Yazid Kherfi

L’envers du décor : Dans les quartiers sensibles, agir autrement face à la violence

Dossier : ExpressionsMagazine N°652 Février 2010
Par Jacques DENANTES (49)
Cet article rend compte d’une confé­rence que Yazid Kher­fi a don­née le 10 décembre 2009 à l’É­cole des mines, sous l’é­gide de l’É­cole de Paris du mana­ge­ment. Le confé­ren­cier est expert en pré­ven­tion urbaine. Il inter­vient dans la for­ma­tion conti­nue des poli­ciers, des magis­trats, des per­son­nels muni­ci­paux, des tra­vailleurs sociaux et des sur­veillants de pri­son. Il est éga­le­ment char­gé de cours au Dépar­te­ment de sciences de l’é­du­ca­tion de l’u­ni­ver­si­té Paris-X- Nanterre. 

Yazid Kher­fi se pré­sente comme un expert en pré­ven­tion urbaine. Cette exper­tise recon­nue lui vient de son his­toire. Issu de l’im­mi­gra­tion – son père est kabyle – il naît à Triel en 1958. Quelques années après sa famille s’ins­talle dans le quar­tier du Val-Four­ré à Mantes-la-Jolie. Là, il par­court tous les stades de la mar­gi­na­li­sa­tion que tra­versent un cer­tain nombre de jeunes en ban­lieue, quand ils échappent au contrôle de leurs familles : échec sco­laire, petite délin­quance, maraude en bande orga­ni­sée, vol de voi­ture, pri­son, réci­dive, retour en pri­son, nou­velle réci­dive et fuite en Algé­rie. Astreint à y faire son ser­vice mili­taire, il devient officier. 

Mais se per­ce­vant tou­jours en immi­gré et ne sup­por­tant pas de vivre hors de France, il rentre et se fait attra­per quelques mois plus tard. Ayant effec­tué sa peine, il est mena­cé d’ex­pul­sion, mais sa famille mobi­lise le témoi­gnage du maire de Mantes, ce qui lui vaut une année pro­ba­toire au cours de laquelle il amorce sa reconversion. 

La violence comme mode d’expression

Yazid Kher­fi ne cherche pas à s’é­tendre sur son his­toire, disant sim­ple­ment que sa connais­sance des pro­blèmes des quar­tiers sen­sibles résulte du fait qu’il y a vécu la vie d’un jeune dans toutes ses dimen­sions de refus et de délin­quance, ce qui l’a conduit à pas­ser, en plu­sieurs séjours, cinq années en prison. 

Il voit dans la vio­lence un signe de bonne santé 

Il en parle de façon très objec­tive, comme un pro­fes­seur de mana­ge­ment ana­ly­sant son expé­rience de la vie en entre­prise. Il observe qu’a­vec la concen­tra­tion des familles pauvres d’o­ri­gine immi­grée, les quar­tiers sen­sibles vivent une véri­table ségré­ga­tion sociale que le sys­tème sco­laire n’ar­rive pas à prendre en compte. Il en résulte un taux éle­vé d’é­chec sco­laire et de grandes dif­fi­cul­tés pour les jeunes à entrer sur le mar­ché du travail. 

Dans un tel contexte, il voit dans la vio­lence un signe de bonne san­té, car elle est le seul moyen qu’ils ont de se faire entendre. Quel que soit le par­ti au pou­voir, il faut en effet déclen­cher une crise pour être remar­qué et obte­nir autre chose que des dis­cours. Ces jeunes ne refusent pas la socié­té, ils reven­diquent seule­ment d’en faire partie. 

Des décisions loin du terrain

Situa­tions aberrantes
L’é­loi­gne­ment des centres de déci­sion conduit à des situa­tions aber­rantes : poli­ciers astreints par des objec­tifs quan­ti­ta­tifs de répres­sion, chefs d’é­ta­blis­se­ments sco­laires dési­gnés à l’an­cien­ne­té et sans leur mot à dire sur le choix des ensei­gnants, ensei­gnants affec­tés là parce que, débu­tants, ils n’ont pas d’autre choix, et qui fuient aus­si­tôt qu’ils en ont la pos­si­bi­li­té, tra­vailleurs sociaux dont le ser­vice se ter­mine à l’heure où les jeunes auraient eu besoin d’eux. 

Les jeunes n’ar­rivent pas à se faire entendre car tout ce qui concerne la vie dans ces quar­tiers est défi­ni et déci­dé à des niveaux très éloi­gnés du ter­rain, par des gens qui n’ont aucune appré­hen­sion directe de ce qui s’y passe. Ceux qui vivent au contact des habi­tants, poli­ciers, ensei­gnants, tra­vailleurs sociaux sont lar­ge­ment démo­ti­vés par le fait qu’ils n’ont, eux non plus, pas voix au cha­pitre. Tout cela génère un sen­ti­ment d’im­puis­sance qui ne peut qu’in­ci­ter les jeunes à cher­cher hors la loi des compensations. 

