, à l’école et au tra­vail : approches com­parées », Revue française d’éducation com­parée n°13, L’Harmattan

DESERT M. (2004) Les effets de la men­ace du stéréo­type et du statut minori­taire dans un groupe. Revue Diversité-École-Intégration.

DESERT M. et al (2002) la men­ace du stéréo­type : une inter­ac­tion entre sit­u­a­tion et iden­tité. L’an­née psy­chologique ‚102–3.

VOUILLOT. F. (2002) Con­struc­tion et affir­ma­tion de l’identité sex­uée et sex­uelle : élé­ments d’analyse de la divi­sion sex­uée de l’orientation. L’Orientation Sco­laire et Pro­fes­sion­nelle, n° spé­cial, vol 31, n°4

MARRO. C. (2003) Se qual­i­fi­er de « fille fémi­nine » ou de « garçon mas­culin » à l’adolescence. Pra­tiques Psy­chologiques,3.

ROUYER V. (2007) La con­struc­tion de l’identité sex­uée. A Col­in

VOUILLOT, F (2016) La mix­ité des for­ma­tions et des métiers demeure encore un objec­tif ! Revue Skhole.fr.

Arti­cle du jour­nal Le Figaro sur les iné­gal­ités salar­i­ales entre femmes et hommes, basé sur des don­nées de l’Insee : https://www.lefigaro.fr/social/2019/03/04/20011–20190304ARTFIG00188-les-3-chiffres-de-l-inegalite-salariale-entre-les-hommes-et-les-femmes.php

BERENI, L., CHAUVIN.S., JAUNAIT.A., REVILLARD.A. (2008, 2012) Intro­duc­tion aux gen­der stud­ies. Manuel des études sur le genre. De Boeck

PEYRE. E. ; WIELS. J. (2015) (s/ la dir) Mon corps a‑t-il un sexe ? Sur le genre, dia­logues entre biolo­gies et sci­ences. La Découverte

HERITIER. F. (s/la dir.) (2005) Hommes, femmes, la con­struc­tion de la dif­férence. Ed. Le Pommier

CLAIR. I. (2012) Soci­olo­gie du genre. Col Soci­olo­gies con­tem­po­raines. A. Colin

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