Pour­tant Yazid Kher­fi s’en est sor­ti. Il mani­feste un peu d’é­mo­tion en par­lant de ceux qui l’ont aidé : ses frères et sœurs qui ne l’ont pas aban­don­né aux pires moments de son errance, le maire de Mantes qui a témoi­gné pour lui, le direc­teur de la mis­sion locale de Mantes qui l’a écouté… 

Ses frères et sœurs ne l’ont pas aban­don­né aux pires moments 

Durant sa der­nière incar­cé­ra­tion au centre de déten­tion de Lian­court dans l’Oise, il a pas­sé deux CAP, et il a ensuite pour­sui­vi des études jus­qu’à une licence en sciences de l’é­du­ca­tion pas­sée à Paris‑X – Nan­terre en 1998, puis, en 2002, il a obte­nu un DESS en ingé­nie­rie de la sécu­ri­té à l’Ins­ti­tut des hautes études de la Sécu­ri­té inté­rieure (IHESI) asso­cié à Paris‑V.

Une approche d’ethnologue

Le confé­ren­cier ne renie rien de sa vie et son regard sur les quar­tiers sen­sibles est celui d’un ethnologue. 

Une image détournée
L’i­mage de ghet­to sou­vent asso­ciée à cer­tains quar­tiers est uti­li­sée par les élus d’une cer­taine manière car, plus on parle de la vio­lence, de la délin­quance et de la toxi­co­ma­nie dans ces quar­tiers, plus ils peuvent pré­tendre à des aides finan­cières qui leur échappent si les choses vont bien. 

Pour les jeunes de ces quar­tiers, la vio­lence est un moyen d’exis­ter et le fran­chis­se­ment de la fron­tière qui sépare les hon­nêtes gens des délin­quants n’est pas un jeu tel­le­ment dan­ge­reux, dans la mesure où la plu­part des délits sont clas­sés sans suite. Comme tout le monde, ils ont besoin de consi­dé­ra­tion et cette consi­dé­ra­tion, ils la trouvent dans les bandes, puis dans le milieu car­cé­ral. Mais pour la gar­der dans de tels envi­ron­ne­ments, il faut prou­ver qu’on le mérite, ce qui ren­force leur exclu­sion du milieu des hon­nêtes gens et aus­si l’i­mage de ghet­to de leur quartier. 

C’est le regard de gens hon­nêtes et leur mobi­li­sa­tion en sa faveur, au moment où il ris­quait l’ex­pul­sion, qui a fait bas­cu­ler Yazid Kher­fi vers un enga­ge­ment mili­tant. Il s’est alors don­né pour tâche de contrer ces enchaî­ne­ments per­vers, en créant des espaces et des temps de dia­logue, où les jeunes puissent ren­con­trer, sans peur ni d’un côté, ni de l’autre, des poli­ciers, des ensei­gnants, des tra­vailleurs sociaux, des gar­diens d’immeuble… 

Tous les jeunes recherchent la sécu­ri­té, la recon­nais­sance et l’amour 

À ces ren­contres, il donne pour objec­tifs de for­mu­ler des diag­nos­tics et d’é­la­bo­rer des pro­po­si­tions à sou­mettre aux auto­ri­tés locales. Car dans ces quar­tiers, insiste Yazid Kher­fi, il se passe aus­si d’autres choses que la vio­lence et la délin­quance, et ce qu’y recherchent pro­fon­dé­ment tous les jeunes c’est la sécu­ri­té, la recon­nais­sance et l’amour. 

Il a décrit en 2000 son aven­ture dans un livre inti­tu­lé Repris de jus­tesse, réédi­té en 2003, où il évoque le plai­sir qu’au temps de sa dérive il a trou­vé dans la vio­lence et dans la délin­quance. Ce plai­sir doit évi­dem­ment nous inquié­ter : si des solu­tions sont trou­vées qui amé­liorent l’é­du­ca­tion et la socia­li­sa­tion des jeunes de ces quar­tiers, seront-elles suf­fi­santes pour le faire oublier ? 

Une bou­teille à la mer
Yazid Kher­fi et la socio­logue Véro­nique Le Goa­ziou ont publié Repris de jus­tesse, livre qui retrace le par­cours de Yazid Kher­fi. Dans la pré­face, le psy­cho­logue Charles Rojz­man, fon­da­teur de la » Thé­ra­pie sociale « , écrit : » Ce livre est une bou­teille à la mer. Il contient un mes­sage : Je ne suis pas com­plè­te­ment bon, je ne suis pas com­plè­te­ment mau­vais. Voi­ci ma vie, telle que je l’ai vécue, à par­tir de ce que j’ai reçu, en bien et en mal. Je n’ai pas renon­cé à vous ren­con­trer. Ce livre en est la preuve. » 

Jacques Gallois (45) Expert et militant

Nous appre­nons avec tris­tesse le décès de Jacques Gal­lois (45), créa­teur, en novembre 2001, de la rubrique « Forum social – L’envers du décor » qui n’a, depuis, jamais quit­té les colonnes de La Jaune et la Rouge. Jacques Gal­lois avait aupa­ra­vant orga­ni­sé à l’École poly­tech­nique, en juin 1998, un col­loque sur l’exclusion, avec des élèves qui avaient effec­tué un ser­vice civil dans la police, l’Éducation natio­nale, des pri­sons, des quar­tiers défa­vo­ri­sés ou Emmaüs. Leurs témoi­gnages ont été publiés en octobre 1998 dans un numé­ro spé­cial de La Jaune et la Rouge. Un recueil des articles de la rubrique, publiés entre novembre 2001 et avril 2008, a fait l’objet d’une édi­tion spé­ciale à l’occasion de l’Assemblée géné­rale de l’AX de juin 2008. Voir éga­le­ment la rubrique Focus consa­crée à l’équipe du Forum social dans le numé­ro 643 de mars 2009, pages 76 à 79. 

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